mercredi 25 janvier 2012

Pourquoi je ne suis pas Musulman de Ibn Waraq 2eme partie

2eme partie
ADAM ET L'ÉVOLUTION, LA CRÉATION ET LA COSMOLOGIE
MODERNE
Beaucoup de musulmans ne se sont pas encore faits à l'idée de
l'évolution... L'histoire d'Adam et d'Eve... n'a pas sa place dans un
récit scientifique sur l'origine de la race humaine.
W A T T 7 1
Le Coran donne un récit confus de la création et pose de grands problèmes
aux commentateurs :
Nous avons créé en six jours les deux, la terre et ce qui se trouve entre
les deux, sans éprouver aucune fatigue, (sourate L.38)
Dis : « Serez-vous incrédules envers Celui qui a créé la terre en deux
jours? Lui donnerez-vous des égaux? C'est Lui, le Seigneur des mondes! »
Il a fixé sur la terre des montagnes comme des piliers. Il l'a bénie. Il y a
réparti, en quatre jours exactement, des nourritures pour ceux qui en
demandent. Il S'est ensuite tourné vers le ciel qui était une fumée, et lui a
dit, ainsi qu'à la terre : "Venez, tous deux, de gré ou de force!" Ils dirent :
"Nous venons, obéissants!" Il a établi sept cieux en deux jours. Il a révélé à
chaque ciel tout ce qui le concerne. Nous avons décoré le ciel le plus proche
de luminaires et de gardiens : tel est le décret du Tout-Puissant, de Celui
qui sait! » (sourate XL1.9-12)
Deux jours pour la terre, quatre jours pour la nourriture et deux jours
pour les sept cieux font huit jours (sourate XLI), alors qu'il est dit dans la
sourate I que la création prit six jours. Il n'appartient pas aux commentateurs
d'utiliser quelque tour de passe-passe pour résoudre cette contradiction.
Le ciel, la terre et les créatures qui les habitent sont les preuves de l'existence
de Dieu et de Sa puissance72. Tout, et l'homme en particulier, ne fut
pas créé par frivolité (sourate XXI.16). Les hommes et les djinns ont reçu
la mission spéciale de vénérer Dieu et bien que le privilège de l'obéissance
à la loi de Dieu fût d'abord offert « aux cieux, à la terre et aux montagnes »,
ce fut l'homme qui le reçut après qu'ils l'aient refusé (sourate XXXIII.72).
Que pouvons-nous faire de cette étrange doctrine?
Les cieux, la terre et les montagnes sont personnifiés et, qui plus est, ils
ont la témérité de désobéir à Dieu! Un Dieu omnipotent crée le cosmos, lui
demande ensuite de Lui accorder sa confiance ou d'accepter la foi, et Sa propre
création refuse d'assumer ce fardeau.
La création fut par le verbe d'Allah, « sois », car toute chose est par Son
décret. Avant la création, Son trône flottait au-dessus des eaux primitives et
la terre et les cieux ne formaient qu'une seule masse. Allah les sépara, les
cieux furent bâtis et déployés comme un toit protecteur, absolument étanche,
qu'il éleva au-dessus de la terre sans le soutien d'aucun pilier, cependant
71. Watt, (9), pp. 134-135.
72. Levy, pp. 2-4.
176 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
que la terre fut déployée et que des montagnes furent disséminées à sa surface
comme des ancres solides pour prévenir qu'elle ne bougeât avec les créatures
vivantes qu'elle porte, car le monde est composé de sept terres. Les
deux mers furent aussi placées l'une contre l'autre, celle qui est salée et l'autre
qui est douce, mais séparées par une barrière de sorte qu'elles ne puissent se
mélanger73.
La Terre fut créée en premier, puis les Cieux. La Lune reçut sa propre
lumière (sourate X.5) et ses phases furent « ordonnées pour qu'elles changent
comme un vieux palmier courbé, pour que les hommes connussent le
nombre des années et le calcul du temps74 ».
Quant à Adam, « Nous avons créé l'homme d'argile fine, puis Nous en
avons fait une goutte de sperme contenue dans un réceptacle solide; puis,
de cette goutte, Nous avons fait un caillot de sang, puis, de cette masse,
Nous avons créé des os; Nous avons revêtu les os de chair, produisant ainsi
une autre création. — Béni soit Dieu, le meilleur des créateurs! » (sourate
XXIII.12)
Un autre récit nous dit que l'homme fut créé à partir de sperme (« une
eau vile » sourate LXXVII.20), alors qu'une troisième version dit que toute
chose vivante fut créée à partir de l'eau primitive comme le reste de l'univers
(sourates XXI.30, XXIV.45, XXV.54). Les animaux furent expressément
créés pour servir l'humanité; les hommes sont les maîtres des animaux :
« Ne voient-ils pas que Nous avons créé pour eux, parmi les oeuvres sorties
de nos mains, des troupeaux dont ils se sont rendus maîtres? Nous les leur
avons soumis : certains d'entre eux leur servent de montures et d'autres de
nourriture. Ils en retirent des produits utiles et des breuvages. » (sourate
XXXVI.71-73)
Les djinns furent créés à partir du feu, avant que l'homme ne soit créé
de l'argile. Ils vivent sur terre avec les hommes.
Là où les musulmans ne sont nullement gênés par les contradictions flagrantes,
un lecteur moderne, ayant une certaine culture, ne daignera même
pas chercher des vérités scientifiques dans les précédents récits, pour le
moins vagues et confus. Naturellement, c'est précisément ce flou qui permet
de tirer tout ce que l'on veut de ces mythes, de ces légendes et de ces superstitions.
De fait, nombreux sont les musulmans qui croient que tout le savoir
est contenu dans le Coran ou les traditions. Comme le dit Ibn Hazm,
« n'importe quel fait qui peut être prouvé par le raisonnement est clairement
exposé dans le Coran ou dans les paroles du Prophète ». Chaque fois qu'il y
a une nouvelle découverte scientifique dans le domaine de la physique, de
la chimie ou de la biologie, les musulmans se ruent sur le Coran afin de
prouver que la découverte en question s'y trouvait déjà. Tout, depuis l'électricité
jusqu'à la théorie de la relativité75. Ces musulmans donnent l'exemple
73. Levy, pp. 2-5.
74. Levy, ibid.
LE CORAN 177
de l'origine aquatique de la vie que l'on trouve dans la sourate XXI.30, et
l'idée communément admise en biologie que la vie commença, pour citer
Darwin, dans une petite mare chaude. Parmi les autres découvertes scientifiques
que le Coran aurait anticipées, on note la fertilisation des plantes par
le vent (sourate XV.22) et le mode de vie des abeilles (sourate XVI.69).
Quand ils entendront l'hypothèse formulée par le chimiste A. G. Cairns-
Smith de Glasgow, pour qui la réponse à l'énigme de l'origine de la vie pourrait
se trouver dans de l'argile ordinaire, ces apologistes musulmans exulteront
de triomphe en rappelant que pour le Coran, Adam fut créé de
l'argile76.
Puisque les musulmans interprètent le Coran au premier degré, je suis
donc obligé de montrer en quoi il ne s'accorde pas avec les théories modernes
de l'univers et de la vie sur Terre. Le récit du Coran est en lui-même
plein de contradictions et d'absurdités. Premièrement, Allah n'a qu'à dire
« sois » pour que Sa volonté soit faite, mais il faut cependant six jours au
Tout-Puissant pour créer les cieux. Deuxièmement, comment aurait-il pu
y avoir des jours avant la création de la Terre et du Soleil, puisqu'un jour
n'est que le temps qu'il faut à la Terre pour accomplir une révolution autour
de son axe? Troisièmement, on nous dit qu'avant la création, le trône de
Dieu flottait au-dessus des eaux. Et d'où ces eaux provenaient-elles avant la
création? L'idée que Dieu aurait pu avoir un trône est ridiculement
anthropomorphique; elle n'en est pas moins acceptée au pied de la lettre par
les orthodoxes. Quatrièmement, il existe plusieurs récits différents de la
création d'Adam. Enfin, Allah créa la Lune et ses phases pour que l'homme
connût le nombre des jours (sourate X.5). Ceci est une conception plutôt
primitive des Arabes, puisque toutes les civilisations avancées, babyloniennes,
égyptiennes, perses, chinoises et grecques, utilisaient l'année solaire
pour le calcul du temps.
Maintenant voyons comment la science moderne décrit les origines de
l'univers.
En 1929, Edwin Hubble découvrit que les galaxies lointaines s'éloignaient
de la Terre. La loi de Hubble établit que la vitesse de récession V
d'une galaxie est proportionnelle à sa distance R de la Terre par l'équation :
V = HoR, ou Ho est la constante de Hubble. En résumé, la loi d'Hubble
nous dit que l'univers est en expansion. Kaufmann77 note que « l'univers est
en expansion depuis des milliards d'années, de telle sorte qu'il a dû y avoir
une période dans le passé où toute la matière de l'univers était concentrée
dans un état de densité parfaite. Une explosion colossale a probablement
amorcé le processus d'expansion de l'univers. Cette explosion, désormais
75. Ascha,p. 14.
76. Dawkins, pp. 148-165.
77. Kauffmann, pp. 110-116.
178 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
connue sous le nom de Big Bang, marque la création de l'univers. » L'âge
de l'univers est estimé entre 15 et 20 milliards d'années.
Avant ce que l'on appelle la période de Planck (approximativement 10
secondes après le Big Bang), l'univers était si dense que les lois de la physique,
telles que nous les connaissons, sont incapables de décrire le comportement
de l'espace, du temps ou de la matière. Au cours du premier million
d'années, la matière et l'énergie formaient un plasma (une boule de feu
appelé oeuf cosmique), constitué de photons à très haute énergie entrant en
collision avec des protons et des électrons. Environ un million d'années
après le Big Bang, les protons et les électrons purent se combiner pour former
des atomes d'hydrogène. Il fallut attendre encore dix milliards d'années
avant que naquît le système solaire. « Notre système solaire est formé de
poussières d'étoiles qui ont disparu il y a des milliards d'années. Le Soleil
est une étoile relativement jeune, vieille que de cinq milliards d'années. Tous
les éléments du système solaire autres que l'hydrogène et l'hélium furent
créés et éjectés par d'anciennes étoiles durant les dix premiers milliards
d'années de notre galaxie. Nous sommes littéralement faits de poussières
d'étoile78. » Le système solaire formait un nuage de gaz et de poussière,
appelé la nébuleuse solaire, qui peut être décrite comme un « disque en rotation
constitué de flocons de neige et de particules de poussières enrobées déglace.
» Les planètes intérieures, Mercure, Vénus, Terre et Mars se sont formées
par accrétion de particules de poussière tout d'abord en astéroïdes puis
en protoplanètes. Les planètes extérieures, Jupiter, Saturne, Uranus, Neptune
et Pluton, sont nées après la désagrégation de la partie extérieure de la
nébuleuse. Les anneaux de glace et de gaz se sont unis pour former d'énormes
protoplanètes. Au centre de là nébuleuse, le Soleil s'est formé par accrétion
et après environ 100 millions d'années la température due à la pression
au centre du protosoleil était suffisamment élevée pour que s'amorcent des
réactions nucléaires79.
Cette reconstitution est irrémédiablement en contradiction avec l'histoire
du Coran. La Terre n'a pas, ainsi que le prétend la sourate XLI.12, été
créée avant les cieux. Nous avons déjà relevé que le Soleil et que le système
solaire s'étaient formés des milliards d'années après le Big Bang, des milliards
d'autres étoiles existaient bien avant notre Soleil. De plus, le terme
cieux est désespérément vague : s'agit-il de notre système solaire ? De notre
galaxie? De l'univers? Aucun tour de passe-passe ne pourra jamais donner
de sens aux récits coraniques et bibliques de la création du monde en deux,
six, ou huit jours. La clarté de la Lune ne provient pas d'une lumière intérieure
(sourate X.5), mais de la réflexion de la lumière solaire. La Terre
tourne autour du Soleil, et non l'inverse.
78. Kauffmann, p. 110.
79. Kaufmann, p. 166.
LE CORAN 179
Ceux qui sont tentes de voir dans le Coran diverses anticipations de la
théorie du Big Bang doivent comprendre que l'astronomie moderne et la
physique en général sont basées sur les mathématiques. Sans les progrès des
mathématiques, en particulier au X V I I e siècle, aucune explication n'aurait
été possible. A l'inverse du flou coranique, le Big-Bang dans sa formulation
moderne est établi avec précision en utilisant des outils mathématiques de
pointe. Bien sûr, il n'est pas possible de présenter ces idées dans un langage
ordinaire sans perdre de la précision.
LES ORIGINES DE LA VIE ET LA THÉORIE DE L'ÉVOLUTION
La Terre fut formée il y a environ 4,5 milliards d'années, et peut-être
moins d'un milliard d'années plus tard, la vie y est apparue après une période
d'évolution chimique. Le biochimiste russe Oparin avança, dans L'origine
de la vie, que la Terre, dans son état primitif, contenait des éléments chimiques
qui réagissaient aussi bien aux radiations provenant de l'espace, qu'aux
sources d'énergies terrestres. « A la suite d'une activité photochimique prolongée,
ces mélanges de matières inorganiques produisirent des composés
organiques (dont des acides aminés, qui sont les cubes de construction à partir
desquels se forment les molécules de protéine). Au fd du temps et d'une
sélection chimique, ces (...) systèmes organiques gagnèrent en complexité
et en stabilité et devinrent les précurseurs directs des formes de vie8 0 . »
Depuis l'époque d'Oparin, de nombreux scientifiques (Miller, Fox, Ponnamperuma)
ont réussi à produire des composés organiques en laboratoire
à partir de matière inorganique.
Il y a toujours des controverses autour de l'explication biochimique de
l'origine de la vie sur Terre et, en particulier, pour savoir si c'est quelque
chose d'analogue à une molécule d'ADN ou d'ARN qui est apparue d'abord
ou si, au contraire, c'était un acide aminé nécessaire à la synthèse des protéines.
La vie est apparue quand des systèmes organiques acquirent un
métabolisme et furent capables de se reproduire. Dans l'évolution chimique,
le développement de la synthèse inorganique traça la voie à l'évolution biologique
et, par la suite, à l'adaptation de formes de plus en plus diversifiées
et complexes.81
En 1859, Darwin publia son De l'origine des espèces par la sélection naturelle
ou des lois de transformation des êtres organisés. Dans l'Introduction de
cette oeuvre, Darwin écrit :
En réfléchissant au problème de l'origine des espèces, en tenant compte
des affinités mutuelles entre êtres organisés, de leurs relations embryologiques,
de leur distribution géographique et d'autres faits analogues, il est tout
80. Birx, pp. 417-418.
81. Birx, p. 419.
180 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
à fait probable qu'un naturaliste arrivera à la conclusion que chaque espèce
ne peut pas avoir été créée indépendamment, mais qu'elle descend, comme
étant une variété, d'autres espèces. Néanmoins, une telle conclusion, seraitelle
fondée, ne saurait être satisfaisante, jusqu'à ce qu'il fût possible de
démontrer comment les innombrables espèces qui habitent ce monde ont
été modifiées de manière à acquérir cette perfection de structure et cette
adaptation des organes à leurs fonctions, qui excite à si juste titre notre
admiration82.
La réponse de Darwin à sa propre question le Comment de l'Evolution
est, bien entendu, la sélection naturelle. Les espèces animales et végétales
sont le résultat d'un long processus de sélection naturelle agissant par
« d'incessantes variations aléatoires et héréditaires83 ». Darwin présente la
chose de la façon suivante :
Comme il naît plus d'individus de chaque espèce qu'il n'en peut raisonnablement
survivre et comme, par conséquent, tout être vivant est engagé
dans une lutte perpétuelle pour sa survie, il s'ensuit que, dans les conditions
complexes et variables de la vie, celui qui diffère légèrement de ses rivaux,
d'une façon qui lui procure un avantage, aura une meilleure chance de survivre
et, ainsi, sera naturellement sélectionné. En vertu de la puissante loi
de l'hérédité, n'importe quelle variation sélectionnée aura tendance à se propager
sous sa nouvelle forme.84
Les implications de la théorie de l'évolution sur la place de l'homme dans
la nature étaient évidentes. Darwin lui-même notait que « la conclusion que
l'homme est le co-descendant, avec d'autres espèces, de quelque forme de
vie ancienne moins développée et désormais éteinte, n'est aucunement une
nouveauté. Lamarck, il y a bien longtemps, est parvenu à cette conclusion,
qui a d'ailleurs été reprise plus tard par d'autres naturalistes et philosophes
éminents; par exemple par Wallace, Husley, Lyell, Vogt, Lubbock, Buchner,
Rolle, etc., et tout particulièrement par Hacket. »
Au XVIIIe siècle, dans L'Homme Machine (1748), de La Mettrie avait
classé l'homme parmi les animaux. Linné (1707-78) avait classé l'homme
et les singes parmi les anthropomorphes. T. H. Huxley dans son Relations
de l'homme aux animaux inférieurs,85 débute son étude par l'observation du
développement des ovules d'une chienne :
L'histoire du développement de n'importe quel animal vertébré, lézard,
serpent, grenouille ou poisson, raconte les mêmes faits. Il y a toujours, pour
commencer, un ceuf qui a la même structure que celui du chien. Le vitellus
de cet oeuf subit une division, ou segmentation. (...) Les produits ultimes
de cette segmentation constituent le matériau de construction pour le corps
82. Darwin, Introduction.
83. Michael Ruse 47, The Philosopby of Biology.
84. Darwin, Introduction.
85. Huxley (2), pp. 52-62.
L E C O R A N 181
du jeune animal; et celui-ci est construit autour d'un sillon primitif au fond
duquel une notocorde se développe. En outre, il existe une période durant
laquelle tous les embryons de ces animaux se ressemblent, pas uniquement
en apparence, mais dans tous les éléments essentiels de leur structure, si
étroitement que les différences entre eux sont négligeables, alors que, dans
les phases suivantes ils divergent de plus en plus profondément les uns des
autres...
Ainsi, l'étude du développement met clairement en évidence leur proche
parenté structurelle et c'est avec impatience que l'on s'enquiert des résultats
de l'étude du développement de l'homme. Est-il un tant soit peu à part? At-
il une origine totalement différente du chien, de l'oiseau, de la grenouille
ou du poisson, donnant ainsi raison à ceux qui prétendent qu'il n'a pas de
réelle affinité avec les animaux inférieurs et qu'il n'a pas de place dans la
nature? Ou bien descend-il du même germe, passé par les mêmes modifications
lentes et progressives? Dépend-il des mêmes armes pour sa protection
et sa nourriture, et en fin de compte vient-il au monde par les mêmes
mécanismes? La réponse ne laisse pas de place au moindre doute et il n'y a
jamais eu la moindre équivoque au cours de ces trente années. Sans conteste,
le mode de reproduction et les premières étapes du développement de
l'homme sont identiques à ceux des animaux immédiatement en dessous sur
l'échelle. De ce point de vue, il est sans nul doute plus proche des singes que
les singes ne le sont des chiens.
On a toutes les raisons de conclure que les modifications (que l'ovule
humain) subit sont identiques à celles que présentent les ovules des autres
animaux vertébrés, car les matériaux qui composent l'embryon humain,
observé au premier stade de développement, leur sont identiques.
Dans les caractéristiques mêmes qui le font différer du chien, l'homme
ressemble au singe qui, comme lui, possède un sac embryonnaire et un placenta
discoïdal, partiellement lobé.
De telle sorte que ce n'est qu'aux stades les plus avancés de son développement
que l'être humain présente des différences marquées avec le jeune
singe.
Aussi surprenante qu'elle puisse paraître, cette affirmation est vraie et,
selon moi, elle suffit à elle seule à mettre hors de portée de toute critique
l'unité structurelle de l'homme avec le reste du règne animal et plus
particulièrement sa proche parenté avec les singes.
La confirmation de l'évolution provient d'un éventail impressionnant de
disciplines scientifiques — systématique, paléontologie, biogéographie,
études comparées en biochimie, sérologie, immunologie, génétique,
embryologie, parasitologie, morphologie (anatomie et physiologie), psychologie,
et éthologie.
Cette démonstration va dans le même sens, à savoir que l'homme,
comme toute forme de vie, est le résultat de l'évolution, qu'il descend d'un
ancêtre simiesque et qu'il n'est certainement pas le fruit d'une création spéciale.
Dans ce contexte, parler d'Adam et d'Eve comme le font le Coran et
la Bible est un non-sens. L'homme est à présent classé dans l'ordre des primates,
avec les musaraignes, les lémures, et les loirs. Ainsi ce ne sont pas
182 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
seulement les singes qui doivent être considérés comme nos lointains cousins,
mais aussi les lémures et les musaraignes. « Il est difficile d'admettre
que nos origines remontent en droite ligne à une musaraigne, puis à quelque
triton, à un poisson et peut-être à un échinoderme. » 8 6
DIEU CRÉATEUR
Est-ce que la fameuse histoire qui se trouve au début de la
Bible a réellement été comprise? L'histoire de la peur infernale que
Dieu a de la science? L'homme lui-même s'est révélé être la plus
grande erreur de Dieu : Il s'est créé un rival; la science fait des
dieux — c'en est fait des prêtres et des dieux quand l'homme
devient scientifique... Le savoir, qui permet de s'émanciper des
prêtres, continue à grandir...
NIETZSCHE.87
Nulle part, dans les récits qui ont précédé, je n'ai eu recours à l'intervention
divine pour expliquer la théorie de l'évolution, des origines de l'univers
et de la vie. Expliquer toute chose par Dieu, cela revient à couper court à
toute question, à réprimer toute curiosité intellectuelle, à étouffer tout progrès
scientifique. On n'est guère avancé en disant que la merveilleuse variété
et l'impressionnante complexité des organismes vivants sont un miracle.
C'est encore moins une explication scientifique. Pour citer Dawkins,
« expliquer l'origine de l ' A DN en invoquant un créateur surnaturel, c'est
précisément ne rien expliquer du tout, car cela laisse l'origine du créateur
sans explication. Vous pouvez dire quelque chose comme Dieu a toujours
été, et si vous vous autorisez cette sorte d'excentricité paresseuse, alors vous
pouvez aussi bien dire que l'ADN a toujours existé ou que la vie a toujours
existé et que l'on doit faire avec.88 »
Dans une lettre adressée à un géologue renommé, Sir Charles Lyell,
Darwin fit la même remarque à propos de sa théorie : « Si j'étais convaincu
que la théorie de l'évolution nécessitait de telles additions, je la jetterais au
rebut... Je ne donnerais pas un sou de la théorie de la sélection naturelle si
elle nécessitait l'addition d'éléments miraculeux à un quelconque stade de
l'évolution. » Citant cette lettre, Dawkins commente : « Ce point est
important. Pour Darwin, l'intérêt essentiel de la théorie de l'évolution par
la sélection naturelle est qu'elle donne une explication non miraculeuse à
l'existence d'adaptations complexes. Pour ce qu'il vaut, c'est aussi le point
central de son livre, The Blind Watchmaker. Pour Darwin, "toute évolution
qui comblerait ses lacunes avec l'aide de Dieu n'est pas une évolution du
tout. Cela ferait du point central de l'évolution un non-sens." »
86. Young, p. 402.
87. Nietzche, p. 628.
88. Dawkins (1), pp. 141 et 249.
LE CORAN 183
Quant au Big Bang et à la cosmologie moderne, Stephen Hawking8 9 fait
valoir le même argument. Pour se faire pardonner le procès de Galilée, le
Vatican organisa une conférence à laquelle d'éminents astronomes furent
invités.
A la fin de la conférence, le Pape accorda une audience aux participants.
Il nous dit que c'était très bien d'étudier l'évolution de l'univers après le Big
Bang, mais que nous ne devions pas étudier le Big Bang lui-même car c'était
le moment de la création et par conséquent le travail de Dieu. J'étais alors
heureux qu'il ne connût pas le sujet de l'exposé que je venais de faire — la
possibilité que l'espace-temps soit fini mais qu'il n'ait point de limite, ce qui
signifie qu'il n'y aurait pas eu de commencement et pas de moment de la
création90.
Ailleurs, dans son best-seller, A brief history of time, Hawking observe
que
la théorie des quanta a ouvert de nouveaux horizons, entre autres qu'il n'y
aurait pas de limite à l'espace-temps et donc qu'il ne serait pas nécessaire de
préciser le comportement de la matière à ces limites. Il n'y aurait pas de cas
particulier devant lequel les lois scientifiques s'effondrent, ni de frontière à
l'espace-temps où l'on devrait faire appel à Dieu ou à de nouvelles lois. On
pourrait dire : les conditions aux bornes de l'univers sont qu'il n'est pas
borné. L'univers serait sa propre limite et il ne serait pas affecté par quoi que
ce soit en dehors de lui-même. Il ne pourrait ni être créé ni être détruit. Il
ne ferait qu'être.
Un peu plus loin, Hawking demande, « quelle place, alors, pour un
créateur? »
Einstein observa qu'« un homme qui est absolument convaincu de la
validité universelle de la loi de causalité ne peut une seconde croire qu'un
être interfère avec le cours des événements. (...) Il n'a que faire d'une religion
de la peur. »91
De la même façon, mais plus récemment, Peter Atkins affirmait « que
l'univers peut naître spontanément et qu'il est inutile d'évoquer l'intervention
d'un Etre Suprême » . 9 2
Les théories qui expliquent le Big Bang en se référant à Dieu n'apportent
aucune réponse aux interrogations des scientifiques. Elles ne font que
reporter le problème sur l'origine de Dieu lui-même. Comme dit Feuerbach
9 3 , « Le monde n'est rien pour la religion — le monde, qui est en vérité
la somme de toutes réalités, est révélé dans sa gloire seulement par la théorie.
Les joies de la théorie sont les plaisirs intellectuels les plus doux de la
89. Hawking, pp. 122 et 143-149.
90. Hawking, p. 122.
91. Einstein, p. 39.
92. Atkins, p. V I I , Préface.
93. Feuerbach, pp. 195-196.
184 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
vie. Mais la religion ignore les joies du penseur, de celui qui examine la
nature, de l'artiste. Elle n'a aucune conscience de l'univers, de l'infini; elle
ignore les espèces. »
Seul un scientifique en proie à un sentiment d'émerveillement sent que
l'extraordinaire complexité a besoin d'être expliquée. En formulant des
hypothèses qui seront testées, il essayera de démystifier les prétendus mystères
de l'univers. Au contraire, l'homme religieux se contentera de remarquer
platement que tout fut créé par Dieu.
DÉLUGES, FAMINES ET SÉCHERESSES
Le Coran fait preuve de maladresse quand il cite les éléments naturels
comme exemples de la munificence de Dieu. En réalité, ils sont tout autant
cause de misère que de bonheur. La pluie, lit-on dans la sourate VII.56,
annonce la miséricorde de Dieu, alors que, ironie d'Allah, les inondations
provoquent régulièrement la mort de milliers de personnes dans l'Etat
musulman du Bangladesh. Le cyclone de 1991, avec des vents de 200 km/
h, fit 100 000 victimes et laissa 10 millions de personnes sans abri. Malgré
l'omniprésence de l'eau, le Bangladesh subit une période de sécheresse
d'octobre à avril. Ainsi, cette population misérable, l'une des plus pauvres
au monde, est soumise à une alternance d'inondations et de sécheresses,
toutes deux l'oeuvre de Dieu. Comme cela est écrit dans la sourate LVII.22 :
« Nulle calamité n'atteint la Terre ni vous-même, sans que cela ne soit écrit
dans un Livre, avant même d'être créé. »
Il est bien difficile d'associer toutes les catastrophes naturelles, du tremblement
de terre aux tornades à la bienveillance de Dieu, d'autant plus
qu'elles semblent frapper des Etats musulmans particulièrement pauvres.
Durant le tremblement de terre de Lisbonne en 1755, des milliers de personnes
moururent, un grand nombre dans l'effondrement des églises où
elles priaient, et ces morts eurent une influence profonde sur le X V I I I e siècle,
particulièrement sur des écrivains comme Voltaire. Pourquoi autant
d'innocentes victimes furent-elles tuées? Pourquoi les lupanars furent-ils
épargnés alors que les fidèles étaient punis ?
MIRACLES
Les déistes du X V I I I e siècle, comme nous l'avons vu plus haut, exagérèrent
le rationalisme de l'islam, arguant du fait que Muhammad n'avait pas
accompli un seul miracle. De fait, tout au long du Coran, Muhammad dit
qu'il n'est qu'un simple mortel, incapable de faire des miracles. Il n'est que
le messager de Dieu (sourates XIII.27-30, XVI1.90-96, XXIX.50).
Malgré ces dénégations, la foi musulmane se réfère aux miracles en quatre
occasions.
LE CORAN 185
1. La fente de la Lune : « L'heure approche et la Lune se fend! S'ils
voient un signe, ils s'écartent en disant : "C'est une magie continuelle!" »
(sourate LIV.1-2)
2. L'aide portée aux musulmans à la bataille de Badr : « Lorsque tu disais
aux croyants : "Ne vous suffit-il pas que votre Seigneur vous aide avec trois
mille de Ses anges descendus vers vous?" Oui, si vous êtes patients, si vous
craignez Dieu et que vos ennemis foncent sur vous, votre Seigneur vous
enverra en renfort cinq mille de Ses anges qui se lanceront sur eux. » (sourate
III.124-125)
3. Le voyage de nuit : « Gloire à celui qui a fait voyager de nuit son serviteur
de la Mosquée sacrée, à la Mosquée très éloignée (de la Mecque à
Jérusalem). » (sourate XVII. 1)
4. Le Coran lui-même, pour les musulmans, demeure le grand miracle
de l'islam (XXIX.47).
En revanche, les traditions sont pleines de miracles : Muhammad soigne
des malades, nourrit un millier de personnes avec des victuailles qui appartiennent
à un garçon.
Comme nous avons de plus en plus foi en la science, nous sommes de
moins en moins enclins à croire aux miracles et nous ne pensons plus
aujourd'hui que Dieu intervienne arbitrairement dans les affaires humaines
en arrêtant ou modifiant le cours normal des lois de la nature...
Un miracle est une violation des lois de la nature, et comme une expérience
solide et inaltérable a établi ces lois, la preuve contre un miracle, à
partir de la nature même des faits, est aussi entière que n'importe quel argument
que l'on peut tirer de n'importe quelle expérience que l'on puisse imaginer.
Pourquoi est-il donc plus que probable que tous les hommes doivent
mourir; que le plomb, de lui-même, ne peut rester suspendu en l'air; à moins
qu'il soit que ces événements sont en accord avec les lois de la nature, et qu'il
faut une violation de ces lois, ou en d'autres mots un miracle, pour y faire
obstacle. Rien n'est plus estimé qu'un miracle, si d'aventure il se produit
dans le déroulement normal de la nature... Mais est-ce un miracle qu'un
mort ressuscite; parce que cela n'a jamais été observé. Il doit, par conséquent,
y avoir une expérience uniforme contre tout événement miraculeux,
autrement l'événement ne mériterait pas cette appellation. Et comme une
expérience universelle compte pour preuve, il y a ici une preuve directe et
complète, à partir de la nature du fait, contre l'existence de n'importe quel
miracle...
L'entière conséquence est « que nul témoignage n'est suffisant pour établir
un miracle, à moins que le témoignage soit d'une nature telle que la
supercherie serait encore plus miraculeuse que le fait qu'elle essaie
d'établir...94
94. Hume (4), pp. 114-115.
186 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
Et pour tout miracle, il est plus raisonnable, en accord avec notre expérience,
de nier que ce miracle se soit jamais produit. Les gens sont dupés et
trompés. L'homme est enclin à exagérer et il éprouve le besoin d'être crédule
ou, comme le dit Feuerbach, un miracle, c'est « la sorcellerie de l'imagination,
qui satisfait sans contradiction tous les désirs du coeur ».
L'un des arguments les plus puissants contre les miracles, un argument
qui est trop souvent négligé, est que, pour citer Hospers95,
nous croyons que la plupart des prétendus miracles sont d'une certaine
façon, indignes d'un être tout-puissant. Si Dieu voulait que les gens croient
en Lui, pourquoi faire une poignée de miracles dans un lieu éloigné où seules
quelques personnes en sont les témoins? Au lieu de guérir quelques malades,
pourquoi pas tous les mal portants? Au lieu de faire un miracle à Fatima (un
village portugais où trois enfants illettrés eurent des visions de « Notre
Dame du Rosaire ») en 1917, pourquoi ne pas avoir mis un terme à l'énorme
massacre de la Première guerre mondiale qui se déroulait cette année-là, ou
l'empêcher dès le début?
Les miracles du Coran se sont passés il y a très longtemps et nous ne
sommes plus en mesure de les vérifier.
JÉSUS VU PAR LE CORAN
L'Annonciation et la Nativité
Le Coran nous dit que Jésus est né miraculeusement de la Vierge Marie.
L'annonciation à la Vierge est raconté dans les sourates III.45-47 et
XIX.15-21 :
Les anges dirent : « Ô Marie! Dieu t'annonce la bonne nouvelle d'un
Verbe émanant de lui; son nom est : le Messie, Jésus, fils de Marie; illustre
en ce monde et dans la vie future; il est au nombre de ceux qui sont proches
de Dieu. Dès le berceau, il parlera aux hommes comme un vieillard; il sera
au nombre des justes. » Elle dit : « Mon Seigneur! Comment aurais-je un
fils? Nul homme ne m'a jamais touchée. » Il dit : « Dieu crée ainsi ce qu'il
veut : lorsqu'il a décrété une chose, il lui dit : "sois!"... et elle est. » Dieu lui
enseignera le Livre, la Sagesse, la Torah et l'Evangile.
Bien que cela reste un tenant de l'orthodoxie, les théologiens chrétiens
de tendance progressiste et maintenant beaucoup de chrétiens, et même
l'évêque de Durham (Angleterre), ne considèrent plus cette histoire comme
littéralement vraie. Ils préfèrent interpréter le terme de vierge par pure ou
moralement sans défaut; ils préfèrent lui donner un sens symbolique. Martin
Luther, écrivant au X V I e siècle, concède que, « nous, les chrétiens, passons
tous pour des fous aux yeux du reste du monde, en croyant que Marie était
95. Hospers, p. 454.
LE CORAN 187
la vraie mère de son fils tout en demeurant une vierge pure. Cela n'est pas
seulement contre toute raison, c'est aussi contre la volonté de Dieu qui a dit
à Adam et Eve : "Croissez et multipliez vous96. »
Il est évident que les musulmans ne peuvent pas faire abstraction des
conclusions des théologiens chrétiens car elles ont une portée directe sur la
véracité littérale du Coran. Charles Guignebert (1876-1939), en étudiant
les naissances virginales, a pu montrer les ressemblances frappantes entre la
légende de la Nativité et celles du monde gréco-romain :
C'est là qu'on rencontre la légende de Persée, né de Danaé, vierge qu'une
pluie d'or a fécondée. C'est là aussi qu'on raconte l'histoire d'Attis dont la
mère Nana est tombée enceinte après avoir mangé une grenade. C'est là surtout
que l'on incline à attribuer à la parthénogenèse ou à l'intervention mystérieuse
d'un dieu la naissance d'hommes exceptionnels : Pythagore, Platon,
Auguste lui-même. On conçoit très bien que dans un milieu où circulent
tant d'histoires de ce genre, les chrétiens, soucieux de donner une preuve
convaincante du bien fondé de leur foi dans la nature divine du Christ, aient
très mutuellement songé à celle dont on usait pour faire reconnaître les
hommes marqués du sceau de la divinité. Il ne s'agit pas, bien entendu, dans
ce cas, d'une imitation consciente d'une histoire déterminée, mais de
l'influence d'une certaine atmosphère de crédulité. 97
Certains spécialistes, tel qu'Adolf Harnack (1851-1930), pensent que la
légende de la naissance virginale provient d'une interprétation erronée d'un
passage prophétique de l'Ancien Testament, à savoir Isaïe VH.14, tel qu'il
existe dans la Septante, une traduction grecque de la Bible faite en -132.
Dans Isaïe, Akhaz, le Roi de Judée, craint une nouvelle attaque des rois
alliés de Syrie et d'Israël qu'il vient juste de repousser aux portes de
Jérusalem. Le prophète rassure Akhaz et lui dit :
Aussi bien le Seigneur vous donnera-t-Il Lui-même un signe : voici que
la jeune vierge est enceinte et enfante un fils et elle lui donnera le nom
d'Emmanuel. De crème et de miel il se nourrira, sachant rejeter le mal et
choisir le bien. Avant même que l'enfant sache rejeter le mal et choisir le
bien, elle sera abandonnée, la terre dont tu crains les deux rois. 98
Alors qu'ils recensaient toutes les paroles des prophètes concernant le
Messie, les chrétiens découvrirent ce passage et, l'isolant de son contexte,
lui donnèrent un sens messianique. Ce qui est important, c'est que le texte
hébreu original ne contient pas le mot vierge, bethulah, mais le mot jeune
femme, haalmah, respectivement en grec parthenos et meanis. Pour
Guignebert :
96. Hoffmann (ed), pp. 233-252.
97. Charles Guignebert, Jésus, 1933.
98. Isaïe VII.14.
188 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
Les théologiens orthodoxes ont fait des efforts désespérés, et d'ailleurs
inopérants, pour établir que haalmah pouvait signifier vierge. Le prophète
(Isaïe) n'a nullement voulu annoncer un miracle, et les juifs, dès qu'ils ont
commencé à polémiquer avec les chrétiens, n'ont pas manqué de dire que le
terme dont leurs adversaires prétendaient tirer avantage ne représentait
qu'un contresens. (...) Les chrétiens, convaincus que le Christ était né de
l'Esprit de Dieu, ainsi qu'en témoignent les récits du baptême, ont dû saisir
avec empressement le moven de réalisation que leur offrait le mot parthenos.
99
Guignebert lui-même n'accepte pas la théorie de l'origine de la naissance
virginale.
On remarque qu'en Paul, en Jn., en Mc, qui ne s'attachent pas à la foi
en sa conception virginale, Jésus est qualifié de Fils de Dieu. L'application
qui lui est faite de cette désignation est donc antérieure à la fixation de la foi
au miracle raconte par Mt. et Lc; elle ne procède pas de lui. En réalité, dès
qu'ils ont été persuadés que Jésus, non seulement avait été suscité par Dieu,
comme un homme plein de son Esprit, pour réaliser ses desseins, mais
encore que sa naissance à la vie pour Dieu avait été déterminée par la prévision
divine et illuminée par l'Esprit Saint, ils ont dû chercher à marquer
et à exprimer le rapport particulier qui s'était établi entre Jésus et Dieu. Ils
ont dit qu'il était son fils, parce que c'était le seul terme du langage humain
qui leur permît de rendre compte, d'une manière intelligible, sinon
complète et adéquate d'une telle relation. Comme l'idée de la génération
directe d'un homme par Dieu ne pouvait paraître à l'esprit d'un juif que
comme une monstrueuse absurdité, l'expression ne représentait en réalité
pour des Palestiniens qu'une manière de parler, qu'une métaphore.
L'examen critique des textes où elle paraît, dans les Synoptiques, prouve
que Jésus ne se l'est pas appliquée à lui-même, et que, d'ailleurs, elle n'avait
encore reçu en Israël aucune application messianique. Je veux dire que les
juifs ne donnaient pas, par avance, au Messie qu'ils attendaient, ce titre de
Fils de Dieu. Le Messie devait être pour eux non le Fils, mais le Serviteur de
Dieu (Ebed Iahvé); et tel était le terme consacre pour désigner les « hommes
de Iahvé. »,100 Mais la foi christologique trouvait de tout autres conditions
sur le terrain grec que sur le terrain palestinien. Elle y rencontrait l'idée courante
de la génération d'un être humain par un dieu, et le rapport de filiation
réelle du Christ à Dieu le Père n'y pouvait choquer personne, hormis les juifs
rigides dans l'orthodoxie de la Loi — et ils ne devaient pas être fort nombreux.
Sous la forme de l'expression Fils de Dieu, elle avait la chance, au contraire,
d'y éveiller plus de sympathie que sous celle, trop étroitement juive,
trop nationaliste, de Messie. C'est donc, selon toute vraisemblance, dans les
premières communautés de la Gentilité qu'elle est née; peut-être d'abord
comme une traduction pure et simple du palestinien Ebed-Iahvé, parce que
99. Charles Guignebert, Jésus, Editions de la Renaissance du Livre, Paris, 1933.
100. Au IIIe siècle, Origène témoigne encore (C. Célse, 1, 49) que les juifs, qui attendent
toujours le Messie, déclarent ne connaître aucune prophétie qui parle de la venue d'un Fils
de Dieu. (Note de Ch. Guignebert dans l'édition originale).
LE CORAN 189
le mot grec pais veut dire à la fois serviteur et enfant, et parce que le passage
d'enfant à fils est facile; mais bientôt comme l'expression d'une représentation
christologiquc originale, celle qui répond aux besoins du milieu qui l'a
enfantée, celle qui s'exprime dans les Epitres de Paul. Elle a trouvé sa justification
paulinienne et johannique dans la doctrine de la préexistence céleste
et de l'incarnation du Seigneur. La légende de la conception virginale est
une autre de ses justifications, sortie d'un tout autre milieu intellectuel, mais
parallèle à celle que je viens de rappeler, une justification qui, elle, a cherché
sa preuve scripturaire en Isaïe, 7, 14, quand elle a eu besoin de s'affermir
dans la polémique101. Mt. et Lc. nous représentent donc deux réalisations,
différentes de forme, mais analogues d'esprit et de sens, de l'affirmation :
« Il est fils de Dieu. Il est né de l'Esprit Saint. » (p. 247)
La naissance de Jésus
Le récit de la naissance de Jésus dans la sourate XTX.22-23 présente de
remarquables similitudes non seulement avec l'histoire de Léto, comme le
fait remarquer Sale, mais aussi avec quelque chose dont on n'a, à ma connaissance,
jamais fait mention ailleurs : la naissance de Bouddha. Voyons
d'abord le Coran :
Elle devint enceinte de l'enfant puis elle se retira avec lui dans un lieu
éloigné. Les douleurs la surprirent auprès du tronc du palmier. Elle dit :
« Malheur à moi! Que ne suis-je déjà morte, totalement oubliée! »
L'enfant qui se trouvait à ses pieds l'appela : « Ne t'attriste pas! Ton Seigneur
a fait jaillir un ruisseau à tes pieds. Secoue vers toi le tronc du palmier;
il fera tomber sur toi des dattes fraîches et mûres. Mange, bois et cesse de
pleurer. Lorsque tu verras quelque mortel, dis : "J'ai voué un jeûne au
miséricordieux; je ne parlerai à personne aujourd'hui." » Elle se rendit
auprès des siens, en portant l'enfant. Ils dirent : « Ô Marie! Tu as fait quelque
chose de monstrueux ! Ô soeur d'Aaron ! Ton père n'était pas un homme
mauvais et ta mère n'était pas une prostituée. » Elle fit un signe au nouveauné
et ils dirent alors : « Comment parlerions-nous à un petit enfant au
berceau?» Celui-ci dit: «Je suis, en vérité, le serviteur de Dieu. Il m'a
donné le Livre; Il a fait de moi un Prophète; Il m'a béni, où que je sois. Il
m'a recommandé la prière et l'aumône — tant que je vivrai — et la bonté
envers ma mère. Il ne m'a fait ni violent, ni malheureux. Que la paix soit sur
moi, le jour où je naquis; le jour où je mourrai; le jour où je serai ressuscité. »
Léto — ou en latin Latona — descendait des titans. D'après le chant
homérique dédié à l'Apollon de Délos, Léto mit au monde Apollon pendant
qu'elle serrait le palmier sacré. On dit aussi qu'Apollon aurait parlé
dans le ventre de Léto. Callimaque (env. -305,-240) dans son hymne à
Délos raconte une histoire semblable.
101. Elle vient peut-être de cultes où l'on honorait particulièrement la virginité et la
continence. (Note de C h . Guignebert dans l'édition originale).
190 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
D'après les légendes de la naissance de Bouddha, la reine Maya Devi
rêva qu'un éléphant blanc pénétrait dans son côté droit. Les brahmanes rassurèrent
le roi et la reine et annoncèrent que leur enfant serait un jour un
grand monarque ou un Bouddha. La grossesse miraculeuse dura dix mois.
Vers la fin de sa grossesse, alors qu'elle se rendait chez ses parents, Maya
Devi entra dans le jardin Lumbini et comme elle serrait la branche de l'arbre
Shala, l'enfant émergea de son côté droit. Dès qu'il fut né, le futur Bouddha
se tint debout et fit sept pas vers le nord, puis vers les autres points cardinaux,
annonçant ainsi qu'il prenait possession de l'univers, et il proclama
que c'était là sa dernière réincarnation. Nous avons déjà fait des remarques
sur les sources directes possibles du récit coranique et de la naissance de
Jésus, à savoir le texte apocryphe appelé L'histoire de la nativité et de l'enfance
du sauveur.
JÉSUS A-T-IL EXISTÉ?
Certains musulmans seront peut-être surpris d'apprendre qu'il y a eu, et
qu'il y a toujours des érudits qui doutent de l'existence de Jésus, existence à
laquelle les musulmans sont totalement liés. Bruno Bauer (1809-1882),
Van den Bergh van Eysinga, Albert Kalthoff, et plus récemment Guy Fau
(La fable de Jésus-Christ, Paris 1967), Prosper Alfaric (Origines sociales du
christianisme, Paris 1959), W. B. Smith (The Birth of the Gospel, New York,
1957), et le professeur G. A. Wells du Birkbeck Collège, Université de
Londres, ont tous développé la théorie du mythe du Christ.1 0 2
Des spécialistes admettent (en se gardant toutefois d'insister) l'existence
d'un personnage historique dont la biographie aurait très vite servi de matériau
pour la fabrication d'un mythe religieux. D'autres soutiennent que le
postulat d'un personnage historique n'est pas nécessaire pour expliquer
l'aspect apparemment biographique des Évangiles. Une comparaison sincère
des documents serait plutôt favorable à la seconde hypothèse, mais nous
ne pouvons pas facilement réfuter tout personnage historique derrière la
légende testamentaire du Christ.1 03
Pour plusieurs raisons, je tiens à examiner les faits qui laissent supposer
que Jésus n'a jamais existé :
1. Premièrement, et de façon générale, les polémiques autour du mythe
du Christ sont tout autant l'affaire des musulmans que des chrétiens, ou
plutôt il devrait en être ainsi, car je soupçonne que pas un seul des livres
écrits sur l'islam n'ait débattu des vues de Bauer ou de celles de l'École Radicale
Hollandaise sur l'historicité de Jésus. Pourtant, ce devrait être la pré-
102. Wells (1), in EU, article « Jésus, Historicity of».
103. Hoffmann, p. 179.
LE CORAN 191
occupation première de toute personne un tant soit peu éduquée qui
s'intéresse à nos origines et à notre patrimoine culturel, car l'histoire du
christianisme primitif est l'un des chapitres les plus importants de l'histoire
des civilisations. Pour les musulmans, Jésus était donc l'un des prophètes,
un personnage historique qui fit divers miracles et qui devrait revenir à la
fin des temps pour vaincre l'antéchrist. Il est évident que la véracité du
Coran est automatiquement remise en question s'il peut être prouvé que
Jésus n'a jamais existé.
Cependant, il n'est pas simplement question de l'historicité de Jésus,
mais aussi de ce que nous faisons, et pouvons savoir sur lui. Encore une fois,
ces questions devraient être de la plus haute importance pour tous, y compris
pour les musulmans. Les musulmans croient que Jésus a existé, par conséquent
ce que deux siècles de recherches menées par de grands historiens ont
pu révéler à son sujet devrait être du plus haut intérêt autant pour les musulmans
que pour les chrétiens. Même les théologiens chrétiens concèdent que
certains problèmes qui concernent sa vie n'ont pas été résolus. Aujourd'hui,
la plupart des récits du Nouveau Testament sont considérés, même par des
théologiens conservateurs, comme des légendes dénuées de tout fondement
historique.
Peu de sujets depuis ces deux cents dernières années ont été l'objet de
querelles aussi virulentes entre spécialistes du Nouveau Testament, que
celui des miracles cités dans les Evangiles. Aujourd'hui, nous pouvons dire
que la controverse est close, peut-être pas encore tout à fait à l'intérieur de
l'Eglise, mais certainement dans le domaine de l'exégèse scientifique. Elle
s'est terminée par la défaite du concept du miracle, qui est resté longtemps
une tradition de l'Eglise. 1 0 4
Qu'en est-il du Coran? Aucune des histoires rapportées par le Coran sur
Jésus n'est vraie. La plupart d'entre elles contiennent d'énormes superstitions
et des miracles auxquels seuls les plus crédules prêteront attention. Si
le Coran est absolument vrai et s'il est la parole authentique de Dieu, comment
se fait-il que nul théologien chrétien ne le cite comme preuve de l'existence
du Christ? En réalité, les historiens n'ont jamais recherché la lumière
dans le Coran pour la simple raison que personne ne s'intéressera à un document
qui a été rédigé quelque six cents ans après les événements qu'il est
supposé décrire, alors qu'on dispose de documents qui sont seulement postérieurs
de cinquante ou soixante années à ces mêmes événements, d'autant
plus que les sources du Coran, à savoir l'Evangile apocryphe de St Thomas,
ont à leur tour été rejetées comme n'étant pas historiques.
Même si on persiste malgré tout à croire au Christ, les conclusions des
exégètes du Nouveau Testament apportent des informations fort édifiantes
sur le développement des religions et des mythes religieux. De plus, elles
mettent en valeur les ressemblances frappantes entre les théories récem-
104. Enst Kasemann, Essays on New Testament Themes, p. 48.
192 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
ment développées par les spécialistes de l'islam et la légende de Muhammad
telle qu'elle est rapportée par la tradition musulmane.
2. La plupart des critiques contre le christianisme valent, mutatis mutandis,
pour toutes les religions, y compris l'islam.
3. L'historicité de Jésus a pu être débattue depuis 150 années en Europe
et aux États-Unis sans qu'un seul des spécialistes qui niait son existence ait
été menacé de mort. Il est vrai que Bauer fut interdit de chaire de théologie
à l'université de Bonn en 1842, mais il continua à publier ses travaux jusqu'à
la fin de sa vie. Le professeur Wells a enseigné à l'université de Londres
jusqu'à sa retraite, tout en niant vigoureusement l'existence du Christ. Les
mollahs vindicatifs pourraient en tirer quelques leçons.
4. Depuis cent cinquante ans, l'orthodoxie aveugle a tenu les musulmans
à l'écart de toute recherche et de toute discussion constructive. Or, « c'est à
travers de telles discussions que nous évitons le dogmatisme du passé et que
nous apprenons à considérer l'incertitude comme une source de
connaissance. »105
5. Les vertus de la recherche historique désintéressée sont minées dès
qu'on la colore de foi chrétienne ou islamique. La recherche historique ne
parvient à une approximation de la vérité objective qu'après une série
d'hypothèses et de réfutations, de pensées critiques, d'arguments rationnels,
de présentations des évidences et ainsi de suite. Cependant, si l'on introduit
dans le processus d'approximation historique les certitudes dogmatiques
d'une croyance religieuse, on sape inévitablement ce qui est, d'après
R. G. Collingwood l'attribut de l'historien critique, c'est-à-dire le scepticisme
vis-à-vis des témoignages du passé. 1 0 6
Les arguments
Strauss
Dans sa Vie de Jésus examinée de façon critique (1835), David Strauss
remarqua que l'on ne peut pas considérer les Évangiles comme des biographies
historiques. Cela n'était pas leur raison d'être. Les premiers chrétiens
voulaient gagner des convertis à leur cause « par la propagation d'un mythe
religieux synthétique ». 107
105. Hoffmann et Lame, pp. 21-22.
106. Hoffmann et Lame, p. 199.
107. Hoffmann, p. 13.
LE CORAN 193
La thèse principale de Strauss c'est que les récits du Nouveau Testament
sont l'expression des attentes messianiques du peuple juif.
Les évangélistes firent dire et faire à Jésus ce qu'ils croyaient — d'après
leurs connaissances de l'Ancien Testament — que le Messie aurait pu dire
ou faire. En conséquence, beaucoup de passages qui, en réalité, ne font pas
directement référence au Messie furent malgré tout considérés comme des
prophéties messianiques. Ainsi, « alors, les yeux des aveugles verront (Isaïe
35.5) » n'exprime que la joie des juifs exilés à Babylone à la perspective d'être
libérés de captivité, mais fut interprété par les évangélistes comme une
prophétie que le Messie guérirait les aveugles, ce que de fait ils firent faire
à Jésus. (Wells 657)
Bauer
Bauer alla un peu plus loin et soutint que les premiers chrétiens ont
façonné Jésus-Christ d'après les portraits des prophètes qu'ils trouvaient
dans l'Ancien Testament. Jésus n'aurait jamais existé et le christianisme
serait né au milieu du I e r siècle, d'une fusion des idées juives et gréco-romaines.
Bauer explique par exemple, que l'usage que font les chrétiens du mot
Logos, dérive en fin de compte de Philon, les stoïciens et Heraclite. Pour
Philon, le logos était à la fois le pouvoir créatif qui ordonne le monde et
l'intermédiaire par lequel les hommes connaissent Dieu. Bien sûr, dans
l'Evangile de Saint Jean, le logos est assimilé à Dieu, qui s'incarne en Jésus-
Christ.
En ce qui concerne les autres influences classiques, les écrivains opposés
aux chrétiens avaient relevé, dès le I V e siècle, la ressemblance entre la vie de
Jésus et celle d'Apollonios de Tyane, un maître néo-pythagoricien qui était
né juste avant l'ère chrétienne. Ce dernier avait mené une vie d'errance et
d'ascèse, revendiquant des pouvoirs miraculeux. Sa vie fut constamment
menacée durant les règnes de Néron et de Domitien. Ses disciples l'appelaient
le fils de Dieu. Ils prétendaient également qu'il avait été ressuscité
sous leurs yeux et qu'il avait été miraculeusement élevé au ciel.
Le culte à mystères de Mithra se répandit dans le monde romain au
début du 1er siècle avant J . - C . Ce culte était organisé autour d'un rituel
secret accompagné de divers degrés initiatiques auxquels les adeptes devaient
se soumettre. Les mystères mithriaques offraient de nombreuses ressemblances
avec le baptême et l'eucharistie chrétienne.
Les premiers chrétiens attribuèrent au Christ des paroles qui en fait ne
reflétaient que l'expérience, les convictions et les espoirs de leur communauté.
Par exemple, « après que Jean le Baptiste eut été livré, Jésus vint en
Galilée. Il proclamait l'Evangile de Dieu et disait : "Les temps sont accomplis,
et le règne de Dieu est proche : convertissez-vous et croyez à
l'Evangile" » (Marc 1.14-15). En réalité, le Christ ne prononça jamais ces
paroles : elles
194 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
exprimaient les convictions de la première communauté chrétienne qui pensait
que les temps étaient mûrs pour l'apparition du christianisme et la diffusion
des croyances relatives à la rédemption. Mais, peu à peu, on tenta de
trouver des indications historiques (des temps anciens enregistrés dans
l'Ancien Testament, jusqu'à la période impériale) que des signes annonciateurs
de l'âge de rédemption étaient visibles. Chaque nouvelle génération a
considéré son époque comme le moment où les anciennes promesses
seraient accomplies. Les premiers chrétiens croyaient, d'après leurs connaissances
de l'Ancien Testament, qu'Elie retournerait sur terre avant que le
Sauveur ne vienne. Une fois qu'ils eurent considéré Jean le Baptiste comme
la réincarnation d'Elie, ils crurent naturellement qu'un Sauveur suivrait
immédiatement et, finalement, ils inventèrent une histoire dans laquelle ils
donnèrent à leur prétendu sauveur (Jean) le nom d'Elie (Marc 9.13). 1 0 8
Wrede
Tout en reconnaissant sa dette envers Bauer, Wilhelm Wrede, qui écrivait
au début du X X e siècle, montra que l'Evangile de Marc était saturé par
les croyances théologiques des premiers chrétiens. Au lieu d'être une biographie,
l'Evangile était une relecture de la vie du Christ, sur la base de la
foi et des espérances de l'Eglise primitive, qui voyait en Jésus le Messie et le
Fils de Dieu.1 0 9
Kalthoff
Albert Kalthoff, écrivant lui aussi au début du siècle, affirmait qu'on
pouvait expliquer les origines du christianisme sans avoir recours à un fondateur
historique. Le christianisme est apparu par combustion spontanée,
quand « les matières combustibles religieuses et sociales, qui étaient réunies
dans l'empire romain entrèrent en contact avec les attentes messianiques
juives ». « D'un point de vue socio-religieux, le personnage du Christ
était l'expression religieuse sublimée des forces sociales et morales à l'oeuvre
à l'époque. »
Preuves non chrétiennes
Il n'existe en dehors des traditions chrétiennes pratiquement pas de
document qui corrobore l'histoire de Jésus. Seuls, sur la soixantaine d'historiens
que comptait le monde romain, Flavius Josèphe, Tacite, Suétone,
Pline le Jeune y font allusion et ce qu'ils disent n'est ni concluant ni utile.
108. Wells (4), pp. 44-46.
109. Hoffmann et Larue, p. 15.
110. Hoffmann, p. 16.
LE CORAN 195
Les Evangiles
II est maintenant certain que les Evangiles (Mathieu, Marc, Luc et Jean)
ne furent pas écrits par les disciples du Christ. Ce ne sont pas des récits de
témoins oculaires. Ils furent rédigés par des auteurs inconnus quelque quarante
années après la crucifixion supposée du Christ. Les textes de Mathieu,
Marc et Luc sont habituellement appelés les Evangiles synoptiques car ils
décrivent les mêmes événements. Marc est considéré comme le plus ancien
des trois et il a probablement servi de modèle aux deux autres. Il semble
désormais hautement improbable qu'une seule des paroles qui est attribuée
au Christ dans les Évangiles ait jamais été prononcée par ce personnage historique.
Il est même difficile de parler d'un Jésus historique, étant donné les proportions
et l'immédiateté du processus de fabrication du mythe qui caractérise
les premiers temps du christianisme. Qu'il y ait eu ou non un fondateur
historique (et les religions mystiques témoignent que ce n'est absolument
pas nécessaire pour qu'un culte connaisse le succès et que l'on invente une
biographie cohérente de son fondateur), les spécialistes tiennent pour certain
que les Evangiles sont des compilations de traditions chéries par les premiers
chrétiens, plutôt que des annales historiques."111
Les interrogatoires devant le Sanhédrin ou chez Pilate ainsi que les principaux
éléments du récit de la Passion posent de sérieux problèmes et il nous
est impossible de considérer ces événements comme historiques. Au contraire,
ils furent inspirés par les convictions théologiques des premiers chrétiens.
Comme le dit Nineham, la plus grande partie de ce que nous trouvons
dans Marc peut tout aussi bien être « des déductions faites à partir des
prophéties de l'Ancien Testament sur ce qui aurait dû se passer lors de la
venue du Messie ».112
Les Épîtres de Paul
Les lettres de Paul furent écrites avant l'Evangile de Marc et, chose
curieuse, elles ne font pratiquement pas référence à la vie du Christ telle
qu'elle est par la suite rapportée dans les Evangiles. On n'y trouve aucune
allusion à la famille de Jésus, à la virginité de sa mère ou au lieu de sa naissance.
La rencontre avec Jean Baptiste, la trahison de Judas l'Iscariote et le
reniement de Pierre sont totalement occultés. G. A. Wells1 1 3 fait remarquer
qu'« elles ne donnent aucun détail sur l'existence terrestre du Christ. Elles
ne se réfèrent jamais à sa comparution devant un magistrat romain ni à son
exécution à Jérusalem. Elles ne mentionnent aucun des miracles qu'il est
111. Hoffmann, p. 177.
112. Hoffmann, p. 184.
113. Wells (1), p. 364.
196 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
supposé avoir accomplis. » Les Èpîtres ignorent certaines doctrines professées
par Jésus dans les Evangiles, qui auraient été manifestement utiles à
Paul dans ses controverses doctrinales.
Les premières lettres post-pauliniennes, rédigées avant 90, sont incapables
de donner le moindre détail historique convaincant. Ce n'est que dans
les dernières lettres post-pauliniennes, écrites entre 90 et 110, que nous
retrouvons des détails des Évangiles qui nous sont familiers. En conséquence,
puisque les dernières épîtres donnent effectivement des détails biographiques
sur Jésus, on ne peut donc pas prétendre que les auteurs des épîtres ne
portaient pas d'intérêt à sa biographie et il est donc nécessaire d'expliquer
pourquoi ceux-ci (et pas seulement Paul) ont négligé le Jésus historique. Le
changement dans la manière de se référer au Christ après 90 s'explique si
nous acceptons que l'histoire de sa vie terrestre a été inventée. Mais tout cela
reste très déconcertant si nous croyons que sa vie est un fait historique."114
La datation de l'Evangile de Marc
Quand et pourquoi la biographie de Jésus, telle qu'elle nous est familière,
commença-t-elle à se développer? Les détails de sa vie apparaissent pour la
première fois dans Marc, que l'on considère comme le plus ancien des Evangiles
et la plupart des spécialistes le datent de 70 environ. Cependant,
G. A. Wells soutient qu'il fut écrit vers 90, quand « le christianisme en
Palestine fut laminé par les guerres juives contre Rome et quand les Gentils,
qui les premiers relièrent Jésus à Pilate et donnèrent à sa vie un contexte
véritablement historique, ne pouvaient avoir qu'une connaissance restreinte
de ce qui s'était réellement passé en Palestine vers 30 ».
Les apologistes chrétiens inventèrent les circonstances et les détails de
la vie de Jésus pour répondre au docétisme qui niait l'humanité du Christ1 1 5,
pour endiguer la prolifération de mythes dans les cercles chrétiens, pour établir
la réalité de la résurrection et, de façon générale, pour répondre aux
questions soulevées lors des premières confrontations entre chrétiens et
non-chrétiens, généralement hostiles et sceptiques.
L'ESSOR DE L'ISLAM ET LES ORIGINES DU CHRISTIANISME
Au chapitre trois, nous avions énuméré les théories développées par une
nouvelle génération d'érudits musulmans sur l'essor de leur religion. Nous
sommes maintenant capables d'apprécier les similitudes qui existent entre
leurs théories et les origines du christianisme. Nous avons vu précédemment
qu'une grande partie des traditions du Prophète était manifestement apo-
114. Wells, p. 365.
115. Hérésie qui professait que le corps du Christ n'était qu'apparence et qu'il n'avait
donc pas souffert sa Passion.
LE CORAN 197
cryphe. D'après Goldziher, nombre de hadiths avaient été motivés par le
développement historique et social de l'islam au cours des deux premiers siècles
de l'hégire. Les hadiths ne pouvaient donc pas servir de base à une
reconstitution historique. Tout au plus pouvaient-ils alimenter une
réflexion sur les tendances de la première communauté musulmane. Dans
les paragraphes précédents, nous avons expliqué comment les premiers
chrétiens avaient été emmenés à attribuer à Jésus des paroles qui en réalité
ne reflétaient que l'expérience, les convictions et les espoirs de la première
communauté chrétienne.
Tout comme nous avons montré que les premiers chrétiens avaient
fabriqué des détails sur la vie de Jésus pour étayer leur doctrine, pareillement
nous pouvons dire que les conteurs arabes ont inventé des détails sur la vie
de Muhammad dans le but d'expliquer des passages difficiles du Coran.
Comparons les commentaires de Schacht1 1 6 sur les traditions et ce que
nous avons dit du jugement de Wrede sur l'Évangile de Marc. Les traditions
furent inventées dans un esprit de polémique, de façon à réfuter des
doctrines ou des pratiques déviantes. Les protagonistes se livraient à une
surenchère d'autorité : « Des traditions remontant aux successeurs (du
Prophète) devinrent des traditions des compagnons du Prophète et les traditions
des compagnons devinrent les traditions du Prophète. » Des détails
sur la vie du Prophète furent inventés pour justifier le dogme. De son côté,
Wrede montra que l'Evangile de Marc était « saturé des croyances théologiques
de la première communauté chrétienne » . 1 1 7
Au tout début, alors qu'elles entraient en contact avec d'autres communautés
hostiles qui avaient déjà leurs propres cultes, les deux religions étoffèrent
et défendirent leurs positions doctrinales en inventant des détails
biographiques sur leur fondateur et en leur attribuant une origine arabe ou
palestinienne fictive. Là où le christianisme se développa à partir d'une
fusion des idées judéo-gréco-romaines, l'islam se constitua à partir d'une
synthèse des idées juives, syriaques, chrétiennes et accessoirement grécoromaines.
Selon Morton Smith1 1 8 , « les Eglises chrétiennes du I e r siècle n'avaient
pas un corps fixe d'Évangiles, encore moins de Nouveau Testament ». De
même, il est maintenant clair que le texte définitif du Coran n'a pas été
achevé avant le I X e siècle.
Le Jugement Dernier
La doctrine du Jugement Dernier est le point central de la foi islamique.
Plusieurs mots sont utilisés pour indiquer ce terrible jour : le jour où l'on se
lèvera, le jour de la séparation, le jour où l'on rendra des comptes, le jour du
116. Schacht (3), p. 156.
117. Hoffmann et Lame, p. 1 S.
118. Hoffmann et Lame, p. 48.
198 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
réveil, le jour du jugement ou simplement, et de façon inquiétante, l'Heure.
Muhammad a emprunte sa conception du jugement dernier au christianisme
syriaque. Ces récits ont manifestement stimulé son imagination, car
le Coran abonde de descriptions imagées de ce jour : cet événement sera
marqué par des sonneries de trompette, les cieux se déchireront, les montagnes
seront réduites en poussière, le ciel s'assombrira, les eaux bouillonneront
à la surface des mers, les tombes s'ouvriront et les hommes comme les
djinns seront appelés à rendre des comptes. Leurs actes seront pesés sur la
Balance : Dieu jugera et ils seront récompensés par une félicité éternelle au
paradis ou condamnés aux tourments de l'enfer. Hommes et femmes seront
rendus à la vie, c'est-à-dire qu'il y aura une vraie résurrection physique des
corps.
Nous savons que la résurrection des corps était étrangère à la pensée
arabe car beaucoup de Mecquois païens se raillaient de cette idée manifestement
absurde. Dans leurs polémiques contre les chrétiens, les philosophes
païens posaient eux aussi des questions fort pertinentes : « Comment les
morts se lèveront-ils? Avec quel corps reviendront-ils? Ce qui est pourri ne
peut pas redevenir frais, ni les membres épars être réunis, pas plus que ce
qui a été consommé ne peut être restauré... Les hommes qui ont été engloutis
par la mer, ceux qui ont été dévorés par des animaux féroces ne peuvent
pas être rendus par la terre. »119
Toutes les doctrines sur la survie, sur l'immortalité ou sur la résurrection
se heurtent au constat évident que tous les hommes et que toutes les femmes
meurent, sont enterrés ou incinérés et que même quand ils sont ensevelis,
leur corps se décompose — ce qui est pourri ne peut redevenir frais.
La doctrine musulmane est subordonnée à la préservation physique des
corps. « Quand nous serons ossements et poussière, serons-nous ressuscites
en une nouvelle création? » Ou bien ne voient-ils pas que Dieu qui a créé
les cieux et la terre a aussi le pouvoir de les créer de nouveau? Il leur a fixé
un terme, sans aucun doute; mais les injustes s'obstinent dans leur incrédulité
(sourate XVII.100).
Voici l'objection formulée par Antony Flew :
Allah doit certainement avoir le pouvoir de les créer à nouveau. Mais en
faisant dire à Allah avec précision ce qu'il pourrait choisir de faire, le
Prophète parlait encore plus vrai qu'il ne le croyait. Car reproduire à l'identique
un objet après que l'original ait été totalement détruit ne revient pas à
produire à nouveau le même objet, mais une réplique. Punir ou récompenser
une réplique, reconstituée au jour du jugement dernier, pour les péchés ou
les vertus de ce vieux Antony Flew mort et incinéré en 1984 serait autant
une injustice qu'une ineptie que de punir ou récompenser un jumeau pour
ce qu'a fait son frère.120
119. Momigliano (ed), p. 161.
120. Flew (1), p. 107.
LE CORAN 199
Le récit musulman est infirmé par une série de contradictions. Il est dit
qu'au Jugement Dernier, toute l'humanité devra affronter son créateur (et
re-créateur). Or les sourates 11.159 et III.169 disent que les combattants
martyrs qui sont morts pour la cause divine vivent auprès de Dieu. Dieu les
a de toute évidence relevés d'entre les morts et bien avant le dernier jour.
De même, sans attendre le dernier jour, Dieu enverra les ennemis de l'islam
directement en enfer. Par ailleurs, à l'âge des transplantations d'organes,
d'intéressantes questions se posent. Si un combattant meurt pour la propagation
de l'islam et qu'au moment de sa mort un de ses organes, disons le
coeur par exemple, est transplanté pour sauver une vie, comment donc sera
reconstitué le saint guerrier? Dans ce cas, le même corps ne sera pas refaçonné.
Ce sera simplement une réplique, avec un coeur différent.
Bien sûr, on peut répondre que « tout est possible à Dieu » mais, dans cecas,
on reconnaît l'irrationalité intrinsèque de la doctrine de la reconstitution.
De façon générale, malgré des siècles de séances de spiritisme, de
tables tournantes, de médiums, de magiciens et de superstitions, personne
n'a jamais présenté des preuves convaincantes d'une vie dans l'au-delà.
Vanité humaine mise à part, c'est évidemment la peur de la mort qui nous
fait croire en une vie future, même si tout laisse présumer du contraire.
Objections morales à la doctrine du Jugement Dernier
Qu'est-ce que Muhammad a emprunté à la chrétienté?
L'invention de Paul, ses moyens d'asseoir la tyrannie des prêtres, de
rassembler un troupeau : la foi en l'immortalité — c'est-à-dire la
doctrine du « jugement ».
NIETZSCHE1 2 1
Hormis les objections logiques ou empiriques que l'on peut émettre contre
la doctrine de la résurrection des corps, il existe plusieurs objections
morales puissantes qui s'opposent à l'ensemble des notions islamiques de
vie dans l'au-delà. Nietzsche a déclaré dans Le crépuscule des idoles et L'Antéchrist
que parler d'une vie dans l'au-delà, c'est faire un coup bas, c'est
dénigrer et ternir cette vie. Loin d'expliquer cette vie, la théorie de l'au-delà
enlève tout sens à cette vie.
Inventer des fables à propos d'un autre monde que celui-ci n'a pas de
sens du tout, à moins qu'un instinct de calomnie et de suspicion contre la
vie ne se soit emparé de nous : dans ce cas, nous nous vengeons de la vie en
inventant une fantasmagorie d'une autre vie, d'une vie meilleure. 1 2 2
Le Jugement Dernier est le doux réconfort de la revanche... L'au-delà
— pourquoi un au-delà, sinon comme un moyen de ternir ce monde?1 2 3
121. Nietzsche, l.'Antéchrist, p. 95.
122. Nietzsche, p. 618.
123. Nietzsche, p. 535.
200 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
124. Nietzsche, L'Antéchrist, G F, p. 89.
125. Dawkins (2).
126. Nietzsche, L'Antéchrist, GF, pp. 95-96.
De plus, l'au-delà est un moyen pour les prophètes autoproclamés et
pour les prêtres d'exercer un pouvoir sur le peuple, pour le terroriser avec les
affres de l'enfer et, inversement, de le séduire avec les plaisirs licencieux du
paradis. « Les notions d'âmes, d'au-delà, de jugement dernier, d'immortalité
des âmes sont des instruments de torture, des instruments cruels par lesquels
le prêtre devient le maître, demeure le maître. » 1 2 4
C'est en promettant une récompense au paradis aux martyrs qui meurent
en combattant pour l'islam que Muhammad fut capable de développer l'un
des legs les plus maléfiques du Coran, la notion de guerre sainte (voir chapitre
LX). Pour Russell, « à une certaine phase d'expansion (de l'islam), la
promesse d'une récompense au paradis eut une importance militaire considérable
en stimulant la combativité naturelle des mahométans ».
Les fanatiques ont été utilisés d'une manière effrayante tout au long de
l'histoire de l'islam. Les martyrs ont été employés pour commettre des
assassinats politiques bien avant ceux des X I e et X I I e siècles. Aujourd'hui,
les terroristes du Moyen-Orient, les moudjahidin, ont été politiquement
manipulés avec les résultats que l'on sait et ils sont considérés comme des
martyrs. Ils ont été désensibilisés à la peur « puisque, pour citer Dawkins,
la plupart d'entre eux croient sincèrement qu'une mort en martyr les enverra
directement au paradis. Quelle arme! La foi mérite un chapitre entier au
catalogue des technologies guerrières, à égalité avec l'arc, le destrier, le tank
et la bombe à neutron. » 1 2 S
Les contingences de cette vie devraient pourtant rendre les hommes sensibles
à sa beauté et à sa valeur. Qu'elle soit la seule dont nous disposions
devrait nous inciter à la rendre meilleure pour le plus grand nombre. Or,
quand on déplace le centre de gravité de la vie non pas vers la vie, mais vers
l'au-delà — vers le néant — on enlève à la vie tout centre, quel qu'il soit. Le
grand mensonge de l'immortalité détruit toute raison, tout ce qui est naturel
dans l'instinct, tout ce qui est bénéfique dans l'instinct, tout ce qui favorise
la vie ou garantit le futur, éveille la méfiance. Vivre de telle manière qu'il n'y
ait plus aucun sens à la vie, voilà désormais le vrai sens de la vie. Pourquoi
un sens commun, pourquoi une quelconque gratitude envers sa descendance
ou ses ancêtres, pourquoi coopérer, croire, promouvoir, et envisager un
quelconque bien-être commun? 1 2 6
LE CORAN 201
L'éthique de la peur
Je pense que la religion est basée d'abord et avant tout sur la peur.
C'est en partie la terreur de l'inconnu et en partie le désir de sentir que
vous avez une sorte de frère aine qui se tiendra à vos côtés à chaque difficulté
ou à chaque querelle. La peur est la base de toute chose — peur
du mystérieux, peur de la défaite, peur de la mort. La peur est la soeur
de la cruauté et, par conséquent, il n'est pas étonnant que la cruauté et
la religion aient cheminé main dans la main.
RUSSELL1 27
Nous avons déjà dit que l'éthique coranique est entièrement basée sur la
peur. Utilisant la colère de Dieu comme un fouet, Muhammad menaçait ses
opposants et terrorisait ses propres partisans pour les soumettre à des actes
pieux et à une obéissance totale. D'après sir Hamilton Gibb, « ce Dieu est
le maître tout-puissant et l'homme est la créature qu'il menace toujours de
Ses foudres — c'est la base de la théologie et de toute l'éthique
musulmane.128 »
La notion de punition éternelle est également incompatible et même
indigne d'un Dieu bienveillant et miséricordieux. Mieux, elle est incompréhensible
quand on la compare avec la doctrine coranique de la prédestination.
Dieu crée surtout des créatures pour les consigner en enfer.
En fin de compte, la peur corrompt toute véritable moralité. Sous son
joug, les croyants agissent prudemment dans leur intérêt personnel, pour
éviter les tourments de l'enfer, qui ne sont pas moins réels que les délices de
ce lupanar cosmique qu'est le paradis.
Punitions divines
Les châtiments ordonnés par le Coran sont barbares. Les relativistes qui
défendent les usages inhumains prescrits par le Coran en prétendant que
c'étaient là des pratiques normales pour l'époque, sont bien embarrassés par
leur horrible regain de faveur au XXe siècle, soi-disant plus éclairé. Le Coran
est la parole de Dieu et elle est vraie pour toujours !
Amputation
La sourate V.38 donne le ton : « Tranchez les mains du voleur ou de la
voleuse : ce sera une rétribution pour ce qu'ils ont commis et un châtiment
de Dieu. Dieu est puissant et juste. »
D'après la loi coranique, « la main droite du voleur doit être tranchée à
la jointure du poignet et le moignon doit être cautérisé. Pour le second vol,
le pied gauche sera coupé. Pour tout autre vol, il devra être emprisonné. » 1 2 9
127. Russell (3), p. 25.
128. Gibb, p. 27.
202 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
Crucifixion
La même sourate nous dit (verset 33) : « Telle sera la rétribution de ceux
qui font la guerre contre Dieu et contre Son Prophète et de ceux qui exercent
la violence sur terre : ils seront tués ou crucifiés, ou bien leur main
droite et leur pied gauche seront coupés, ou bien ils seront expulsés du pays.
Tel sera leur sort : la honte en ce monde et le terrible châtiment dans la vie
future. »
Femmes emmurées
Pour le délit de zina, un terme arabe qui inclut à la fois l'adultère et la
fornication, le Coran ne parle pas de lapidation. A l'origine, les femmes
reconnues coupables d'adultère et de fornication étaient punies en étant littéralement
emmurées : « Appelez quatre témoins que vous choisirez, contre
celles de vos femmes qui ont commis une action infâme. S'ils témoignent :
enfermez les coupables, jusqu'à leur mort, dans des maisons, à moins que
Dieu ne leur offre un moyen de salut. »
Flagellation
Bien que la sourate XXIV.2-4 prescrive cent coups de fouet pour la
fornication : « Frappez la débauchée et le débauché de cent coups de fouet
chacun. N'usez d'aucune indulgence envers eux afin de respecter la religion
de Dieu », la lapidation ne fut ordonnée que plus tard. Comme on l'a déjà
remarqué, un verset sur la lapidation a pu former une partie du Coran, mais
ceci fait l'objet de controverses.
Les apologistes de l'islam ont soutenu que la loi coranique était compatible
avec les Droits de l'Homme, mais l'article 5 de la Déclaration Universelle
des Droits de l'Homme de 1948 affirme que « nul ne sera soumis à la
torture ou à la cruauté, à des traitements ou à des punitions dégradants et
inhumains. » L'amputation d'un membre, la flagellation et la lapidation
sont-elles vraiment humaines?
ERREURS HISTORIQUES DANS LE CORAN
Dans la sourate XL.36, le Coran se méprend sur l'identité d'Haman,
qu'il croit être un ministre de pharaon, à l'époque de Moïse, alors qu'il était
en réalité le ministre du roi perse Assuérus (mentionné dans le livre
d'Esther).
Nous avons également relevé la méprise entre Marie, la mère du Jésus,
et Marie, la soeur de Moïse et d'Aaron. La sourate II.249-250 fait éga-
129. DOI, p. 285.
L E C O R A N 203
lement une confusion entre l'histoire de Saül telle qu'elle nous est racontée
et le récit de Gédéon dans le Livre des Juges (7.5).
Le récit d'Alexandre le Grand (sourate XVIII.82) est désespérément
confus. Nous sommes certains qu'il est inspiré du Roman d'Alexandre. En
aucune façon, le Macédonien ne fut un musulman, ni ne vécut jusqu'à un
âge avancé, pas plus qu'il ne fut un contemporain d'Abraham, comme les
musulmans le prétendent.
RÈGLEMENT POUR LA COMMUNAUTÉ MUSULMANE
Le Coran contient un grand nombre de règles pour le fonctionnement
de la nouvelle communauté. Nous examinerons la situation des femmes, le
mariage et le divorce au chapitre X I V , l'institution de l'esclavage et la doctrine
de la guerre sainte aux chapitres VIII et IX, et les interdits concernant
la boisson et la nourriture au chapitre XV. Les autres prescriptions sociales
concernent l'aumône légale (ou taxe pour les pauvres), l'usure, la succession,
les prières, le pèlerinage et le jeûne. Ces sujets sont bien souvent traités de
manière superficielle et confuse. Par ailleurs, le Coran dicte un certain nombre
de principes moraux évidents que nul ne contestera : gentillesse et respect
envers les personnes âgées et la parenté, générosité envers les pauvres,
indulgence et pardon plutôt que vengeance. Il contient aussi des passages
de toute beauté. Mais, tout bien considéré, les effets de l'enseignement du
Coran ont été globalement désastreux, tant pour des raisons humaines,
sociales et intellectuelles que pour le progrès moral. Répétons-le, loin d'être
la parole de Dieu, il foisonne de principes barbares indignes d'un Dieu miséricordieux.
On a fourni suffisamment de preuves pour montrer que le Coran
reflète les principes moraux de Muhammad, principes qui sont imprégnés
des conceptions du V I I e siècle et qui sont inacceptables aujourd'hui.
DE LA RELIGION EN GÉNÉRAL ET DE L'ISLAM EN PARTICULIER
On nous dit souvent que c'est une très vilaine chose que d'attaquer
la religion parce qu'elle rend les hommes vertueux. C'est ce
que l'on dit; moi, je ne l'ai pas remarque.
RUSSELL1 3 0
Rien ne permet de croire qu'une religion soit vraie. En général, la plupart
d'entre elles avancent des théories que l'on peut réfuter. Malgré tout, certains
philosophes éminents prétendent que, bien qu'erronées, les religions
sont nécessaires à la tempérance morale et à la stabilité sociale. Cependant
le philosophe Quine dit qu'« il reste toutefois la question brûlante de la
valeur sociale des contraintes et des idéaux imposés par certaines religions,
130. Russell (3), p. 24.
204 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
quelles que soient leurs contradictions avec la réalité des faits. Si cette valeur
est aussi grande que je le soupçonne, alors on se trouve confronté au triste
dilemme d'avoir à choisir entre promouvoir la vérité scientifique et promouvoir
une illusion salutaire. » 1 3 1
Prétendre conserver une religion pour préserver la stabilité sociale est à
la fois empiriquement faux et moralement répulsif.
Vous remarquerez ce fait curieux, que plus la religiosité est intense à une
période donnée, plus profonde est la croyance dogmatique et plus grande
est la cruauté, cependant que les affaires vont au plus mal. Dans un soidisant
âge de ferveur religieuse, quand les hommes croyaient réellement à la
foi chrétienne et à tout ce qu'elle enseigne, il y avait l'inquisition, avec ses
tortures, ses millions de malheureuses femmes brûlées comme des sorcières,
et toutes sortes de cruautés pratiquées sur toutes sortes de gens, au nom de
la religion.132
Nous connaissons tous les guerres qui ont été menées au nom du christianisme,
mais nous connaissons moins celles des musulmans. Je parlerai de
l'intolérance et de la cruauté de l'islam au chapitre XVII. Ici, je me contenterai
d'évoquer quelques-unes des atrocités commises au XXe siècle au nom
d'Allah. Au cours des derniers dix-huit mois, ces petits saints que sont les
chefs des divers groupes islamiques d'Afghanistan, ont mené une guerre
civile cruelle pour acquérir un pouvoir total. Entre chacune de leurs cinq
prières quotidiennes adressées au plus bienveillant et miséricordieux des
dieux, ils ont réussi à tuer des centaines de civils innocents. Par milliers, ces
civils ont choisi de fuir vers le proche Pakistan où ils ont pu exprimer leur
nostalgie des bons vieux jours du communisme athée. Selon un article de
l'International Herald Tribune, la guerre civile, qui entre maintenant dans
sa troisième année, a fait plus de 10 000 victimes. Pour la seule ville de
Kaboul, entre janvier et avril 1994, 1 500 personnes ont été tuées.
Soudan
Au moment même où ces lignes sont écrites (juin 1994), un génocide est
en cours au Soudan où le dictateur Numeiri impose la loi coranique depuis
1983, alors même qu'un tiers de la population n'est pas musulman mais de
confession chrétienne ou animiste. Le Nord Soudan islamique mène une
guerre sans merci contre les chrétiens et les animistes du sud. Depuis 1983,
plus d'un demi-million de personnes ont été tuées. Un nombre identique de
Soudanais ont été déplacés de force de la capital Khartoum vers des camps
situés dans le désert où la température atteint 50 degrés et où il n'y a ni eau,
ni équipement sanitaire, ni infrastructure médicale. Dans un article du
131. Quine, p. 209.
132. Russell (3), p. 24.
133. IHT, 26 avril 1994.
LE CORAN 205
9 avril 94 au titre explicite de Les bénédictions de la religion, l'Economist rapporte
que « financé par l'Iran, le gouvernement a équipé ses troupes d'armes
modernes d'origine chinoise. Ces derniers mois, la guerre a pris un tour
encore plus primitif de jihad, alors que les troupes ont été renforcées par un
grand nombre de jeunes moudjahidines soudanais, prêts à mourir pour
l'islam. »
Indonésie
Les détails du massacre d'environ 250 000 à 600 000 Indonésiens en
1965 commencent à peine à être dévoilés. Après un coup d'Etat manqué en
1965, l'armée indonésienne prit (avec l'accord tacite des Etats-Unis) sa
revanche sur les communistes. L'armée encouragea les jeunes nationalistes
musulmans à régler leurs comptes; des bandes de jeunes musulmans massacrèrent
les paysans chinois de la plus horrible façon : « Personne ne sortait
après six heures », se rappelle un Chinois dont la famille avait dû s'enfuir à
l'Est de Java. « Ils coupaient les seins des femmes; ils jetèrent tellement de
corps à la mer que les gens avaient peur de manger du poisson. Mon frère
était forcé de servir dans un magasin. Au matin, des jeunes musulmans
venaient en se pavanant, avec des colliers d'oreilles humaines. » 1 3 4 Pendant
l'invasion du Timor oriental en 1975, au moins 200 000 civils furent tués.
J'insiste sur ces atrocités pour répondre à toutes les inepties sentimentales
que l'on répand sur l'orient spirituel qui, nous serine-t-on, est tellement
supérieur à l'occident décadent et athée, et je le fais aussi pour donner un
contre-exemple à l'idée reçue que la religion, d'une certaine façon, rend les
hommes plus vertueux. Les Européens et les Asiatiques, les chrétiens et les
musulmans ont tous été coupables de la plus effroyable cruauté, alors qu'il
y a eu des milliers d'athées qui ont non seulement mené des vies irréprochables,
mais qui oui aussi travaille avec altruisme pour le bien de l'humanité.
Objections morales à l'argument de Futilité
L'idée que nous ferions mieux d'enseigner le christianisme,
qu'il soit vrai ou non, parce que les gens seront moins criminels s'ils
y croient, est dégoûtante et dégradante (...) et c'est la conséquence
naturelle de l'attitude fondamentalement religieuse selon laquelle le
confort et la sécurité doivent toujours prévaloir sur la recherche
rationnelle.
ROBINSON1 3 5
L'argument selon lequel nous devrions adhérer à une religion pour ses
conseils moraux, bien qu'elle soit erronée, est tout aussi moralement
134. Guardian Weekly, 23 septembre 1990.
135. Robinson, p. 117.
206 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
répréhensible. Il pervertit la raison humaine et encourage l'hypocrisie. Pardessus
tout, il conduit à l'abandon de l'idéal de vérité.
Dès qu'il est reconnu qu'une croyance, et peu importe laquelle, est
importante pour tout autre raison que d'être vraie, alors on s'expose aux pires
abus. Le contrôle de l'appareil judiciaire en est le premier, mais d'autres sont
sûrs de suivre. Les emplois de direction seront réservés aux personnes qui
présentent toutes les garanties d'orthodoxie. Les documents historiques
seront falsifiés s'ils remettent en question les opinions reçues. Tôt ou tard,
toute déviance sera considérée comme un crime et sera sanctionnée par le
bûcher, les purges ou les camps de concentration. Je peux respecter l'homme
qui affirme que la religion est vraie et qu'il faut y croire, mais je ne peux ressentir
qu'une profonde réprobation morale pour ceux qui disent qu'il faut
croire dans une religion parce qu'elle est utile et que se poser la question de
savoir si elle est vraie ou non n'est qu'une perte de temps.1 3 6
Il y a même de vrais croyants qui argumentent de cette façon. Le professeur
Watt, maintes et maintes fois, affirme que la vérité historique est
moins importante que la vérité symbolique ou imagée. Mais c'est là pure
malhonnêteté intellectuelle. Selon Paul, « si l'on proclame que Christ est
ressuscité des morts, comment certains d'entre vous peuvent-ils dire qu'il
n'y a pas de résurrection des morts? S'il n'y a pas de résurrection des morts,
Christ non plus n'est pas ressuscité, et si Christ n'est pas ressuscité, notre
prédication est vide (de sens) et vide aussi est votre foi. » 1 3 7
Les musulmans croient avec ferveur qu'Abraham a construit la Kaaba.
Toutefois, le pèlerinage à La Mecque perd tout son sens (« votre foi est aussi
vaine ») quand on appréhende la vérité historique, à savoir qu'Abraham ne
mit jamais les pieds en Arabie et même qu'il n'a peut-être pas existé.
Cet argument est surprenant dans la bouche d'un croyant. Assurément,
Dieu approuverait la quête de la vérité que mène l'homme. Dieu aurait-Il
recours à des mensonges et à des subterfuges pour que l'homme Le vénérât ?
Il y a une autre variante à l'argument de l'utilité qui me semble plus difficile
à réfuter. Je pense au cas d'une personne qui a profondément souffert
et qui souffre encore, ou à celui d'une personne qui n'a aucun moyen d'améliorer
son sort sur terre, de quelqu'un qui a perdu à la loterie cruelle de la vie.
Avons-nous le droit de lui dire que sa foi en Dieu et en l'au-delà, quand
toute injustice sera redressée, n'est qu'un rêve d'homme malade ? Sa foi est
la seule chose qui lui permette de supporter la vie. Je n'ai pas de réponse à
cette question. Mais, bien sûr, cette question ne doit pas être une excuse
pour apaiser notre conscience, pour ne rien faire qui pourrait améliorer le
sort de l'homme chaque fois que cela est possible — à travers l'éducation,
l'action politique et sociale.
136. Russell (3), pp. 156-157.
137.1 Cor. 15.12-14.
CHAPITRE VI
LA NATURE TOTALITAIRE DE L'ISLAM
Le bolchevisme combine les caractéristiques de la révolution
française avec celles de l'essor de l'islam.
Marx a enseigné que le communisme était fatalement prédestiné
à prendre le pouvoir; cela engendre un état d'esprit peu différent
de celui des premiers successeurs de Muhammad.
Parmi les religions, le bolchevisme doit être comparé à l'islam
plutôt qu'au christianisme ou au bouddhisme. Le christianisme et
le bouddhisme sont avant tout des religions personnelles, avec des
doctrines mystiques et un amour de la contemplation. L'islam et le
bolchevisme ont une finalité pratique, sociale, matérielle dont le
seul but est d'étendre leur domination sur le monde.
RUSSELL1
Charles Watson fut probablement le premier à accuser l'islam de totalitarisme
et il eut à coeur de démontrer comment2, « par un million de ramifications,
pénétrant chaque aspect de la vie, toutes avec une signification
religieuse, il maintient son emprise sur les musulmans ». Bousquet, une des
plus grandes autorités en matière de loi islamique, juge que l'islam est totalitaire
sous deux aspects : la loi islamique et la notion de jihad qui n'ont
d'autre objet que de conquérir le monde pour le soumettre à sa seule autorité.
Nous reviendrons sur le jihad dans les prochains chapitres, ici nous
nous limiterons à la loi islamique.
De toute évidence, la charia veut « contrôler dans leurs moindres détails
les activités politiques et sociales des individus, sans aucune restriction la vie
des fidèles, et s'assurer que les autres religions ne puissent pas gêner
l'islam ».3 L'omniprésence de la loi islamique est perceptible dans l'absence
de distinction entre le rituel, la loi (telle que l'Occident la conçoit), l'éthique
et les bonnes manières. En principe, cette législation contrôle toute la vie
du croyant et de la communauté. Elle s'immisce partout, traite des taxes de
pèlerinage aux soins à donner aux animaux, en passant par les contrats agri-
1. Russell (4), pp. 5,29,114.
2. Cité dans M W , vol. 28, p. 6.
3. Hurgronje (1), p. 264.
208 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
coles, la nourriture et l'hébergement des esclaves, les invitations pour les
noces, l'interdiction faite aux hommes de porter des anneaux d'or ou
d'argent, l'usage du cure-dents ou encore la manière dont les besoins naturels
doivent être satisfaits.
La loi islamique est une doctrine de devoirs, de devoirs extérieurs, c'està-
dire, de devoirs qui, « institués par Dieu, sont contrôlés par une autorité
humaine. Sans exception, ces devoirs sont fondés sur l'impénétrable volonté
de Dieu et ne s'exercent qu'à son profit. Toutes les obligations que l'on peut
imaginer y sont traitées, toutes les obligations imposées aux hommes dans
n'importe quelle circonstance et en rapport avec n'importe quelle tierce
personne. »4
Avant d'étudier en détail la loi islamique, nous devons comprendre comment
elle est devenue ce qu'elle est.
PAS DE SÉPARATION DE L'ÉGLISE ET DE L'ÉTAT
Jésus-Christ lui-même énonça un principe fondamental de la pensée
chrétienne : « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à
Dieu. »3 Ces deux autorités, Dieu et César, s'occupent de questions différentes,
régissent des royaumes différents, chacun ayant ses propres lois et
ses propres institutions. Pareille séparation de l'Eglise et de l'Etat n'existe
pas dans l'islam, même si l'arabe possède différents mots qui permettent de
faire la distinction entre laïc et ecclésiastique, entre sacré et profane, entre
spirituel et temporel. Muhammad n'était pas seulement un prophète, mais
aussi un homme d'Etat. Il avait fondé une communauté religieuse et une
nation politique. C'était un chef militaire qui faisait la guerre ou la paix, un
législateur qui rendait la justice. Des victoires spectaculaires prouvèrent aux
premiers musulmans que Dieu était de leur côté. Ainsi, dès le début, il ne
pouvait être question de différencier entre l'histoire sacrée et l'histoire
séculière, le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel, à la différence du christianisme
qui dut subir trois siècles de persécutions avant d'être adopté par
César.
LA LOI ISLAMIQUE
La charia ou loi islamique est basée sur quatre principes ou racines (usul
en arabe) : le Coran, les Sunnah, l'ijma (les consensus de la communauté
orthodoxe) et le qiyas (méthode de raisonnement par analogie.)
4. Hurgronje (1), p. 261.
5. Mathieu 22.17.
L A N A T U R E T O T A L I T A I R E D E L ' I S L A M 209
Le Coran
Le Coran, comme nous l'avons vu précédemment, est, pour les Musulmans,
la parole même de Dieu. Bien qu'il contienne des règles destinées à
la première communauté sur des questions comme le mariage, le divorce ou
l'héritage, il ne formule aucun principe général. De nombreuses questions
sont traitées de manière superficielle, et un nombre encore plus grand de
questions vitales ne sont même pas abordées.
La sunnah
La sunnah désigne les coutumes ou la manière de vivre des musulmans,
selon l'exemple des actes et des paroles du Prophète, et encore ce qui fut fait
ou dit en sa présence, et ce qu'il n'a pas interdit. La sunnah fut enregistrée
dans les traditions, mais celles-ci, nous l'avons déjà vu, sont en grande partie
des faux. Quoi qu'il en soit, pour les musulmans, la sunnah complète le
Coran et elle est indispensable à sa compréhension, pour clarifier ses imprécisions
ou pour combler ses silences. Sans la sunnah, les musulmans
n'auraient plus aucun repère pour régler les menus problèmes de leur vie
quotidienne. Le Coran et la sunnah sont l'expression des commandements
divins, la volonté irrévocable et impénétrable d'Allah, à laquelle on doit
obéir aveuglément, sans hésitation, sans question ni réserve.
Étant donné leur imprécision intrinsèque, nous avons toujours besoin
d'interpréter la sunnah et le Coran et c'est la fonction de la charia (fiqh). Les
docteurs de la loi s'appelaient les faquihs. Ils fondèrent plusieurs écoles
d'interprétation, dont quatre survivent encore aujourd'hui et se partagent la
population des musulmans orthodoxes sunnites6. Assez curieusement, les
interprétations divergentes des quatre écoles sont reconnues à égalité valables.
1. Malik ibn Abbas (mort en 795) fonda l'école malikite de Médine où,
dit-on, il aurait connu un des derniers compagnons vivants du Prophète. Sa
doctrine, contenue dans le livre appelé Muwatta, a été adoptée par la plupart
des musulmans d'Afrique, à l'exception de la Basse Egypte, de Zanzibar
et de l'Afrique du Sud.
2. Abu Hanifa, né à Kouffa vers 696 et mort à Bagdad en 767, est le fondateur
de l'école hanifique qui privilégie la raison et la logique. Cette école
est en faveur aux Indes et en Turquie.
3. Al-Chafi'i (mort en 820) est un modéré qui s'appuie presque exclusivement
sur les traditions du Prophète, telles qu'elles existent dans les
hadiths. Il enseigna à Bagdad puis en Egypte. Ses préceptes sont en vigueur
en Indonésie, en Malaisie, au Yémen et dans les régions de la Basse Egypte.
6. Le mot « sunnite » est un adjectif dérive de sunnah. L'autre grande famille de musulmans
sont les shi'ites.
210 P O U R Q U O I J E N E SUIS PAS M U S U L M AN
4. Ahmad ibn Hanbal (mort en 855) est né à Bagdad. Il suivit les cours
d'Al-Chafi'i, qui lui enseigna également les traditions. Il fut persécuté sous
le califat abbasside d'al-Mamun pour être resté fidèle au dogme orthodoxe
du Coran incréé. En théorie, la secte fondamentaliste des Wahhabis d'Arabie
Saoudite applique sa doctrine.
Lorsque l'on reprocha aux diverses écoles d'avoir introduit des innovations
sans les justifier, d'avoir adapté la loi religieuse aux intérêts matériels,
d'avoir toléré des abus, les docteurs de la loi développèrent la doctrine de
l'infaillibilité du consensus (ijma) qui est le troisième fondement de la loi
islamique.
Ijma
Les paroles attribuées au Prophète, « ma communauté ne s'accordera
jamais sur une erreur », devaient faire des docteurs reconnus par l'ensemble
de la communauté une Eglise infaillible. Comme le dit Hurgronje : « C'est
l'équivalent musulman de la doctrine catholique de la tradition
ecclésiastique : quod semper, quod ubique, quod ab omnibus creditum est. »7 La
doctrine du consensus n'a rien de démocratique : c'est le consensus d'une
intelligentsia; le peuple en est exclu.
Cependant, le choix de l'ijma était source de différents : certains
n'acceptaient que l'ijma des compagnons du Prophète, tandis que d'autres
n'acceptaient que celui des descendants du Prophète.
La doctrine du consensus, loin d'accorder un semblant de liberté de pensée
comme on aurait pu s'y attendre, travailla « en faveur d'un durcissement
progressif de la doctrine et, un peu plus tard, la doctrine qui niait la possibilité
d'un raisonnement indépendant entérina un état de fait qui
perdurait ».8
La loi islamique fut définitivement fixée au début du I X e siècle parce
que, pour citer Schacht :
On était arrive à un point où les docteurs pensaient que toutes les questions
essentielles avaient été suffisamment débattues. Petit à petit, un consensus
avait vu le jour. Désormais, personne ne pourrait avoir les
qualifications nécessaires pour mener une réflexion indépendante en
matière de loi, et toute activité future devrait être limitée à l'explication,
l'application et, au pire, à l'interprétation de la doctrine, telle qu'elle avait
été fixée une fois pour toutes.9
Cette censure imposée à toute réflexion indépendante signifiait en pratique
la soumission inconditionnelle aux doctrines professées par l'autorité
7. Ce qui est accepté partout, par tous et depuis toujours.
8. Schacht (1), p. 69.
9. Schacht (1), pp. 70-71.
L A N A T U R E T O T A L I T A I R E DE L ' I S L AM 211
et les écoles officiellement reconnues. La loi islamique avait jusque-là fait
preuve de souplesse et de dynamisme, mais désormais elle
devint de plus en plus rigide et prisonnière de son moule final. L'ossification
de la loi islamique explique sa stabilité au cours des siècles, alors même que
les institutions politiques de l'islam déclinaient. Tout n'était pas entièrement
immuable, mais les changements qui s'opéraient concernaient plus la
théorie légale et la superstructure systématique que la loi positive. Prise dans
son ensemble, la loi islamique reflète et s'accorde aux conditions socio-économiques
de la première période abbasside, mais elle fut de moins en moins
adaptée aux développements ultérieurs de la société et de l'Etat.1 0
Kiyas
Kiyas, ou raisonnement par analogie, est considéré par beaucoup de docteurs
comme étant subordonne aux trois fondements de la loi islamique et
a, par conséquent, moins d'importance. Son ajout pourrait bien avoir été un
compromis entre une liberté d'opinion sans contrainte et le rejet de toute
réflexion humaine dans la loi religieuse.
LA NATURE DE LA LOI ISLAMIQUE
1. Tous les rapports humains et les actions sont jugés et classés dans les
catégories suivantes : obligatoire, recommandé, neutre, répréhensible, prohibé.
La loi islamique est un système d'obligations religieuses mélangées à
des éléments qui n'appartiennent pas au domaine juridique.11
2. L'aspect irrationnel de la loi islamique provient de ses deux sources
officielles, le Coran et la sunnah qui, tous deux, sont l'expression des commandements
divins. Il s'ensuit que ces règles s'imposent non pas par le bon
sens ou la logique, mais simplement parce qu'elles existent. Puisque l'origine
surnaturelle de la charia et la logique divine sont impénétrables, la loi
islamique appelle à l'observance de la lettre plutôt que de l'esprit. Tout au
long de l'histoire, ce fait a favorisé le développement d'une rhétorique juridique
qui fait largement appel à la fiction. Par exemple, le Coran prohibe
formellement l'usure, ce qui fait dire à Schacht :
Cette prohibition religieuse était suffisamment forte pour que le peuple
ne souhaitât pas la transgresser ouvertement, mais en même temps les prêts
usuraires étaient vitaux pour le commerce. Pour satisfaire ce besoin tout en
observant la lettre de la prohibition religieuse, on inventa un certain nombre
de stratagèmes. L'un deux consistait à garantir la dette par un bien immobilier
tout en autorisant le créancier à l'occuper en guise d'intérêt pour le
10. Schacht (1), p. 75.
11. Schacht (1), p. 201.
212 P O U R Q U O I J E NE SUIS PAS M U S U L M AN
principal. Une double vente représentait un autre moyen : par exemple, le
débiteur vend une esclave au créancier et la rachète immédiatement à un prix
plus élevé, payable à une date ultérieure. La différence entre les deux prix
représente l'intérêt.12
Comment pouvons nous qualifier de telles pratiques? D'élucubrations
juridiques? Nous serions encore trop indulgents. Manque de scrupule?
Hypocrisie morale? Ou tout simplement malhonnêteté?
3. Bien que la loi islamique soit une loi religieuse, elle n'est aucunement
irrationnelle. Elle n'est pas le résultat d'un processus ininterrompu de révélations
divines, mais celui d'une méthode d'interprétation. De là proviennent
ses aspects intellectualistes et dogmatiques. Mais, alors que la loi
islamique se considère comme un système rationnel basé sur des considérations
matérielles, son cadre légal est peu développé. Elle cherche à donner
une norme matérielle concrète, et non pas à imposer des règles formelles
pour arbitrer des intérêts opposés (ce qui est le but des lois séculières). Ceci
fait que la bonne foi, l'équité, la justice, la vérité ne jouent qu'un rôle subalterne
dans ce système.0
4. A la différence du droit romain, la loi islamique introduit des considérations
juridiques dans un problème donné au moyen d'analogies, par
association ou parataxe.14 A cette façon de procéder s'ajoute un raisonnement
de casuiste, qui est un des aspects saillants de la loi coranique traditionnelle.
« La loi islamique ne s'attache pas autant à dégager les éléments
juridiques importants de chaque cas et de les rattacher à des règles générales
que d'établir une échelle de valeur. » 1 5 Par exemple, dans le domaine des
successions, on trouve le cas d'un individu qui laisse comme seul héritier son
trente-deuxième arrière grand-père; les droits de succession des hermaphrodites
(car les deux sexes n'ont pas les mêmes droits), la succession d'un
individu qui a été changé en animal et, en particulier, la succession de ce
même individu lorsqu'il n'a été qu'à moitié transformé, que ce soit dans le
sens de la hauteur ou de la largeur.
C'est ainsi qu'un pédantisme destructeur de l'âme, qu'un esprit de
casuiste a triomphé.
La tâche d'interpréter la parole de Dieu et de réglementer la vie courante
conformément à ses décrets, se perdit dans d'absurdes sophismes et
d'effrayants ergotages exégétiques. On spéculait, on pinaillait avec la dernière
mauvaise foi et les plus téméraires envolées imaginatives, sur des éventualités
qui ne se produiraient jamais. Les gens discutaient de problèmes
juridiques tirés par les cheveux, de cas théoriques bien éloignés du monde
12. Schacht (1), p. 79.
13. Schacht (2), p. 397.
14. Parataxe : construction par juxtaposition, sans qu'un mot de liaison indique la nature
du rapport entre les propositions (Le Robert).
15. Schacht (1), p. 205.
L A N A T U R E T O T A L I T A I R E D E L ' I S L AM 213
réel. Les superstitions fournissaient aussi aux juristes l'occasion de satisfaire
leur marotte. Puisque les démons prennent fréquemment l'apparence
humaine, les juristes évaluent les conséquences de telles transformations :
ils débattront avec force arguments et contre-arguments pour savoir si ces
êtres maléfiques peuvent être comptés pour atteindre le quorum de participants
nécessaires à la prière du vendredi. Un autre cas problématique que la
loi divine doit traiter est celui de la descendance d'une union entre un être
humain et un démon déguisé en homme... Quelles sont les conséquences
d'un tel mariage dans les lois familiales? Bien entendu, le problème des
mariages avec les djinns est traité dans les cercles des docteurs de la loi avec
le même sérieux que n'importe quel autre point important de la loi religieuse.
1 6
5. Dans ce que nous pourrions appeler le droit pénal, la loi islamique fait
la distinction entre les droits de Dieu et les droits de l'homme.
Seuls les droits de Dieu ont un caractère pénal, c'est-à-dire d'une loi qui
inflige des sanctions pénales au coupable. Même ici, au coeur de la loi
pénale, l'idée d'une réparation pour un préjudice infligé à Dieu prédomine,
exactement comme s'il s'agissait d'un préjudice causé à un plaignant
humain. La partie proprement pénale de la loi coranique est exclusivement
dérivée du Coran et des traditions (hadiths). La seconde partie de la loi
pénale traite de la réparation des torts, une catégorie à cheval entre le code
civil et le code pénal que la loi coranique a conservé des lois de l'Arabie préislamique.
Quelle que soit la responsabilité encourue, les représailles, le prix
du sang, le préjudice, sont l'objet d'une plainte à titre privé, regardant les
droits des hommes. Dans ce domaine, l'idée de culpabilité criminelle est
pratiquement inexistante et, quand elle existe, c'est uniquement dans un
esprit de responsabilité religieuse. Aussi n'existe-t-il aucune pénalité contre
les infractions aux droits d'un individu, à la violation de sa personne ou de
ses biens, mais seulement la réparation exacte du dommage causé. Ceci conduit
soit à des vendettas lorsqu'il y a eu meurtre ou agression, soit à l'absence
de pénalité dans les autres cas.1 7
En résumé, la charia est un ensemble de lois théoriques qui s'appliquent
à une communauté musulmane idéale, qui s'est entièrement soumise à la
volonté de Dieu. Elle est fondée sur l'autorité divine, qui doit être acceptée
sans critique. La loi coranique n'est donc pas le fruit de l'intelligence
humaine et en aucun cas elle ne reflète l'évolution constante des réalités
sociales (comme le font toutes les lois occidentales). Elle est immuable, et
le fiqh constitue l'interprétation infaillible et définitive des textes sacrés.
Elle est infaillible parce que la caste des docteurs de la loi a reçu le pouvoir
de déduire du Coran et des traditions des solutions incontestables; et
définitive parce qu'après trois siècles, toutes les solutions avaient été données.
Alors que les lois occidentales sont humaines et évolutives, la charia
16. Gokkiher (2), pp. 63-64.
17. Schacht (2), p. 399.
214 P O U R Q U O I J E N E SUIS PAS M U S U L M AN
est divine et immuable. Elle dépend de la volonté impénétrable d'Allah, qui
ne peut être appréhendée par l'intelligence humaine; elle doit être acceptée
sans suspicion ni doute. Le travail des docteurs de la loi n'est qu'une simple
application des paroles de Dieu ou de Son Prophète. Ce n'est que dans des
limites très étroites, fixées par Dieu Lui-même, que l'on peut utiliser une
sorte de raisonnement par analogie connu sous le terme de qiyas. Les
décisions des docteurs ont force de loi et reposent sur l'infaillibilité de la
communauté, une infaillibilité que Dieu Lui-même conféra à la communauté
par l'entremise de Muhammad. (Bousquet, Hurgronje, Schacht)
Critiques de la loi coranique
1. Deux des fondements de l'islam sont le Coran et la sunnah qui est
enregistrée dans les hadiths. Nous avons déjà expliqué pourquoi le Coran
ne peut pas être d'origine divine (il fut rédigé entre les V I I e et IXe siècles et
comporte de nombreux emprunts au Pentateuque, au Talmud, aux Evangiles
apocryphes, au paganisme arabe préislamique et au zoroastrisme.) Il
contient des anachronismes, des erreurs scientifiques, des fautes grammaticales,
etc. Les doctrines qu'il professe sont incohérentes ou contradictoires
et proprement indignes d'un Dieu qui serait miséricordieux. Il ne fournit
aucune preuve de l'existence de Dieu. En revanche, il contient des principes
moraux louables, même s'ils ne sont pas très originaux : la charité islamique,
le respect des parents et ainsi de suite. Malheureusement, les mauvais préceptes
sont plus fréquents : intolérance, appel à la violence et au meurtre,
inégalité des femmes et des non-musulmans, la pratique de l'esclavage,
punitions barbares et mépris pour l'intelligence humaine.
2. Goldziher, Schacht et d'autres ont montré de façon convaincante que
la plupart, et probablement toutes les traditions (hadiths) étaient des affabulations
répandues dans les tout premiers siècles de l'hégire. Si ce fait est
admis, alors les fondements de la loi coranique sont particulièrement
précaires : l'ensemble de la charia n'est qu'une invention grotesque basée sur
des mensonges et de pieuses fictions. Et puisque la loi coranique est considérée
par beaucoup comme « la quintessence de la pensée islamique, l'aspect
le plus représentatif du mode de vie des musulmans, le coeur même de
l'islam », les conséquences des conclusions de Goldziher et de Schacht sont,
et c'est le moins qu'on puisse dire, écrasantes.
3. Le pouvoir des clercs :
Qu'il y ait une volonté divine, une fois pour toutes, sur ce que l'homme
doit faire et sur ce qu'il ne peut pas; que la valeur des gens, d'un individu,
soit mesurée sur combien ou combien peu la volonté de Dieu est obéie; que
la volonté de Dieu se manifeste dans le destin d'un peuple ou d'un individu,
comme l'élément moralisateur, c'est-à-dire, en punissant ou en
récompensant selon le degré d'obéissance. (...) Un pas plus loin : la volonté
L A N A T U R E T O T A L I T A I R E D E L ' I S L AM 215
de Dieu (c'est-à-dire, les conditions pour que le pouvoir des prêtres soit conservé)
doit être connue : à cette fin, la révélation est nécessaire. Pour parler
clairement : une falsification littéraire devient nécessaire, une écriture sainte
est découverte; elle est rendue publique dans la plus grande pompe hiératique.
(...) Avec sévérité et pédanterie, le prêtre énonce une fois pour toutes.
(...) Ce qu'il veut avoir, ce que la volonté de Dieu est. Maintenant, toutes
les choses de la vie sont ordonnées de telle sorte que le prêtre est indispensable.
18
Les apologistes et les musulmans eux-mêmes ont toujours prétendu qu'il
n'y avait pas de clergé dans l'islam. En réalité, il existe une sorte de classe de
clercs, qui en fin de compte possède le même genre d'autorité religieuse et
sociale que le clergé catholique. C'est à cette classe que je me suis référé tout
au long de ce chapitre en l'appelant les docteurs de la loi que l'on connaît
aussi sous le nom de ulémas. Étant donné l'importance que l'on attache au
Coran et à la sunnah (et aux hadiths), il fallait impérativement une classe de
professionnels suffisamment compétents pour interpréter les textes sacrés.
Comme leur autorité grandissait au sein de la communauté, ils acquirent de
plus en plus de pouvoir et prétendirent exercer seuls un contrôle sur tous les
sujets relatifs à la foi et à la loi. La doctrine de l'ijma leur permit de consolider
leur pouvoir absolu. « Une fois que l'ijma fut unanimement reconnue
comme étant une doctrine et la source de la loi, il fut possible de mettre en
application une protection légale contre l'hérésie. Toute interrogation sur la
teneur d'un texte, qui remettait en doute la validité de la solution déjà donnée
et acceptée par consensus, devenait une bid'ah, une innovation, c'est-àdire
une hérésie. »19
La mainmise des ulémas explique pourquoi il y eut si peu de progrès
intellectuel dans les sociétés musulmanes, pourquoi la pensée critique ne
s'est pas développée. Tout au long de l'histoire de l'islam, mais plus
particulièrement au cours de ces dernières années, les ulémas ont activement
gêné toute tentative pour introduire des notions de droits de l'homme,
de liberté, d'individualisme et de démocratie libérale. Par exemple, les ulémas
ont violemment réagi contre l'idée de liberté introduite dans la Constitution
iranienne de 1906-1907 qu'ils considéraient comme non islamique.
Récemment, les ulémas ont activement participé au processus d'islamisation
de l'Iran, du Soudan et du Pakistan. Dans tous ces pays, l'islamisation
s'est effectivement traduite par la restriction ou la suppression des droits de
l'homme, sur la base de critères islamiques.
4. La charia est-elle toujours valide?
Nous pouvons aussi bien nous demander comment une loi dont les premiers
principes furent établis il y a plus d'un millénaire, et dont la substance
18. Nietzsche, pp. 596-597.
19. Gibb, p. 67.
216 P O U R Q U O I J E N E SUIS PAS M U S U L M AN
n'a pas évolué depuis, pourrait encore être d'actualité au X X e siècle. La charia
ne reflète que les conditions sociales et économiques des premiers abbassides
et on l'a conservée sans tenir compte des développements ultérieurs de
la société. Aussi extraordinaire que cela puisse paraître, nous avons depuis
lors progressé moralement. Nous ne considérons plus les femmes comme
des biens dont nous pourrions disposer selon notre bon vouloir. Nous ne
pensons plus que ceux qui ne partagent pas nos croyances religieuses ne
méritent pas d'être respectés. Nous accordons même des droits aux enfants
et aux animaux. Mais aussi longtemps que nous penserons que le Coran est
éternellement vrai et qu'il apporte une réponse à tous les problèmes du
monde moderne, il n'y aura aucun progrès. Les principes contenus dans le
Coran sont antithétiques au progrès moral.
CHAPITRE VII
L'ISLAM EST-IL COMPATIBLE
AVEC LA DÉMOCRATIE
ET LES DROITS DE L'HOMME?
L'islam n'a jamais favorisé la démocratie.
HURGRONJE 1
Les principes démocratiques qui prédominent dans le monde
ne sont pas bons pour les peuples de notre région. (...) Des élections
libres ne conviennent pas à notre pays.
Le roi FAHD d'Arabie Saoudite 2
Pendant que les apologistes occidentaux et que les musulmans progressistes
s'évertuent à chercher des principes démocratiques dans l'histoire et
les dogmes de l'islam, le roi Fahd a au moins l'honnêteté d'admettre que
l'islam est incompatible avec la démocratie.
ISLAM ET DROITS DE L'HOMME
Arrêtons-nous sur la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme de
1948 et comparons-la avec les principes de l'islam et de la loi coranique.
Article 1 : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et
en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns
envers les autres dans un esprit de fraternité. »
Article 2 : « Chacun peut se prévaloir de tous les droits et de toutes les
libertés proclamés dans la présente Déclaration, sans distinction aucune,
notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d'opinion
politique ou de toute autre opinion, d'origine nationale ou sociale, de fortune,
de naissance ou de toute autre situation. »
1. Hurgronje (1), p. 277.
2. Cité dans FA, été 1993.
218 POURQUOI J E NE SUIS PAS M U S U L M AN
Article 3 : « Tout individu a droit à la vie, à la liberté et à la sûreté de sa
personne. »
Article 4 : « Nul ne sera tenu en esclavage ni en servitude; l'esclavage et
la traite des esclaves sont interdits sous toutes leurs formes. »
Remarques.
1. La loi coranique affirme que les femmes sont des êtres inférieurs. Leur
témoignage devant une cour de justice vaut la moitié de celui d'un homme.
Elles ne peuvent pas se déplacer librement ni épouser un non-musulman.
2. D'après la loi coranique, les non-musulmans qui vivent dans un pays
musulman ont également un statut inférieur. Ils ne peuvent pas témoigner
contre un musulman. En Arabie Saoudite, où le Prophète aurait dit :
« Deux religions ne peuvent pas exister en Arabie », il est interdit aux nonmusulmans
de pratiquer une autre religion que l'islam, de construire des
églises, de posséder une Bible, etc.
3. Les non-croyants et les athées (sans aucun doute la minorité la plus
méprisée de toute l'histoire) n'ont pas droit de vie dans les pays musulmans.
Ils doivent être exécutés. Les docteurs de la loi divisent les péchés en petits
(sagha'ir) et grands (kaha'ir). Parmi les dix-sept grands péchés, l'incroyance
est le plus honni, bien plus que le meurtre, le vol ou l'adultère.
4. L'esclavage est reconnu par le Coran. Les musulmans ont le droit
d'épouser leurs esclaves femelles (sourate IV.3). Il leur est permis de satisfaire
leurs désirs avec leurs esclaves, même si elles sont mariées (sourate
IV.24). La condition désespérée de l'esclave vis-à-vis de son maître illustre
celle des divinités arabes en présence de leur créateur (sourate XVI.77).
Article 5 : « Nul ne sera soumis à la torture, ni à des peines ou traitements
cruels, inhumains ou dégradants. »
Remarque : nous avons déjà vu quelles sortes de punitions la loi sainte
réserve à ceux qui la transgressent : amputation, crucifixion, lapidation et
flagellation. Je suppose qu'un musulman dira que ce sont là des châtiments
tout à fait ordinaires, pour les pays arabes! En sont-ils pour autant plus
humains? Les musulmans pourront toujours prétendre que ces punitions
sont d'origine divine et ne doivent pas être jugées selon des critères
humains. Pour l'être humain, elles sont inhumaines !
Article 6 : « Chacun a le droit à la reconnaissance en tous lieux de sa personnalité
juridique. »
Remarque : la notion de personne juridique, libre de ses choix tout en
étant moralement responsable de ses actes, n'existe pas dans l'islam, tout
comme la notion de droits de l'homme.
L'ISLAM EST-IL COMPATIBLE AVEC LA DÉMOCRATIE ? 219
Les articles 7 à 11 traitent des droits de l'accusé à un jugement impartial.
Remarques.
1. Comme Schacht l'a montré, selon la charia, les considérations de
bonne foi, de justice, de vérité et autres, jouent un rôle secondaire. La
notion de culpabilité criminelle est absente.
2. 11 est certes interdit de venger un meurtre, mais on peut quand même
offrir une récompense à un tiers pour qu'il assassine le meurtrier.
3. L'instruction d'un procès selon les règles de l'islam peut difficilement
être qualifiée d'impartiale ou d'équitable, car la valeur accordée aux
témoignages est déjà une cause d'injustice. Les femmes sont rarement
admises à témoigner et seulement si leur nombre est le double de celui des
témoins masculins de la partie adverse. Un non-musulman ne peut pas
témoigner contre un musulman. Donc, s'il n'y a pas d'autre témoin, un
musulman peut cambrioler le domicile d'un non-musulman, en sa présence,
en toute impunité.
L'article 16 traite des droits du mariage.
Remarque : nous reviendrons dans un chapitre ultérieur sur la condition
des femmes dans l'islam. Ici, disons simplement qu'elles n'ont pas le droit
de choisir leur époux et qu'elles ne disposent pas des mêmes garanties en
cas de divorce.
Article 18 : « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience
et de religion; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction
ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction, seule
ou en commun, tant en public qu'en privé, par l'enseignement, les pratiques,
le culte et l'accomplissement des rites. »
Remarques. :
1.11 est clair que celui qui est né dans une famille musulmane n'a pas le
droit de changer de religion. Toujours prompts à appliquer deux poids deux
mesures, les musulmans seront ravis d'accueillir de nouveaux convertis, mais
aucun musulman ne pourra se convertir à une autre religion. Il serait apostat
est passible de mort. Voici comment Baidawi, un grand commentateur du
Coran, présentait la chose en 1291 : « Emparez vous de quiconque s'est
ouvertement ou secrètement détourné de sa foi et tuez-le, là où vous le trouverez,
comme n'importe quel autre infidèle. Rompez tout lien avec lui.
N'écoutez aucune intercession faite en sa faveur. »
2. Pour des raisons évidentes, il est difficile de connaître le chiffre réel
d'apostasies et de conversions au christianisme. Il serait, dit-on, impossible
de convertir un musulman. En réalité, depuis le Moyen Âge et jusqu'à nos
jours, l'histoire nous offre les preuves de milliers de conversions, dont les
220 P O U R Q U O I J E N E SUIS PAS M U S U L M AN
plus spectaculaires sont certainement celles des princes du Maroc et de
Tunisie au X V I I e siècle, ou encore celle du moine Constantin l'Africain.
Pour la période de 1614 à 1798, le comte Rudt-Collenberg a pu recenser
dans les archives de la Maison des Catéchumènes à Rome les cas de 1 087
conversions. D'après A. T. Willisand, entre deux et trois millions de musulmans
se sont convertis au christianisme après le massacre des communistes
en Indonésie en 1965 (voir chapitre V). En France, depuis le début des
années 1990, il y a, chaque année, entre deux et trois cents conversions.
Selon Ann Mayer3, les conversions se font à un rythme suffisamment élevé
en Egypte « pour enflammer la colère des religieux musulmans et pour
mobiliser l'opinion conservatrice autour des propositions de loi qui restaurent
la peine de mort pour l'apostasie ». Mademoiselle Mayer souligne que
par le passé, de nombreuses femmes musulmanes ont essayé de se convertir
pour échapper à leur sort.
3. Ceux qui se convertissent au christianisme et choisissent de rester
dans un pays arabe s'exposent aux pires dangers. Ils perdent la plupart de
leurs droits, se voient refuser la délivrance de papiers d'identité et ont les
pires difficultés pour quitter leur pays. Leur mariage est annulé, la garde des
enfants leur est retirée pour être confiée à des familles qui pourront garantir
une bonne éducation musulmane. Bien souvent les parents de l'apostat
prendront l'affaire en main et l'assassineront. Bien entendu, ils ne seront pas
poursuivis.4
Article 19 : « Tout individu a droit à la liberté d'opinion et d'expression,
ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de
chercher, de recevoir et de répandre, sans considérations de frontières, les
informations et les idées par quelque moyen d'expression que ce soit. »
Remarques :
1. Les droits inscrits dans les articles dix-huit et dix-neuf ont été constamment
violés en Iran, au Pakistan, en Arabie Saoudite. Dans ces trois
pays, les droits des communautés bahaïes, ahmadites et chiites sont niés.
Ces trois pays justifient leurs actions en se référant à la charia. Les chrétiens
y sont souvent arrêtés et accusés de blasphème. Leurs droits sont également
niés. Pour la seule Arabie, Amnesty International rapporte que :
Sur les trois dernières années, des centaines de chrétiens, dont des femmes
et des enfants, ont été arrêtés et emprisonnés, pour la plupart sans avoir
été jugés, seulement pour avoir exprimé pacifiquement leurs convictions
religieuses. Beaucoup ont été torturés durant leurs détentions, certains par
flagellation. La possession d'objets religieux non islamiques tels qu'une
Bible, un chapelet, une croix ou une image pieuse est interdite et ces objets
peuvent être confisqués.5
3. Mayer, p. 177.
4. Voir, de façon générale, Gaudeul.
L'ISLAM EST-IL COMPATIBLE AVEC LA DÉMOCRATIE ? 221
De nombreux musulmans chiites ont été pareillement harcelés, arrêtés,
torturés et, dans certains cas, décapités. Le 3 septembre 1992, Sadiq Abdul
Karim Malallah a été décapité en public à A l - Q a t i f après avoir été reconnu
coupable d'apostasie et de blasphème. Sadiq était musulman chiite. Il avait
été arrêté en 1988 et accusé tout d'abord d'avoir jeté des pierres sur un poste
de police, puis de contrebande de Bible. Il fut torturé dans sa cellule.
La situation des ahmadis au Pakistan n'est guère différente, comme en
témoigne ce second rapport d'Amnesty International6 . Mirza Ghumal
Ahmed (mort en 1908) est le fondateur de leur secte, et ses disciples le considèrent
comme un prophète.
Les ahmadis se considèrent comme des musulmans, mais les musulmans
orthodoxes les jugent hérétiques car ils nomment Messie (al-Masih) le fondateur
de leur mouvement. Cela implique que Muhammad n'est pas le dernier
sceau des prophètes (c'est-à-dire le prophète qui porta le dernier
message de Dieu) comme l'orthodoxie musulmane l'affirme. Pour les ahmadis,
leur foi ne remet pas en cause le statut prophétique de Muhammad
parce que Mirza Ghulam Ahmed ne prétendit pas porter une nouvelle
révélation de la loi divine qui pourrait annuler et remplacer le Coran. Mirza
Ghulam Ahmed se considérait lui-même comme un mahdi, une réincarnation
du Prophète Muhammad, et il pensait que sa tâche était de revivifier
l'islam. Conséquence de cette divergence d'opinion, les ahmadis subissent
discriminations et persécutions dans certains pays musulmans. Au milieu
des années 1970, la Ligue Musulmane basée en Arabie Saoudite demanda
à tous les pays musulmans de prendre des dispositions contre les ahmadis.
Depuis, les ahmadis sont bannis d'Arabie Saoudite.
Tout au long de l'histoire du Pakistan, les ahmadis ont été l'objet de harcèlements
qui, en certaines occasions, se sont transformés en bains de sang.
Les choses empirèrent à partir de 1977 quand, après un coup d'Etat militaire,
le président Zia ul Haq accéda au pouvoir. Il mit aussitôt en oeuvre
une politique d'islamisation et restreignit les droits des ahmadis. Les lois
qui furent adoptées en 1984 visaient explicitement ces prétendus hérétiques.
Désormais, les ahmadis ne pourraient plus se dire musulmans.
D'après le code pénal, ils peuvent être emprisonnés et même condamnés à
mort pour le simple exercice de leur droit de pratiquer une religion et
d'exprimer leurs convictions religieuses. Encore une fois, il est important de
comprendre que cette attitude contre les hérétiques est la conséquence logique
de la stricte observance de l'orthodoxie musulmane qui fait de Muhammad
le sceau des prophètes, qui proclame que l'islam est l'expression
parfaite et ultime de la parole divine adressée à l'humanité et qu'il n'y a point
de salut hors de l'islam.
5. AINO, 62, juillet-août 1993.
6. ASA, 33/15/91.
222 P O U R Q U O I J E NE SUIS PAS M U S U L M AN
2. L'islam punit de mort ceux qui blasphèment contre Dieu et son
Prophète. De nos jours, le blasphème est tout simplement devenu pour les
gouvernements un moyen de faire taire l'opposition, et pour les particuliers
de régler leurs comptes personnels, ou encore, comme on vient de le voir,
de faire la chasse aux hérétiques et de les punir. Cet article de The Economist
dénonce les abus commis au Pakistan :
Un jugement rendu récemment par la Haute Cour de Lahore préoccupe
tous les chrétiens du Pakistan. La cour a en effet estimé que les lois contre
le blasphème concernent tous les prophètes de l'islam. Or, en professant que-
Jésus est le fils de Dieu, alors que le Coran enseigne que Jésus n'est qu'un
des prophètes, les chrétiens pourraient être convaincus de blasphème. Les
1,2 millions de chrétiens ne représentent qu'un centième de la population
du Pakistan. Ils appartiennent pour la plupart à des classes misérables et
occupent des emplois subalternes. Certains ont déjà été persécutés pour leur
foi. Tahir Iqbal, un mécanicien d'aviation qui s'était converti au christianisme,
est mort mystérieusement dans sa cellule alors qu'il attendait d'être
jugé après avoir été accusé de blasphème. Manzoor Masih fut lui aussi
accusé de blasphème, remis en liberté provisoire... et abattu dans la rue. Les
observateurs des organisations humanitaires expliquent qu'il s'agit bien souvent
de rivalités entre sectes, de différents sur la propriété, ou de compétitions
pour un travail.7
Article 23.1 : « Toute personne a droit au travail, au libre choix de son
travail, à des conditions équitables et satisfaisantes de travail et à la protection
contre le chômage. »
Remarques.
1. Les femmes musulmanes ne sont pas libres de choisir leur travail, certains
emplois leur sont interdits, même dans les pays musulmans soi-disant
libéraux. L'orthodoxie interdit aux femmes de travailler en dehors de leur
maison (voir chapitre 14).
2. Dans les pays musulmans, les non-musulmans ne sont pas libres de
choisir leur travail ou, du moins, l'accès à certains emplois leur est interdit.
Un exemple récent survenu en Arabie Saoudite permet d'illustrer ce point.
Des musulmans qui travaillaient pour une société appartenant à un musulman,
furent outrés d'apprendre que le propriétaire avait engagé un chrétien
pour diriger son entreprise. Les musulmans réclamèrent un jugement pour
déterminer s'il était permis qu'un chrétien pût exercer une autorité sur eux.
Le cheikh Mannaa K. Al Qubtan du collège islamique de Riyadh déclara
qu'il était intolérable qu'un non-musulman eût la moindre autorité sur un
musulman. Son verdict s'appuyait sur les sourates IV. 141 et LXXIII.8 :
« Dieu ne permettra pas aux incrédules de l'emporter sur les croyants. »;
7. The Economist, 7 mai 1994.
L ' I S L A M E S T - I L C O M P A T I B L E A V E C L A D É M O C R A T I E ? 223
« La puissance appartient à Dieu, à son Prophète et aux croyants, mais les
hypocrites ne savent pas. »
L'article 26 traite du droit à l'éducation.
Remarque : là encore, l'accès à certaines connaissances est refusé aux
femmes.
Les militants islamistes n'ignorent pas que l'islam est incompatible avec
les principes de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme. Ils se
sont réunis à Paris en 1981 pour rédiger une Déclaration Islamique des
Droits de l'Homme qui occulte toutes les libertés qui contredisent la loi islamique.
Plus préoccupant encore est le fait que sous la pression des Etats
musulmans, l'article 18 de la Déclaration des Nations-Unies a été révisé en
novembre 1981. La liberté de religion et le droit de changer de religion ont
été supprimés et seul le droit d'avoir une religion fut conservé8.
ISLAM ET DÉMOCRATIE
Les conceptions occidentales de libéralisme, de constitutionnalité,
de droits humains, d'égalité, de liberté, de règles juridiques, de
démocratie, de libre échange, de séparation de l'Eglise et de l'Etat
trouvent peu d'écho dans les cultures islamique, nippone, hindouiste,
bouddhiste ou orthodoxe.
Samuel P. HUNTINGTON, The Clasb of Civilisations9
Les principes de la démocratie sont définis et incorporés dans les constitutions
des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne.
Séparation de l'Eglise et de l'Etat
Un des principes fondamentaux de la démocratie est la séparation de
l'Église et de l'État. Le premier amendement de la constitution des États-
Unis dit : « Le congrès ne fera pas de loi relative à l'établissement de la religion,
ou interdisant son libre exercice. » Nous avons vu qu'il n'existe pas,
pour l'islam, de séparation de l'Église et de l'État mais, au contraire, qu'il y
a ce que Thomas Paine appelle des liens contre nature entre l'Eglise et l'Etat.
Si les musulmans veulent sincèrement épouser la cause de la démocratie
dans leurs pays, alors ils doivent connaître les raisons qui justifient cette
séparation. Ils doivent ensuite décider si ces raisons sont compatibles avec
l'islam ou s'ils entraînent trop de compromissions avec les dogmes de leur
foi.
8. FI, printemps 1984, p. 22.
9. Huntington, in FA, vol. 72, n° 3, 1993.
224 P O U R Q U O I J E N E SUIS PAS M U S U L M AN
Pourquoi la séparation est-elle primordiale? Le principe de la séparation
de l'Église et de l'État a été repris par de nombreux philosophes
occidentaux : Locke, Spinoza et les philosophes du Siècle des Lumières.
Dans sa Lettre sur la Tolérance,10 Locke donne trois raisons pour adopter ce
principe :
D'abord, parce que le soin des âmes n'incombe pas plus au magistrat civil
(c'est-à-dire à l'État), qu'à n'importe quelle autre personne. Je dis que cela
ne lui est pas confié par Dieu, parce qu'il n'apparaît pas que Dieu ait jamais
remis à un homme une autorité sur son semblable, telle qu'il puisse soumettre
quiconque à sa religion. Pas plus qu'un tel pouvoir ne peut être conféré
à un magistrat par le consentement du peuple, parce que personne ne peut
jusqu'ici abandonner aveuglément le soin de son propre salut en laissant à
un autre, fût-il prince ou sujet, le choix de décider quelle foi ou quel culte il
devra embrasser. Car nul homme ne peut, le voudrait-il, conformer sa foi
aux exigences d'un autre. Toute la vitalité et le pouvoir d'une vraie foi réside
dans l'intime conviction que l'esprit et la foi ne sont rien sans la croyance.
En second lieu, le soin des âmes ne peut pas appartenir au magistrat civil,
parce que ses pouvoirs se concentrent dans la force publique, alors qu'une
religion vraie et salvatrice s'appuie sur la persuasion intime de l'esprit, sans
laquelle rien n'est acceptable à Dieu. Et telle est la nature de l'entendement
qu'il ne peut être forcé à croire quelque chose par l'usage de la force. (...)
On pourrait certes objecter que le magistrat peut faire usage d'arguments.
(...) Mais c'est une chose de persuader, une autre de commander; une chose
de contraindre avec des arguments, une autre de le faire par des sanctions.
(...) Le pouvoir du magistrat ne s'étend pas à l'établissement d'articles de
foi, de liturgie, par la force de sa loi.
Troisièmement... Puisqu'il n'existe qu'une seule vérité, qu'un seul chemin
vers le ciel, quel espoir y aurait-il que plus d'hommes y pénètrent, s'ils
n'avaient pas d'autre règle à suivre que la religion du monarque et n'étaient
réduits à la nécessité de quitter les lumières de leur propre raison, de s'opposer
aux ordres de leur propre conscience et de se soumettre aveuglément aux
volontés de leur gouvernement et à la religion que, l'ignorance aussi bien
que l'ambition et la superstition ont eu l'occasion d'établir dans les pays où
ils sont nés? Parmi les multiples opinions contraires à la religion, là où les
princes de ce monde sont aussi divisés que pour leurs intérêts matériels, la
voie étroite serait encore plus rétrécie : un seul pays serait dans le vrai et le
reste du monde serait obligé de suivre les autres princes sur un chemin qui
mène à l'anéantissement.
En d'autres termes, l'Etat ne doit pas interférer avec la liberté de conscience
et de pensée de ses citoyens. L'Etat ne peut pas rendre les gens religieux
par la force. Il peut les contraindre à l'observance de rites, mais c'est
au détriment de la sincérité de la foi. Le troisième point de Locke — qui est
aussi celui de Kant — est qu'en mandatant la croyance dans une religion,
on se coupe en même temps que toute une génération, de toute vérité et de
10. Locke, pp. 19-22.
L ' I S L AM E S T - I L C O M P A T I B L E A V E C LA D É M O C R A T I E ? 225
tout progrès futur. Comme le dit Kant11 : « S'unir dans une institution religieuse
permanente qui ne peut pas être remise en question devant le public :
cela est absolument interdit. » C'est abdiquer sa raison, renoncer au savoir
et piétiner les droits de l'humanité. Locke insiste pour que l'on fuie l'idée
que l'on serait né musulman ou né chrétien et que l'on ne pourrait rien y
changer. On doit être libre de pouvoir adopter ou d'abandonner n'importe
quelle croyance, autrement il ne saurait y avoir de progrès, de liberté ni
même de réforme.
Lorsque le principe de la séparation de l'Eglise et de l'État est admis, il
devrait être possible de discuter librement de religion, sans crainte de représailles.
Or, la libre pensée, c'est précisément ce que craignent les régimes
théocratiques et les despotes religieux.
Les relations contre nature entre l'Église et l'État, peu importe leurs origines,
qu'elles soient juives, chrétiennes ou turques (musulmanes), ont si
efficacement réprimé parla souffrance et les pénalités toutes discussions sur
les croyances officiellement établies et sur les premiers principes de la religion
que, jusqu'à ce que le système de gouvernement ait changé, ces questions
ne pourront pas être discutées publiquement avec impartialité. Mais
quand cela sera fait, le système religieux en sera révolutionné. Les inventions
des hommes et les artifices des prêtres seront éventes et l'homme reviendra
à la croyance pure, sans amalgame et non frelatée, en un Dieu, et c'est tout.12
S'inspirant de l'exemple de Locke, les Pères Fondateurs de la Constitution
des États-Unis, et en particulier Madison, défendirent la liberté religieuse
en adoptant le Bill of Rights qui, bien entendu, inclut la séparation
de l'Église et de l'État. Cette constitution a joué un rôle particulièrement
important en préservant les droits des minorités religieuses, des dissidents
et des hérétiques qui, jusqu'alors, avaient souffert de l'intolérance, avaient
été l'objet de persécutions, s'étaient vus nier leurs droits civiques et avaient
fait l'objet de discriminations.
Dans Mémorial and Remonstrance Against Religious Assessments (1785)
Madison13 écrit :
La religion de chacun doit être laissée à la conviction de chacun et c'est
le droit de chaque homme de l'exercer selon ce que sa conscience lui dicte.
L'autorité qui favoriserait le christianisme, en excluant toute autre religion,
pourrait tout aussi bien imposer à l'intérieur du christianisme une secte en
particulier et exclure toute autre secte. Au contraire, nous revendiquons
pour nous-mêmes la liberté d'embrasser, de professer et d'avoir la religion
que nous estimerions être d'origine divine et nous ne pouvons pas non plus
nier cette liberté à ceux dont l'esprit ne se serait pas rendu aux évidences qui
nous ont convaincus.
11. Kant, pp. 7-8.
12. Paine, p. 51.
13. Cite dans Alley, p. 56.
226 P O U R Q U O I J E NE SUIS PAS M U S U L M AN
La grandeur de Madison transparaît dans son attitude généreuse vis-àvis
des non-croyants. Même le grand Locke ne pouvait pas tolérer
l'athéisme. Les paroles que Madison écrivit à l'occasion de la ratification de
la convention de l'État de Virginie en 1788 sont encore plus pertinentes en
cet âge de sociétés pluriconfessionnelles et multiraciales.
La Constitution est-elle une sécurité pour la religion... S'il n'y avait
qu'une seule secte, une Constitution ne serait qu'une maigre protection pour
la liberté. Heureusement pour les Etats, ils bénéficient de la liberté de culte
la plus parfaite. Cette liberté découle de la multiplicité des sectes qui fleurissent
en Amérique et qui sont la seule garantie de liberté de culte dans
n'importe quelle société. Car là où il y a une telle variété de sectes, aucune
ne peut opprimer et persécuter les autres... Rien dans le droit ne justifie que
le gouvernement général interfère avec la religion. La plus infime interférence
serait la plus flagrante usurpation de pouvoir. Jamais je n'ai varié sur
ce sujet, j'ai toujours soutenu avec enthousiasme la liberté de religion.14
Ce que l'on doit entendre aujourd'hui par séparation de l'Eglise et de
l'État est clairement expliqué dans le jugement rendu par la Cour Suprême
en 1947 dans l'affaire Everson :
La clause du Premier Amendement relative à l'établissement de la religion
signifie au moins ceci : ni l'État, ni le gouvernement fédéral ne peuvent établir
une religion. Il n'est pas non plus en leur pouvoir de promulguer une loi qui
aiderait une religion, ni d'aider toutes les religions ou de préférer une religion
plus qu'une autre. Ils ne peuvent pas influencer ou forcer une personne contre
sa volonté à pratiquer ou à abandonner une Église, ni la contraindre à professer
ou à réfuter une croyance. Personne ne peut être sanctionné pour entretenir
ou professer des convictions religieuses ou son incrédulité, pour ses
pratiques ou son manque d'observance religieuse. Nul impôt, quelle que soit
son importance, ne peut être levé pour entretenir une quelconque activité ou
institution religieuse, quel que soit le nom qu'elle puisse prendre ou quel que
soit la forme qu'elle puisse revêtir, adopter ou professer. Pas plus qu'un État
ou le Gouvernement Fédéral ne peut, ouvertement ou secrètement, s'immiscer
dans les affaires d'une organisation religieuse et vice-versa. Selon les paroles
de Jefferson, la clause contre l'établissement de la religion par la loi était
destinée à ériger un mur de séparation entre l'Église et l'Etat.
Autoritarisme, démocratie et islam
Dès qu'une institution religieuse reconnue semble au-dessus de tout
soupçon, alors, comme Kant et Paine l'ont montré, on se retrouve confronte
à la tyrannie, à un état policier, à une absence de sens critique qui fait obstacle
au progrès intellectuel et moral. Dans la théocratie musulmane, Dieu
est un législateur absolu dont on doit suivre les commandements avec une
14. Cité dans Alley, p. 56.
15. In Oxford Companion to the Suprême Court, New York, 1992, pp. 262-263.
L ' I S L AM E S T - I L C O M P A T I B L E A V E C LA D É M O C R A T I E ? 227
obéissance aveugle, sans discussion, sans le moindre doute, sans formuler de
question. On ne peut pas négocier avec Dieu, pas plus que l'on ne peut
outrepasser son veto. Le Dieu de l'islam n'est pas un démocrate. On ne peut
pas s'en débarrasser comme cela est possible pour un magistrat qui a été élu
démocratiquement par le peuple.
Si le pouvoir corrompt, alors le pouvoir absolu corrompt d'une manière
absolue.
Alors qu'un historien des religions16 était perturbé par le fait que la carrière
de Muhammad présentait « certaines similitudes avec celle d'un leader
nationaliste tel qu'on en voit de nos jours », d'autres historiens occidentaux
étaient attirés par l'absolutisme, l'arrogance et l'autoritarisme de l'islam. Par
exemple, dans un passage remarquable d'un livre écrit vers 1910, J. M. Kennedy
17 déplore tout d'abord le quiétisme des bouddhistes et des théosophistes,
puis il critique sévèrement les juifs qu'il trouve trop doux et finalement
il accuse le christianisme « d'inoculer les principes dégénérés de l'humanitarisme
à tous ceux qui se trouvent à sa portée. Exprimons notre reconnaissance
à ces millions de musulmans qui nous donnent l'exemple d'une
religion qui n'a pas peur de reconnaître les viriles vertus de la guerre, du courage,
de la force et de l'audace, d'une religion qui ne cherche pas de nouveaux
adeptes par la ruse de la dialectique, mais qui, avec hardiesse, fait des
convertis par l'épée. »
Ces dernières années, les apologistes occidentaux de l'islam ont aussi
plaidé pour une autocratie sur le modèle du franquisme espagnol. En termes
similaires à ceux de Kennedy, Martin Lings affiche dans The Eleventh
Hour : the Spiritual Crisis of the Modem World in The Light of Tradition and
Prophecy — 1987, son mépris pour la démocratie et plaide pour une sorte de
théocratie islamique.
Naturellement, l'autocratie et l'islam forment un couple mieux assorti
que l'islam et la démocratie. La démocratie dépend de la liberté de pensée
et de la libre discussion. Au contraire, la loi islamique interdit explicitement
la remise en cause des décisions entérinées par le consensus infaillible des
ulémas. La notion même d'infaillibilité, que ce soit d'un livre ou d'un groupe
de personnes, est profondément antidémocratique et tout à fait irrationnelle.
La démocratie fonctionne par des discussions critiques, par la logique,
par l'écoute du point de vue des autres, par des compromis, en changeant
d'avis, en soumettant des propositions à la critique, en testant des théories,
en essayant de les réfuter. L'essence de la loi islamique n'est pas législative.
Elle est de révélation divine, elle est infaillible et, comme T. H. Huxley en
fit la remarque (voir chapitre 5), la notion d'infaillibilité, sous toutes ses formes,
laïques ou cléricales, fait un tort infini et porte la responsabilité du sectarisme,
de la cruauté et de la superstition.
16. Bousquet, p. 269.
17. Kennedy, p. 144.
228 P O U R Q U O I J E N E SUIS PAS M U S U L M AN
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L A D É M O C R A T I E E T L E S D R O I T S D E L ' H O M M E
1. La loi islamique essaye de régenter tous les aspects de la vie d'un individu.
Ce dernier n'est pas libre de penser ou de décider par lui-même. Il lui
est seulement permis d'accepter les commandements divins tels qu'ils furent
infailliblement interprétés par les docteurs de la loi. De fait, les démocraties
ne possèdent pas, ni ne pourraient avoir un code moral aussi complet, une
échelle de valeur qui embrasserait et engloberait tout.
2. Les droits et l'importance qu'une culture accorde aux femmes et aux
minorités est l'indicateur de son niveau de démocratie. La loi islamique
refuse tout droit aux femmes et aux minorités religieuses non musulmanes.
Les païens et les incroyants ne bénéficient d'aucune mesure de tolérance.
Pour eux, c'est la conversion ou la mort. Les juifs et les chrétiens sont traités
comme des citoyens de seconde classe. Parce que la doctrine islamique tient
Muhammad pour le dernier des vrais prophètes et l'islam pour la parole
ultime et parfaite de Dieu, des sectes musulmanes, telles que les ahmadis,
sont victimes de persécutions, subissent des pressions psychologiques et des
attaques physiques.
Les musulmans doivent encore comprendre que démocratie ne veut pas
dire loi de la majorité, et que la majorité doit bien se garder d'exercer une
tyrannie. Chaque société démocratique doit éviter d'imposer « ses propres
idées et ses pratiques comme des règles de conduite pour ceux qui s'en
écartent ».
Comme j'évoque plus loin le cas des femmes et des non-musulmans qui
vivent sous la coupe de l'islam, je me contenterai de résumer ici leur statut
vis-à-vis de la loi.
Les femmes sont considérées comme inférieures aux hommes. Leurs
droits sont limités et, du strict point de vue religieux, elles ont moins d'obligations.
En ce qui concerne le prix du sang, les témoignages ou les successions,
la femme est comptée pour la moitié d'un homme. En matière de
mariage ou de divorce, sa position est nettement moins avantageuse que
celle de l'homme : dans certains cas, son mari a même le droit de la battre.18
Voici maintenant comment Schacht résume la position des nonmusulmans
:
L'attitude des musulmans vis-à-vis des incroyants se base sur les principes
de la loi de la guerre. Ils doivent être soumis, convertis ou tués (exceptés
les femmes, les enfants et les esclaves). La troisième alternative ne se produit
que si les deux premières sont rejetées. Seule exception à cette règle, les Arabes
païens n'ont le choix qu'entre la conversion à l'islam et la mort. A part
cela, les prisonniers de guerre peuvent être réduits en esclavage, tués ou lais-
18. Schacht (1), pp. 126-127.
L ' I S L A M E S T - I L C O M P A T I B L E A V E C LA D É M O C R A T I E ? 229
ses en vie comme dhimmis libres, ou encore échangés contre des prisonniers
de guerre musulmans.
En signant un traité de reddition, le non-musulman est appelé dhimmi
et bénéficie de la protection de ses vainqueurs musulmans.
Ce traité stipule toutes les obligations qui incombent au vaincu et en
particulier le paiement d'un tribut, c'est-à-dire d'un impôt de capitalisation
(jizyati) et d'un impôt foncier (kharaj). (...) Les non-musulmans doivent
porter un vêtement distinctif et signaler leurs habitations. Leurs maisons ne
peuvent pas être plus élevées que celles des musulmans. Us ne peuvent pas
monter à cheval ou porter des armes, et ils doivent céder le passage aux
musulmans. Us ne doivent pas scandaliser les musulmans en pratiquant
ouvertement leur culte ou en s'adonnant à leurs coutumes comme, par
exemple, boire du vin. Il leur est interdit de construire des églises, des synagogues
ou des ermitages. Us doivent acquitter l'impôt dans des conditions
humiliantes. Il va sans dire qu'ils sont exclus des privilèges accordés aux
musulmans.
Un dhimmi ne peut pas porter témoignage contre un musulman. Il ne
peut pas non plus avoir la garde d'un enfant musulman.19
Notons que le quatorzième amendement de la constitution des États-
Unis dit : « Aucun Etat ne pourra refuser à une quelconque personne dans
sa juridiction la protection égale de la loi. » Pensé à l'origine pour mettre un
terme à la discrimination contre les Noirs américains, il fut plus tard étendu
pour assurer une protection contre les discriminations autres que raciales, et
beaucoup de minorités se sentirent protégées pour la première fois.
3. L'islam manifeste continuellement son aversion pour toute expression
de la raison humaine, du rationalisme et de la pensée critique sans lesquels
la démocratie, le progrès scientifique et moral ne seraient pas possibles.
Comme le judaïsme et le christianisme, l'islam condamne toute attitude
rationaliste. Il existe de nombreuses traditions selon lesquelles Muhammad
refusait avec insistance d'être questionné et qui citent des exemples de communautés
qui furent détruites à cause de leurs controverses. Ici, la tradition
poursuit plusieurs objectifs. Les spéculations théologiques sont spécialement
visées dans l'hadith : « Les gens ne cesseront de s'interroger jusqu'à ce
qu'ils disent : voici Allah, le créateur de toute chose, mais qui l'a créé ? » 2 0
4. La notion de personne, qui est capable de prendre des décisions
rationnelles et d'accepter la responsabilité morale de ses actes, n'existe pas
dans l'islam. L'éthique se réduit à l'obéissance aux ordres. Les individus ont
des obligations légales, mais pas le droit de choisir librement les objectifs et
19. Schacht (1), pp. 130-132.
20. Wensinck (1), pp. 53-54.
230 P O U R Q U O I J E NE SUI S P A S M U S U L M AN
le contenu de leur vie, de décider quelle signification ils vont donner à leur
vie. Dieu et la loi sainte limitent toute liberté d'action.
Il est nécessaire d'insister sur le fait que la Constitution américaine est
essentielle pour la préservation des droits privés et civiques d'un individu
contre le gouvernement. D'après Jefferson : « La Constitution est ce que les
gens ont le droit d'opposer à chaque gouvernement sur terre, général ou particulier
et ce que nul gouvernement honnête ne pourra refuser. » Les individus
ont des droits que nul objectif commun, qu'il soit mystique ou
mythique, ou encore volonté ne peut légitimement nier. Von Hayek2 1 dit :
« La liberté individuelle ne peut être conciliée avec la suprématie d'un but
unique auquel la société devrait être subordonnée entièrement et en
permanence. » Les dix premiers et le quatorzième amendements de la
Constitution des États-Unis limitent les pouvoirs du gouvernement. Ils
protègent les citoyens contre tout abus du gouvernement. Ils garantissent
les droits des individus à la liberté de religion, d'expression, de presse, de
pétition, de rassemblement pacifique, ainsi que les droits des personnes
accusées de crime contre tout abus de l'Etat. Ils empêchent l'Etat de priver
quiconque de ses libertés civiles.
Les démocraties libérales étendent la sphère de la liberté individuelle et
attachent la plus grande valeur à la personne humaine. L'individualisme
n'est pas un trait dominant de l'islam. Au contraire, on met toujours l'accent
sur la volonté collective du peuple. Il n'existe aucune notion de droits de la
personne tels qu'ils se sont développés en Occident, et en particulier au
cours du X V I I I e siècle. L'obéissance totale que l'on doit au calife, qui est
l'ombre de Dieu sur terre, est difficilement propice à l'essor d'une philosophie
basée sur les droits de l'individu. L'hostilité de l'islam envers les droits
de l'individu transparaît dans la pensée d'un contemporain, A. K. Brohi ,
qui fut ministre de la Justice et des Affaires religieuses du Pakistan :
Les droits et les obligations des individus ont été rigoureusement
définis. Leur mise en application est le devoir de toute la communauté organisée
et cette tâche incombe spécifiquement aux organes de l'Etat chargés
de l'application des lois. L'individu, si cela est nécessaire, doit être sacrifié
pour préserver la vie du corps social. L'islam donne un caractère sacré à la
collectivité.
(Dans l'islam) on ne reconnaît pas à l'individu de droits de l'homme ni
de liberté au sens où l'esprit moderne les conçoit, y adhère et les met en pratique.
Par essence, le croyant doit obligation et devoir à Dieu simplement
parce qu'il est appelé à obéir à la loi divine, et ces droits de l'homme qu'on
lui demande de reconnaître semblent le détourner de ses devoirs fondamentaux
envers Dieu.
Le totalitarisme évident de cette philosophie est réaffirmé quelques
lignes plus loin : « En acceptant de vivre en esclave de cette loi divine,
21. Hayek (1), pp. 152-153.
22. Cité par Mayer, pp. 60-61.
L ' I S L A M E S T - I L C O M P A T I B L E A V E C LA D É M O C R A T I E ? 231
l'homme apprend à être libre », ce qui n'est pas sans rappeler cette terrifiante
maxime d'Orwell : « L'esclavage, c'est la liberté. »
Un autre penseur musulman écrivit en 1979 :
L'Occident libéral prétend que la liberté est une notion étrangère à
l'islam... (Dans l'islam) la liberté personnelle réside dans la soumission à la
volonté divine. Elle ne peut pas être atteinte en se libérant de toute contrainte
extérieure... La liberté de l'individu s'arrête là où commence celle de
la communauté... Les droits de l'homme n'existent qu'en relation avec les
obligations de l'homme... Les individus qui n'acceptent pas ces obligations
n'ont pas de droit. Dans son ensemble la théologie musulmane tend vers un
volontarisme23 totalitaire.24
Là, au moins, l'auteur admet que l'islam est totalitaire.
5. La notion d'infaillibilité d'un groupe ou d'un livre sont des obstacles
au progrès moral, politique et scientifique.
6. Un musulman n'a pas le droit de changer de religion. L'apostasie est
punie de mort.
7. La liberté de pensée sous toutes ses formes est découragée. Toute
innovation risque d'être qualifiée de blasphème, ce qui est aussi puni de
mort. L'un des plus grands obstacles au progrès de l'islam vers une démocratie
libérale est peut-être sa prétention à être l'ultime parole de Dieu,
l'ultime code de conduite : l'islam n'autorisera jamais l'éventualité d'une quelconque
alternative. Au contraire, ce que l'on entend par liberté de pensée,
d'expression et de presse dans une démocratie libérale, c'est le droit de discuter,
la liberté de présenter un autre aspect d'un problème. Chacun peut
proposer une nouvelle philosophie; la majorité n'a pas le droit d'empêcher
une minorité d'exprimer son désaccord, ses critiques ou ses différences.
DROITS DE L'HOMME
L'idée qu'il y aurait de bonnes raisons d'accorder des droits aux êtres
humains, simplement parce qu'ils sont des êtres humains, s'est développée
dans les civilisations occidentales. Certains la font remonter à Platon et à
Aristote, d'autres aux stoïciens qui affirmaient qu'il existait une loi naturelle,
distincte des lois d'Athènes et de Rome, une loi liant tous les hommes de
telle sorte que « quiconque désobéit se fuit et renie sa nature humaine ».
Certains philosophes ont tenté de justifier ces droits par la nature humaine
23. Volontarisme : théorie d'après laquelle les normes du vrai et du bien dépendent
d'une libre détermination de la volonté divine (Le Robert).
24. Cité par Mayer, pp. 62-63.
25. Cité dans Melden, Human rights, Belmont, 1970.
232 P O U R Q U O I JE NE SUIS PAS M U S U L M AN
ou par la nature de l'homme, cependant que d'autres, que les discussions sur
la nature humaine n'ont pas satisfaits, car ce que nous prenons quelquefois
pour la nature humaine n'est en fait qu'une particularité d'une culture ou
d'une civilisation, ont préféré s'appuyer sur la pure logique. Quoi qu'il en
soit, les discussions des philosophes occidentaux sur les droits de l'homme
ne font nulle part référence à la volonté divine ou à Dieu, mais seulement à
la raison humaine, à des arguments rationnels et à la pensée critique.
Dans l'ensemble, les philosophes reconnaîtront que la notion de droits
de l'homme implique celles de respect de soi, de dignité morale, de libre
entreprise, de choix moral, de personnalité, de droit à la considération et au
respect. Depuis les idées que Locke a développées au X V I I e siècle, les
défenseurs des droits de l'homme revendiquent aujourd'hui au moins trois
points :
(1) Ces droits sont fondamentaux dans la mesure où sans eux il ne pourrait
y avoir aucun des droits particuliers qui sont fondés sur les circonstances
spéciales dans lesquelles les individus vivent, (2) que ces droits ne peuvent
pas être reniés, transférés ou confisqués (c'est-à-dire qu'ils ne peuvent pas
être aliénés pour quelque raison que ce soit) car (3) ce sont des droits que
l'être humain possède simplement parce qu'il est un être humain, et cela
indépendamment de son statut social et de ses mérites.26
Autrement dit, ils sont universels et non accessoires ou liés à la culture.
Dans l'islam, rien qui puisse ressembler à ces idées ne s'est jamais développé.
Les hommes ont des obligations, des devoirs envers Dieu; seul Dieu
a des droits. Dans l'islam, il n'y a rien qui ressemblât aux droits égaux de
tous les hommes à être libres. Nulle part dans les thèses musulmanes
modernes, il n'est clairement envisagé que des droits de l'homme pourraient
être déduits des devoirs humains tels qu'ils sont décrits dans la charia.
Lewis sur Islam et Démocratie libérale
Dans un article remarquable, Islam and Libéral Democracy27, Bernard
Lewis explique très clairement pourquoi la démocratie libérale ne s'est
jamais développée dans l'islam. Comme beaucoup de spécialistes de l'islam,
Lewis déplore l'usage de l'expression intégriste musulman qu'il juge inappropriée,
et je suis entièrement d'accord avec lui. En effet, j'ai déjà montré que,
à la différence des protestants qui ont renoncé à l'interprétation littérale de
la Bible, les musulmans, tous les musulmans, continuent à prendre le Coran
au pied de la lettre. En conséquence, selon moi, il n'existe pas de différence
entre l'islam et l'intégrisme islamique. L'islam est profondément ancré dans
toutes les sociétés musulmanes et l'intégrisme n'est qu'une manifestation
excessive de cette culture.
26. Melden, p. 3.
27. Lewis (3), pp. 89-98.
L ' I S L A M E S T - I L C O M P A T I B L E A V E C LA D É M O C R A T I E ? 233
Lewis lui-même nous dit que les intégristes musulmans se proposent de
« gouverner par la loi islamique s'ils accèdent au pouvoir ». Les intégristes
mettront en application l'islam, l'islam de la loi coranique, avec tout ce que
cela entraîne. Lewis nous dit aussi que « leur croyance et leur programme
politique ne sont pas compatibles avec la démocratie », et je suis d'accord
avec lui. Mais maintenant, nous comprenons pourquoi Lewis et les apologistes
de l'islam trouvent l'expression intégrisme islamique si pratique, tout
en déplorant cette tendance. C'est un moyen extrêmement pratique, qui
permet à ceux qui sont incapables de reconnaître que l'islam lui-même, et
pas seulement ce qu'on appelle l'intégrisme islamique, est incompatible avecla
démocratie, de ne pas perdre la face. Puisque Lewis dit lui-même que les
intégristes appliqueront la loi islamique et puisque leur foi est incompatible
avec la démocratie, alors cette loi islamique elle-même est incompatible avec
la démocratie. Par conséquent, l'intégrisme musulman permet aux apologistes
de fabriquer une distinction fallacieuse, une distinction totalement
injustifiée.
Curieusement, c'est Lewis lui-même qui nous explique pourquoi l'islam,
par sa nature même, est incompatible avec la démocratie libérale. L'Occident
a développé des institutions qui étaient essentielles pour que la démocratie
puisse naître. L'une d'elles était le conseil, ou assemblée
représentative, dont le fonctionnement était rendu possible par un concept
contenu dans la loi romaine, celui de personne morale, qui permet à une
société d'être traitée comme un individu pour mener à bien des actes légaux,
acheter ou vendre, passer des contrats ou encore ester en justice. On ne
trouve pas d'équivalent au sénat romain, d'assemblée ou de parlement dans
l'islam, simplement parce que la reconnaissance des personnes morales n'est
pas inscrite dans la loi islamique. Ajoutons avec Schacht que « l'islam ne
reconnaît pas la personnalité juridique, et même le Trésor Public n'est pas
considéré comme une institution » . 2 8
En Occident, la principale raison d'être de ces assemblées est de légiférer.
Or, puisque la loi coranique vient de Dieu, la fonction législative est
inutile et il n'y a nul besoin de parlement dans un État musulman. L'Etat
musulman est une théocratie, au sens littéral d'un régime politique gouverné
par Dieu. Pour les musulmans pieux, l'autorité légitime vient de Dieu
seul, et celui qui dirige détient ses pouvoirs de Dieu et de la loi sainte, et
non pas du peuple. Les dirigeants se contentaient d'appliquer ou d'interpréter
la loi telle qu'elle fut révélée à Muhammad. N'ayant pas de corps législatif,
l'islam n'a pas développé le moindre principe de représentation, de
système et de procédures électoraux. Il n'y a donc rien de surprenant à ce
que l'histoire des Etats musulmans soit « celle d'une autocratie presque
ininterrompue. Le sujet musulman devait obéissance à son souverain par
28. Schacht (1), p. 125.
234 POURQUOI J E NE SUIS PAS M U S U L M AN
29. Voir aussi le verset 83 de cette même sourate IV.
30. Arnold, article Khalifa, in E . I . l.
devoir religieux. Autrement dit, la désobéissance était un péché tout autant
qu'un crime. »
Ayant clairement démontré que l'islam est incompatible avec la démocratie,
Lewis essaye ensuite de montrer qu'il pourrait y avoir, après tout, des
éléments dans les traditions qui ne sont pas hostiles à la démocratie. Il
insiste bien lourdement sur l'aspect électif et contractuel du califat, et s'il
admet que le califat était une « autocratie », il s'empresse d'ajouter que ce
n'était pas du tout un « despotisme. »
Lewis est tout à fait lyrique à propos du califat et c'est avec insistance
qu'il rappelle que les relations entre le calife et ses sujets sont contractuelles :
« Le bay'ah (la cérémonie d'inauguration du nouveau califat) fut ainsi conçu
comme un pacte par lequel les sujets s'engageaient à obéir tandis qu'en
retour, le calife s'engageait à assumer certaines responsabilités spécifiées par
les juristes. Si le calife échouait, et l'histoire de l'islam montre que ce n'était
en rien un point purement théorique, il pouvait, sous certaines conditions,
être déchu. »
Tout d'abord, une autocratie n'est pas une démocratie. La distinction
entre autocratie et despotisme est fausse et dangereuse et elle a souvent servi
dans le passé à légitimer des lois antidémocratiques. Même T. W. Arnold
dit que le pouvoir du calife est despotique (voir paragraphe suivant).
Deuxièmement, telle qu'elle fut élaborée à l'origine, la doctrine orthodoxe
met l'accent sur deux caractéristiques essentielles du calife : il doit appartenir
à la tribu des Quraychites, et on lui doit une soumission absolue, car quiconque
se rebelle contre le calife, se rebelle contre Dieu. Le Coran insiste
constamment sur ce devoir d'obéissance envers l'autorité légitime : « Ô vous
qui croyez, obéissez à Dieu, obéissez au Prophète et à ceux d'entre vous qui
détiennent l'autorité » (sourate IV.59)2 9 . D'après T. W. Arnold3 0 , « la soumission
au pouvoir despotique du calife que l'on exigeait des croyants comme
un devoir religieux leur était inculquée par les titres qu'on lui donnait depuis
les temps les plus anciens — Calife et ombre de Dieu sur terre. Aucune de
ces "caractéristiques essentielles" n'est démocratique. » Troisièmement, le
caractère électif de cette institution était purement théorique car, en fait,
cette charge devint héréditaire sous les Omeyyades. A partir du règne de
Muawiya (661-680), presque tous les califes ont nommé leur successeur.
Arnold ajoute que « la fiction de l'élection fut préservée par la pratique du
bay'ah. » Finalement, la fonction même du calife révèle la nature despotique
de cette charge. Al Mawardi (mort en 1058) et Ibn Khaldun la définissent
comme suit : défendre la foi et appliquer la charia inspirée par Dieu, régler
les litiges juridiques, appointer les fonctionnaires, remplir diverses fonctions
administratives, mener la guerre sainte, ou jihad, contre ceux qui refusent
d'embrasser l'islam ou de se soumettre à la loi musulmane. Aux dires
L ' I S L AM E S T - I L C O M P A T I B L E A V E C LA D É M O C R A T I E ? 235
d'Ibn Khaldun, le calife doit appartenir à la tribu des Quraychites, être de
sexe mâle, chose qui, encore une fois, n'est guère démocratique. On a aussi
abondamment parlé du principe de consultation, mais Lewis préfère
l'ignorer : « Ce principe n'a jamais été officialisé, ni même développé dans
les traités de la loi sainte, bien que les souverains en aient naturellement discuté
avec leurs fonctionnaires supérieurs, plus particulièrement au temps
des Ottomans. »
Lewis fait du pluralisme et de la tolérance de l'islam son cheval de
bataille. Mais, comme je le montre dans le chapitre suivant, il n'y a jamais
eu d'utopie inter-confessionnelle (pour reprendre l'expression de Lewis).
Lewis dit aussi que « les luttes sectaires et les persécutions religieuses ne sont
pas inconnues dans l'histoire de l'islam, mais qu'elles sont rares et
atypiques. » Or, dans ce même article, quelques lignes plus haut, Lewis
venait de dire : « L'intégrisme islamique n'est qu'un courant parmi tant
d'autres. Au cours des quatorze siècles qui se sont écoulés depuis la mission
du Prophète, il y eut divers mouvements, fanatiques, intolérants, agressifs
et violents. » Il me semble qu'ici Lewis est de toute évidence en train de se
contredire.
Conclusion
La vérité, c'est que l'islam ne parviendra jamais à la démocratie ni au respect
des droits de l'homme aussi longtemps qu'il s'en tiendra à la charia et
qu'il n'y aura pas de séparation de l'Eglise et de l'État. Mais, comme Muir
le fait si justement remarquer : « Une religion réformée qui remettrait en
question l'autorité divine sur laquelle elles (les institutions de l'islam) reposent
ou qui essayerait, par des choix rationnels ou des compromissions, de
mener à bien un changement, ne serait plus l'islam. »
Beaucoup de réformateurs musulmans, voulant faire adopter les institutions
occidentales, ont prétendu, afin de les rendre plus attrayantes à leurs
coreligionnaires, avoir trouvé dans l'histoire de l'islam leur équivalent.
Comme on s'en doute, cette stratégie n'a pas fait avancer le problème d'un
pouce, bien qu'elle ait permis d'exprimer toutes sortes de mensonges :
l'islam vrai traite la femme à l'égal de l'homme, l'islam véritable est
démocratique, etc. Le vrai problème, qui est de savoir si la charia est encore
tolérable, n'a jamais été abordé.
Il n'est pas non plus nécessaire d'inventer des précédents islamiques pour
faire accepter les principes de la démocratie, les droits de l'homme et la séparation
de l'Église et de l'État. L'Inde a opté pour la démocratie en 1947.
Personne, pour autant que je sache, n'a perdu son temps à parcourir la
copieuse littérature religieuse pour justifier l'adoption d'un système parlementaire
au moment de l'indépendance. La Turquie est le seul pays
démocratique du monde islamique et c'est, voyez-vous, le seul pays musulman
qui ait formellement voté une loi de séparation de l'Eglise et de l'Etat.
L'islam a été enlevé de la Constitution et la charia n'est plus la loi du pays.
236 P O U R Q U O I J E N E SUIS PAS M U S U L M AN
Je propose maintenant d'examiner Islam and Human Rights d'Elizabeth
Mayer. C'est un livre très important sur l'islam et, même si j'émets des réserves
sur un point fondamental, je trouve que son excellente analyse est tout
à fait convaincante. Mademoiselle Mayer démontre avec une très grande
clarté comment, dans divers programmes islamiques des droits de l'homme,
« des critères spécifiquement islamiques » ont été utilisés pour restreindre
les libertés garanties par le droit international et comment, pour beaucoup
de musulmans, les garanties des conventions internationales sont plus généreuses
que les droits et les libertés qui sont accordés par l'islam.
Mademoiselle Mayer montre également comment les programmes officiels
d'islamisation, dans des pays tels que le Soudan, le Pakistan ou l'Iran,
se sont traduits par de sérieuses violations des droits des femmes, des nonmusulmans,
des bahais, des ahmadis et de bien d'autres minorités religieuses.
Dans ces pays, l'islamisation « fit beaucoup pour supprimer les procédures
pénales, limiter l'indépendance des magistrats, placer la justice sous le
contrôle des leaders politiques et pour convertir les cours de justice en instruments
d'intimidation et de répression. Dans ces trois pays, l'islamisation
s'est traduite par une nette dégradation du fonctionnement de la justice. » 3 1
Il est agréable de constater que Mademoiselle Mayer attaque les programmes
islamiques des droits de l'homme sans la moindre inhibition. Elle
considère que les droits de l'homme ne peuvent être qu'universels : « La
façon dont ces gouvernements traitent leurs administrés ne doit pas être
inaccessible à l'investigation et à la critique des spécialistes, et il est tout à
fait approprié de juger les programmes islamiques à l'aune des standards
internationaux qu'ils tentent de remplacer. »32
Rejetant le relativisme culturel (sans donner le moindre argument philosophique),
Mayer relève que, de façon tout à fait empirique, il y a de par
le monde quantité de musulmans qui risquent leur vie pour « défendre ces
droits de l'homme que les relativistes culturels prétendent ne pas être applicables
à l'islam en raison de sa culture si dissemblable. Les relativistes semblent
ignorer combien l'urbanisation rapide, l'industrialisation ou des
facteurs comme le pouvoir grandissant de l'Etat rendent plus aigu le besoin
de garantir les droits de l'homme dans les cultures non occidentales. » (Pendant
que j'écris ce paragraphe, j'apprends que monsieur Youçef Fathallah,
le président de la Ligue Algérienne des Droits de l'Homme, vient d'être
assassiné.)
Mayer compare la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme de
1948 et la Déclaration Islamique Universelle des Droits de l'Homme de
1981. Cette dernière a été préparée par plusieurs pays musulmans, sous
l'égide du Conseil Islamique, une organisation privée basée à Londres et
affiliée à la Ligue Musulmane Mondiale, une organisation internationale
31. Mayer, p. 35.
32. Mayer, p. 21.
L ' I S L A M E S T - I L C O M P A T I B L E A V E C L A D É M O C R A T I E ? 237
non gouvernementale qui a pour but de représenter les vues et les intérêts
des musulmans conservateurs.
Les autres programmes islamiques des droits de l'homme qu'elle examine
sont le projet de Constitution préparé par l'Académie des Recherches
Islamiques du Caire, qui est affiliée à l'Université Al-Azhar, la plus prestigieuse
institution internationale d'enseignement supérieur de l'islam sunnite
et un centre de conservation de la pensée islamique, la Constitution
iranienne de 1979, ainsi que les travaux de penseurs musulmans tels que
Mawdudi et Tabandeh3 3. Sa conclusion est que, « dans ces programmes,
l'islam est considéré comme un moyen de restreindre les libertés individuelles
et de maintenir les individus dans un état d'infériorité vis-à-vis du gouvernement
et de la société ».
Ann Elizabeth Mayer montre comment, en utilisant la charia pour se
justifier, les musulmans conservateurs refusent de reconnaître que les femmes
sont des êtres humains à part entière, qui méritent l'égalité, les mêmes
droits et les mêmes libertés que les hommes. On attend des femmes soumises
à ces programmes islamiques qu'elles se marient et obéissent à leur
époux, élèvent leurs enfants et vivent recluses dans leur foyer, hors de toute
vie publique. Il ne leur est pas permis de s'épanouir, de recevoir une éducation
ou de trouver du travail. Ces programmes islamistes n'accordent aucune
protection réelle aux minorités religieuses. « En fait, dans la mesure où ils
traitent de la question des droits des minorités religieuses, ils semblent
retourner aux anciennes directives de la charia qui appelaient à reléguer les
non-musulmans à un statut inférieur s'ils appartenaient au peuple du livre
(ahl al-Katib) et à nier tout droit humain à ceux qui n'appartiennent pas aux
religions judéo-chrétiennes. »35
Ces programmes islamiques n'offrent aucune garantie réelle de liberté de
culte.
Que ces programmes islamiques soient incapables de prendre position
contre l'application de la peine de mort prescrite par la charia pour l'apostasie
signifie que leurs auteurs ont négligé de confronter les droits universels
de l'homme et la charia et de résoudre les principaux problèmes engendrés
par l'harmonisation de leurs normes respectives. (...) Leur répugnance à
supprimer une règle qui condamne à mort une personne pour une question
de foi religieuse révèle le fossé énorme qui existe entre leur mentalité et la
philosophie moderne des droits de l'homme.3 6
33. Mayer, p. 27.
34. Mayer, p. 91.
35. Mayer, p. 160.
36. Mayer, p. 187.
238 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
Une objection fondamentale à l'analyse d'Ann Elisabeth Mayer
Comme pratiquement tous les livres et tous les articles qui ont été
publiés depuis février 1989, et en particulier ceux qui sont destinés à un
public de non-spécialistes, le livre de Mayer s'évertue à montrer que :
1. l'islam n'est pas monolithique, qu'il n'y a pas qu'une seule tradition islamique,
ou juste qu'un seul islam orthodoxe ou une seule interprétation possible,
2. dans les programmes islamiques des droits de l'homme qu'elle a examinés
et jugés insuffisants par rapport à la norme internationale, ce n'est pas
l'islam qui est en faute mais c'est, tout au plus, une interprétation
particulière faite par les traditionalistes ou les musulmans conservateurs,
3. qu'il serait faux de croire qu'il n'existe qu'une seule charia, c'est-à-dire
que la loi islamique n'a pas été figée à un moment particulier du passé, et
que,
4. au plus profond de lui-même, l'islam pourrait, après tout, ne pas être
incompatible avec les droits de l'homme et la démocratie.
Ces quatre points ne sont pas véritablement argumentés et cela est tout
à fait normal puisque ce n'est pas le sujet de son livre. Elle dit explicitement
que « les doctrines qui sont au coeur de l'islam » ne feront pas l'objet d'un
jugement critique.
Toutefois, une lecture attentive du livre de Mlle Mayer révèle qu'après
tout elle ne fait que rendre un hommage servile pour préserver l'harmonie
oecuménique, et qu'il n'existe rien qui ressemble à un islam et à propos
duquel nous pourrions émettre des généralités. En réalité, Mlle Mayer est
aussi disposée à balayer tout argument contraire ou toute généralité peu flatteuse
pour l'islam que n'importe quel écrivain qui croit fermement qu'il y a
des doctrines islamiques clairement identifiables qui sont indépendantes
d'interprétations capricieuses ou douteuses du Coran ou des hadiths et, par
ailleurs, que ces doctrines bien reconnaissables sont hostiles aux droits de
l'homme et à leur développement.
Voici plusieurs exemples de généralités, toutes vraies selon moi, relatives
à l'islam, à la civilisation islamique, à la tradition islamique, à l'orthodoxie
islamique et à la loi islamique qui contredisent les voeux pieux de Mlle
Mayer.
Citation 1. « Comme nous l'avons vu, le caractère individualiste des civilisations
occidentales fut une composante fondamentale du développement
de la notion de droits de l'homme. L'individualisme, toutefois, n'est pas un
trait reconnu des sociétés musulmanes ou de la culture islamique. On ne
peut pas non plus trouver un seul exemple d'école de pensée musulmane qui
aurait reconnu l'individualisme comme une vertu. La civilisation islamique
n'a pas créé de climat intellectuel qui aurait accordé une priorité à la protection
des droits individuels et des libertés. » 3 7
L ' I S L A M E S T - I L C O M P A T I B L E A V E C LA D É M O C R A T I E ? 239
Nous pourrions relever que bien quelle accuse de nombreux occidentaux
de prendre l'islam comme un système monolithique, Mlle Mayer est ellemême
presque heureuse de généraliser de la même façon, à la fois au sujet
de l'islam et de l'Occident. Est-ce qu'il existe vraiment un Occident?
Citation 2. « Les théologiens orthodoxes de l'islam sunnite se méfiaient
de la raison humaine, craignant qu'elle ne conduise les musulmans à s'écarter
de la vérité de la révélation. La conception dominante dans le monde
sunnite (...) était que, de par leur inspiration divine, les lois de la charia prévalaient
sur la raison. (...) Etant donné la prédominance de ce point de vue,
il était naturellement difficile de réaliser une version islamique de l'Age des
Lumières. »3 8
Citation 3. « L'analyse montrera comment les programmes islamiques
des droits de l'homme expriment et confirment les valeurs et les priorités
pré-modernes qui ont prédominé dans la pensée islamique orthodoxe
durant plus d'un millénaire. » 3 9
Citation 4. « Dans une telle perspective, tout défi qui pourrait être lancé
à la loi coranique au motif qu'elle nie les droits les plus élémentaires garantis
par les Constitutions des pays et les traités internationaux est écarté ab initio.
La raison humaine est jugée impropre à critiquer les décrets du Très Haut.
Cela confirme les principes traditionnels de l'orthodoxie, que le contenu de
la charia est parfait et juste, parce qu'elle est déduite de sources divinement
inspirées et qu'elle représente la volonté du créateur. » 4 0
Citation 5. « On relève que Brohi parle parfois de subordination à Dieu
et à la loi islamique, ce qui est clairement exigé par les traditions
musulmanes. » 4 1
Citation 6. « Puisqu'il n'y avait pas de tradition de droits de l'homme
dans la civilisation islamique... » 4 2
Citation 7. « Bien qu'il soit possible de discerner dans la loi islamique des
éléments qui, d'une certaine façon, anticipent les notions modernes d'égalité,
on ne trouve rien qui soit équivalent au principe d'égalité devant la
loi.»4 3
Citation 8. « Le clergé et les institutions de l'islam en général ont refusé
catégoriquement aux femmes d'échapper à leur réclusion et à leur rôle
domestique subalterne. »44
Les efforts désespérés que fait Mlle Mayer pour exonérer l'islam la conduisent
occasionnellement à utiliser de mauvais arguments et à se contre-
37. Mayer, p. 47.
38. Mayer, p. 49.
39. Mayer, p. 58.
40. Mayer, p. 58.
41. Mayer, p. 62.
42. Mayer, p. 73.
43. Mayer, p. 98.
44. Mayer, p. 112.
240 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
dire. Dans sa préface elle écrit : « Même en faisant abstraction de la question
des droits de l'homme, l'expérience que j'ai tirée de mes travaux sur les causes
des problèmes des droits de l'homme aurait suffi à me convaincre que
l'islam n'est pas à l'origine des problèmes endémiques des droits de l'homme
au Moyen-Orient. Les violations des droits de l'homme sont aussi communes
et aussi graves dans les pays où la charia n'est pas appliquée ou sciemment
violée que dans les pays où elle est, du moins officiellement, la norme
légale. »
Tout son livre montre que « des critères distinctifs basés sur la charia ont
été utilisés pour restreindre les libertés garanties par le droit international ».
Elle montre aussi qu'à certaines époques de l'histoire musulmane, une doctrine
islamique empêchait le développement des droits de l'homme (citations
2 et 4).
Argumenter de cette façon est aussi illogique que de prétendre, parce que
les droits de l'homme étaient violés dans la Russie soviétique d'avant 1989
quand le communisme était la philosophie de l'Etat et qu'ils sont également
violés aujourd'hui en Ukraine où le communisme n'est plus la doctrine officielle,
que les violations des droits de l'homme dans l'ex-Union Soviétique
n'avaient rien à voir avec la philosophie du communisme.
Elle dément que « la culture islamique se soit figée dans sa définition
pré-moderne » (page 12), et cependant, elle nous dit (voir citation 3) que
certaines valeurs pré-modernes ont prédominé pendant plus d'un millénaire.
J'ai déjà cité Schacht et Hurgronje à propos de la façon dont la loi
islamique s'est figée, je citerai Bousquet dans le même but :
Il est certain que le système du Fiqh (la science de la loi islamique) n'est
plus susceptible d'adaptation. Il a été figé pour toujours. Pendant des siècles,
les mêmes manuels ont servi à enseigner les principes de la volonté divine,
tels qu'ils ont été instaurés par les docteurs du livre sacré. Cette interprétation
est définitive et immuable.45
Il existe des lois bien spécifiques de la charia, totalement indépendantes
d'interprétations perverses et illégitimes du Coran et de la sunnah, concernant
les femmes, les non-musulmans et la liberté de culte, que nulle interprétation
ou réinterprétation ne pourra rendre attirantes à ceux qui sont
attachés aux principes des droits internationaux de l'homme. Sur les femmes,
par exemple, nous pouvons citer l'écrivain Ghassan Ascha, qui est aussi
mentionné dans une note de Mlle Mayer : « L'islam n'est certes pas le seul
facteur de répression des femmes musulmanes, mais il en est sans aucun
doute la cause fondamentale et demeure l'obstacle majeur à l'amélioration
de leur condition. » Il n'y a là aucune équivoque, aucune tentative d'exonérer
l'islam par des faux-fuyants.
Même si nous concédons que les musulmans conservateurs ont interprété
la charia à leur façon, qu'est-ce qui nous donne le droit de dire que leur
45. Bousquet (3).
L'ISLAM EST-IL COMPATIBLE AVEC LA DÉMOCRATIE ? 241
interprétation est fausse et que celle des musulmans libéraux est
authentique? Qui peut dire ce qu'est l'islam authentique? Pour beaucoup de
spécialistes, la charia demeure l'essence de la civilisation islamique. En fin
de compte, on peut interpréter la charia avec une certaine souplesse, mais
elle n'est pas pour autant indéfiniment élastique.46
Bien que les efforts regrettables de Mlle Mayer pour ne pas offenser la
sensibilité des musulmans l'aient poussée à se contredire, ils ne l'ont heureusement
pas empêchée de montrer en détail, comment les programmes
musulmans sont déplorablement insuffisants pour garantir la protection des
droits de l'homme.
Conclusion
L'obstacle majeur au développement des droits de l'homme dans l'islam
c'est Dieu ou, pour être plus précis, selon les propres mots de Hurgronje47,
c'est la vénération du Coran et de la sunnah. Il est dit dans la Déclaration
Islamique Universelle des Droits de l'Homme que c'est la révélation divine
qui donne un « cadre moral et légal pour établir et réguler les institutions
humaines et les relations entre individus ». Les auteurs de la Déclaration
Islamique rabaissent la raison humaine, qui ne saurait être un guide adéquat
pour les affaires de l'humanité et ils répètent avec insistance que « les enseignements
de l'islam représentent la quintessence des directives divines dans
leur forme ultime et parfaite ».
Toutefois, comme Mlle Mayer le fait remarquer, les auteurs de la
Déclaration Islamique excluent tout défi posé à la loi coranique. Il n'est donc
pas surprenant que la charia demeure inexpugnable.
Rechercher des antécédents islamiques pour justifier les principes des
droits internationaux de l'homme peut paraître nécessaire pour rendre ces
derniers acceptables à une civilisation et à des traditions profondément conservatrices,
mais c'est en fin de compte une perte de temps, un exercice de
gymnastique intellectuelle. Selon moi, c'est une erreur fondamentale que de
rechercher des antécédents islamiques aux principes des droits de l'homme, pas
simplement parce qu'il n'existe pas de tels antécédents, mais parce que,
argumenter de la sorte, c'est faire le jeu des ulémas, de la classe religieuse
obscurantiste. C'est combattre sur leur propre terrain. Pour chaque preuve
produite par les partisans de la démocratie pour démontrer que l'islam et les
droits de l'homme sont incompatibles, les ulémas en produiront une demidouzaine
qui affirmeront le contraire. Si les partisans de la compatibilité ne
trouvent pas de telles preuves, abandonneront-ils ces principes? Les principes
des droits de l'homme sont autonomes, universels et ne dépendent
d'aucune référence à l'autorité divine. Ces principes sont rationnels et peuvent
être démontrés sans recourir à un savoir surnaturel. En fait, les parti-
46. Kramer, p. 38.
47. Hurgronje (1), p. 60.
242 P O U R Q U O I J E N E SUIS PAS M U S U L M AN
sans de la compatibilité acceptent la validité de ces principes avant même de
rechercher leurs faux antécédents.
Le progrès vers une démocratie libérale qui respecte les principes internationaux
des droits de l'homme dépendra dans le monde musulman d'une
remise en cause critique et radicale des fondements dogmatiques de l'islam,
d'une autocritique rigoureuse qui renoncera aux illusions réconfortantes
d'un passé glorieux, d'un âge d'or de victoires totales de l'islam dans tous les
domaines, la séparation de l'Etat et de la religion et l'adoption de la laïcité.
Mais la laïcité ne sera jamais adoptée aussi longtemps qu'elle sera considérée
comme un mal occidental. Le monde musulman doit laisser de côté sa
répugnance et sa peur irrationnelle et injustifiée de l'Occident et parvenir à
une juste reconnaissance des véritables valeurs de l'Occident et à une profonde
compréhension des fondements philosophiques du libéralisme et de
la démocratie, ce que l'Occident lui a déjà enseigné et qu'il peut toujours lui
enseigner.
PEUR IRRATIONNELLE ET INJUSTIFIÉE DE L'OCCIDENT
Les musulmans insistent fréquemment sur l'influence de l'islam dans la
formation de l'Europe moderne, sur la contribution de l'islam à une civilisation
que, paradoxalement, ils méprisent. Les Américains n'auraient pas pu
marcher sur la Lune, nous dit-on, sans « la contribution arabe aux sciences
exactes ». En même temps, ils dénoncent l'inconsistance, le matérialisme, la
décadence et l'athéisme de l'Occident, par contraste avec la supériorité présumée
de l'islam qui est spirituel et réfléchi. (En quoi l'obéissance aveugle à
un livre peut-elle être de la spiritualité ? C'est pour moi un mystère.) Ne parler
que de l'influence de l'islam sur l'Occident revient à trahir un complexe
d'infériorité, comme si seuls les aspects de l'islam qui ont participé à la création
de l'Occident étaient dignes d'attention. En outre, cela révèle les faiblesses
de l'islam et son sentiment d'échec.
Selon les propres termes de Pryce-Jones, « si les Arabes avaient autant
de découvertes scientifiques à leur crédit, pourquoi ont-ils laissé les
Européens être les seuls à en tirer bénéfice? Quelle sorte de tradition scientifique
y aurait-il eu qui se serait arrêtée net? Ces sentiments apologétiques
n'ont-ils pas pour objet de masquer la dure réalité ? Est-ce la terrible destinée
des Arabes de ne pas être les hommes que furent leurs pères? » 4 8
Les musulmans continueront à mépriser la recherche scientifique et les
découvertes s'ils continuent à décréter que la science est purement matérialiste.
Mais, ainsi que Popper49 et d'autres l'ont montré, la science ne doit
pas être confondue avec la technologie. La science est une activité spirituelle,
« car la science n'est pas simplement une collection de faits à propos
48. Pryce-Jones, p. 376.
49. Popper ( l ) , vol.2, p. 283.
L ' I S L A M E S T - I L C O M P A T I B L E A V E C LA D É M O C R A T I E ? 243
de l'électricité, etc. : c'est une des plus importantes activités spirituelles de
notre temps. » Lewis Wolpert fait la même observation : « La science est
une des plus importantes et magnifiques réalisations de l'humanité. » 5 0
Il est regrettable que tant d'intellectuels musulmans aient avalé toutes les
critiques creuses de l'orientalisme. Loin d'être les instruments de l'impérialisme,
les érudits de l'Occident ont rendu aux musulmans leur culture, c'està-
dire que les universitaires occidentaux, dans leur poursuite désintéressée
de la vérité et de la connaissance, ont révélé aux musulmans des aspects de
leur culture et de leur histoire qui autrement auraient été perdus, leur apportant
ainsi une meilleure connaissance de la civilisation islamique. Ce n'est
que la curiosité intellectuelle et des interrogations qui ont motivé des années
d'étude et de recherche, parfois des vies entières, chez des érudits que l'on
méprise aujourd'hui comme orientalistes.
L'histoire de l'incendie de la bibliothèque d'Alexandrie par les musulmans
montre parfaitement pourquoi la méfiance des érudits occidentaux
n'est absolument pas fondée. Selon le récit traditionnel, le calife Omar
ordonna la destruction de la grande librairie après la conquête d'Alexandrie
en 641. « Si les écrits des Grecs s'accordent avec le livre de Dieu, dit-il, ils
sont inutiles et n'ont pas besoin d'être préservés. S'ils sont en désaccord, ils
sont pernicieux et doivent être détruits. » Les livres furent alors utilisés pour
alimenter les fours qui chauffaient les nombreux bains publics. Loin d'être
une fable inventée par des Occidentaux pour ternir la réputation de l'islam,
cette histoire est une invention tardive du X I I e siècle, pour justifier l'autodafé
de livres hérétiques ismaéliens.
D'après Lewis, « l'origine de cette histoire est musulmane. (...) Ce n'est
pas la création du mythe, mais au contraire sa destruction qui est l'accomplissement
des chercheurs européens, qui, depuis le X V I I I e siècle jusqu'à
nos jours, ont rejeté cette histoire absurde et ainsi lavé le calife Omar et les
premiers musulmans de cette accusation » (New York Review of Books, 2 septembre
1990).
La dénonciation systématique du matérialisme occidental tient les
musulmans à l'écart des réalisations spirituelles de l'Occident et leur interdit
l'accès à l'héritage culturel européen qui devrait être le patrimoine et une
cause de fierté pour toute l'humanité, tout comme le riche patrimoine architectural
de l'islam, par exemple, est une cause de fierté et d'émerveillement
pour l'homme. La musique de Mozart et de Beethoven, les arts de la
Renaissance devraient être tout autant l'objet d'études dans les universités
islamiques que la philosophie musulmane. Le sécularisme devrait ouvrir les
horizons intellectuels des musulmans qui, pour l'instant, sont abusés par une
propagande menée contre la culture occidentale. Loin d'être une culture
nihiliste ou égoïste, l'Occident est rempli d'impulsions humanitaires, de la
création de la Croix Rouge jusqu'à Médecins sans Frontières.
50. Wolpert, p. 178.
244 P O U R Q U O I J E N E SUIS PAS M U S U L M AN
Le refus de reconnaître la moindre dette envers l'Occident, tout comme
le refus qui conduit à de vaines recherches d'antécédents islamiques aux
droits de l'homme par exemple, sont absurdes à l'extrême au regard des différents
éléments qui sont entrés dans la fabrication de l'islam. J'ai déjà cité
les influences du judaïsme, du christianisme syriaque et du mazdéisme.
L'influence de la philosophe et des sciences grecques est aussi évidente. Le
Croissant, l'emblème de l'islam était à l'origine le symbole des souverains de
la cité de Byzance. L'écriture arabe, qui fut développée à une date tardive,
pourrait bien avoir été inventée par des missionnaires chrétiens sur le
modèle de l'alphabet phénicien, via le nabatéen et l'araméen.
L'architecture et l'art islamique ont une dette énorme envers le style antique
luxuriant du Proche Orient avec lequel les Arabes sont entrés en contact
après les conquêtes du V I I e siècle. K. A . C . Creswell51 remarque sans ambages
que « l'Arabie, au moment de l'essor de l'islam, ne semblait pas posséder
quelque chose qui fût digne du nom d'architecture ». Grabar et Ettinghausen
font aussi remarquer que « les conquérants arabes, qui avaient peu de
traditions artistiques propres et une notion limitée de l'art, pénétrèrent dans
un monde qui était non seulement riche d'un point de vue artistique tout en
étant universel dans son vocabulaire, mais qui, à cette période particulière
de son histoire, avait aussi chargé ses formes avec une intensité
inhabituelle ».
Le célèbre Dôme du Rocher de Jérusalem, un des plus anciens monuments
musulmans (691), est manifestement influencé par les constructions
élevées sur les tombeaux des martyrs que l'on appelle martyria et accuse une
parenté étroite avec les sanctuaires chrétiens de l'Ascension et du Saint-
Sépulcre. L'intérieur doit également beaucoup à l'art chrétien de Syrie, de
Palestine et de Byzance. En ce qui concerne le minaret, Creswell a montré
qu'il dérive architecturalement des clochers syriens.53
Ettinghausen, dans un chapitre explicitement intitulé L'Art byzantin
dans un habit islamique de son ouvrage sur la peinture arabe, écrit : « Pendant
la période des Omeyyades les deux éléments majeurs de la peinture arabe
étaient d'origines classique et iranienne ; ces éléments existent côte à côte,
indépendamment du sujet qu'ils traitent et ne montrent aucune tendance
islamique. Au cours de la période suivante des Abbassides, les éléments iraniens
(c'est-à-dire de l'Iran préislamique ou non islamique) devinrent prédominants.
A la fin du X I I e siècle, les éléments classiques dominaient à
nouveau, cette fois au moyen de l'inspiration byzantine. » 5 4
En ce qui concerne la loi islamique et les influences qui lui donnèrent
naissance, Schacht note que « des éléments originaires des lois romaines et
51. Creswell, p. 1.
52. Ettinghausen et Grabar, p. 25.
53. Creswell, p. 111.
54. Ettinghausen, p. 67.
L ' I S L A M E S T - I L C O M P A T I B L E A V E C LA D É M O C R A T I E ? 245
byzantines, du canon des lois des églises orientales, du droit talmudique et
rabbinique, et de la loi sassanide ont influencé le droit islamique naissant
durant sa période de gestation pour apparaître dans les doctrines du V I I I e
siècle musulman. »
Ainsi que le philosophe arabe al-Kindi disait : « Nous ne devons pas
avoir honte d'applaudir la vérité, ni de s'approprier la vérité quelle que soit la
source dont elle provient, même s'il s'agit de lointaines races et de nations qui nous
sont étrangères. Il n'y a rien qui sied mieux à celui qui cherche la vérité que
la vérité elle-même. » 5 6
Le grand Averroès faisait la même remarque :
Ainsi, si un autre a déjà exploré cette question, il est évident que nous
devons considérer ce que notre prédécesseur a dit qui pourrait nous aider
dans notre entreprise, indépendamment du fait que notre prédécesseur ait
appartenu ou non à notre religion. En ce qui concerne l'instrument par
lequel notre raisonnement est justement raffiné, il importe peu de considérer,
relativement à son pouvoir de raffinage, si cet instrumenr fin inventé par
un coreligionnaire ou par quelqu'un qui ne partageait pas notre foi. La seule
obligation est qu'il remplisse les conditions d'être sain et efficace.
Nulle civilisation n'est pure, il n'y a pas plus de civilisation pure qu'il n'y a
de race pure. Nabokov avait dit une fois que nous sommes un cocktail de
gènes raciaux. Ceci est encore plus vrai des civilisations : les civilisations
sont des cocktails de gènes culturels, de liens qui s'interpénètrent, qui
s'influencent réciproquement. Dans l'ensemble, les civilisations ne se sont
pas développées dans l'isolement le plus complet. Il y a toujours eu des
échanges de biens et d'idées. Les civilisations ne sont pas non plus restées
absolument statiques et inchangées dans tous leurs aspects. Les traditions
changent et évoluent. Elles n'apparaissent pas du néant déjà toutes prêtes,
entièrement constituées. Les influences extérieures sont absorbées, assimilées
et transformées. Ce que nous croyons être des traditions anciennes profondément
ancrées dans un passé national s'avèrent être des importations
étrangères d'origines récentes. Ceci est particulièrement vrai des traditions
culinaires. La plupart des épices sont originaires de l'Orient et ont voyagé
vers l'Occident. Mais contrairement aux apparences, le piment rouge que
l'on croit être aujourd'hui un élément essentiel de la cuisine indienne n'est
pas originaire de l'Inde mais a été introduit dans le sous-continent indien
par les Portugais au X V I e siècle. La tradition anglaise de Noël n'est vieille
que d'une centaine d'années. A l'inverse, ce que nous jugeons étranger peut
se révéler être un produit national. Le résultat de l'assimilation paraît toujours
unique pour la culture qui s'est appropriée une tradition. Les diverses
influences qui ont participé à la création de la société islamique ont produit
malgré tout une culture originale et distincte qui n'avait jamais existé aupa-
55. Schacht (4), p. 546.
56. Cité dans Arberry (1), pp. 34-35.
246 P O U R Q U O I J E N E SUIS PAS M U S U L M AN
ravant. Pour Braudel, une grande civilisation peut se reconnaître non seulement
à sa capacité de rejet mais aussi à celle d'assimilation et d'emprunt.
Malgré l'immobilisme de l'islam et ses tendances réactionnaires, les idées
modernes de l'Occident ont pénétré la culture islamique plus profondément
qu'on veut bien l'admettre. L'influence de la littérature occidentale sur la littérature
arabe, surtout depuis le X I X e siècle, en est l'exemple. Le prix Nobel
Naguib Mahfouz n'est-il pas surnommé le Balzac arabe ?
Malheureusement ces idées n'ont pas encore pénétré la majorité des pays
arabes. Là, les intellectuels et les leaders politiques ont refusé d'enseigner à
leurs peuples les principes du libéralisme et de la démocratie.
A ce stade de l'histoire mondiale, en cet âge de globalisation, persister à
vouloir se couper des influences extérieures, même si cela était possible, simplement
parce qu'on juge qu'elles viennent de l'Occident, est puérile à
l'extrême. L'oeuvre de Beethoven est autant un legs pour toute l'humanité
que les travaux d'Ibn Khaldun ou l'architecture de l'Alhambra.
Dans le passé, un simple accroissement des connaissances provoquait des
changements culturels. Depuis cent cinquante ans la somme des connaissances
dont la validité est universelle s'est énormément accrue. Ce savoir
scientifique ne peut qu'avoir un impact sur n'importe quelle culture. Les traditions
ne sont pas nécessairement bonnes parce qu'elles sont anciennes ou
bien établies. D'après Von Hayek, « les folies et les abus ne sont pas
meilleurs parce qu'ils sont depuis longtemps devenus la norme » . 5 7 Les
Anglais sont intervenus dans les affaires d'une culture qui leur était étrangère
pour abolir l'ancienne tradition du sati par laquelle une veuve devait se
jeter dans le bûcher funéraire de son mari. Ceci doit être considéré comme
un pas en avant pour la condition de la femme et un progrès moral pour
l'humanité.
Ce qui vient d'être énoncé préparait la voie à un appel en faveur de la
laïcité, qui ne saurait être rejetée parce que son origine est occidentale.
Comme le disait al-Masudi, « tout ce qui est bon doit être accepté, que cela
vienne d'un ami ou d'un adversaire ».
En défense du sécularisme
On s'est plus battu dans le monde islamique au cours des cent dernières
années pour défendre le libéralisme que la plupart des gens ne l'imaginent.
Muhammad Ali (1769-1849), le fondateur de l'Egypte moderne, est souvent
considéré comme le premier apôtre de la laïcisation. En Turquie, le
prince Sabahddin (mort en 1948) a plaidé pour l'individualisme, le fédéralisme
et la décentralisation. En Egypte, Ahmad Lutfi al-Sayyid (1872-
1963) qui était un disciple de Mill, défendit les droits des individus et se
57. Hayek (2), p. 410.
L ' I S L A M E S T - I L C O M P A T I B L E A V E C LA D É M O C R A T I E ? 247
battit pour la séparation des pouvoirs, contre l'empiétement de l'État dans
la vie privée des individus ainsi que pour la liberté de la presse.
Toutefois, le plus récent appel passionné pour la laïcité vient de Fouad
Zakariya. En 1989, après l'affaire Rushdie, Zakariya,58 qui est un philosophe
égyptien qui enseigne à l'université de Koweit, déplora le fait que les
principes des dogmes religieux de l'islam n'aient jamais été examinés avec
un esprit critique, qu'il n'existe pas une seule revue périodique entièrement
consacrée à la pensée laïque en langue arabe. Zakariya croit que les valeurs
de la laïcité (rationalisme, esprit critique, rigueur scientifique, indépendance
intellectuelle) sont des valeurs universelles. Il pense qu'il y eut par le passé
des musulmans qui se sont battus pour les mêmes principes, entre autres les
Mutazilites, al-Farabi, Averroès et Ibn al-Haytham.
La laïcité est absolument nécessaire, conclut Zakariya, en particulier
pour ces sociétés qui sont menacées par l'obscurantisme et par toutes sortes
de dictatures. Puisque le monde musulman est toujours plongé dans l'âge
des ténèbres, la laïcité, plus que jamais, s'impose.
58. Zakariya, Laïcité ou islamisme, Paris, p. 20.
CHAPITRE VIII
L'IMPÉRIALISME ARABE,
LE COLONIALISME ISLAMIQUE
J'ai dit que j'avais voyagé dans des contrées autres qu'arabes et
musulmanes. L'islam a débuté comme une religion arabe et elle
s'est répandue comme un empire. Mon périple me conduisit en
Iran, au Pakistan, en Malaisie, en Indonésie. J'ai donc voyagé au
milieu de peuples qui avaient dû s'adapter par deux fois. Une adaptation
aux empires européens des X I X e et X X e siècles, et une adaptation
antérieure à la religion arabe. Vous pourriez tout aussi bien
dire que j'étais au milieu de peuples qui avaient été colonisés deux
fois, que l'on avait par deux fois arrachés à leurs origines.
V. S . NAIPAUL, NYRB, 31 janvier 1991
Ouvrez n'importe quel livre récent d'introduction à l'islam et vous verrez
qu'il commence par chanter les louanges d'un peuple qui a envahi la moitié
du monde civilisé dans un espace de temps incroyablement court, d'un peuple
qui a fondé un empire qui s'étendait de l'Indus à l'Atlantique. Ce livre
racontera sûrement en termes chaleureux les temps glorieux où les musulmans
régnaient sur une vaste humanité formée de nations et de cultures différentes.
Un historien anglais contemporain pourrait difficilement se
permettre pareils éloges sur l'empire britannique, aux temps où les trois
quarts du monde étaient colorés en orange sur les atlas pour indiquer les
possessions de la couronne. Alors qu'on culpabilise tous les Européens avec
le colonialisme et l'impérialisme occidentaux (ces deux termes sont désormais
considérés comme péjoratifs) et qu'on leur fait porter la responsabilité
de tous les maux de la création, l'impérialisme arabe est au contraire présenté
comme un objet de fierté pour les musulmans, quelque chose que l'on doit
louer et admirer.
Bien que les Européens soient constamment fustigés pour avoir imposé
leur langage, leur culture et leur décadence sur le Tiers Monde, personne ne
s'avise de faire remarquer que l'islam a colonisé des territoires qui appartenaient
à des civilisations anciennes, et que ce faisant, il a écrasé et réduit à
néant de nombreuses cultures. « Les conquêtes arabes ont rapidement
détruit un empire et coupé de façon permanente de vastes territoires d'un
I M P É R I A L I S M E A R A B E , C O L O N I A L I S M E I S L A M I Q U E 249
autre. Pour ces États, c'était une catastrophe épouvantable »1 ou, pour
reprendre les termes de Cook et Crone, les conquêtes furent réalisées à « un
prix culturel exorbitant ».2
Dans The Decline of Medieval Hellenism in Asia Minor and the Process of
Islamization front the Eleventh through the Fifteenth Century, Spiros Vryonis
explique comment le mode de vie byzantin, centré autour des évêques et de
leurs riches monastères, fut détruit par les razzias des Turcs entre 1060 et
1070. Ceux qui ne pouvaient fuir étaient massacrés ou capturés et réduits
en esclavage. Vryonis décrit l'affaiblissement progressif de l'empire byzantin
jusqu'à la chute de Constantinople.3
En Algérie, l'ironie veut que tout enseignement de la langue française ait
été abandonné parce que le français était considéré comme un symbole de
la présence illégitime du colonialisme. Toute une génération se vit ainsi
refuser l'accès au riche patrimoine culturel d'une autre civilisation. Or, la
langue arabe qui succéda au français était elle-même une langue importée.
L'impérialisme arabe avait non seulement imposé une nouvelle langue à un
peuple dont la langue maternelle était le berbère, mais il avait même convaincu
ce peuple qu'ils étaient ethniquement des Arabes, ce qui n'était pas
le cas et, encore plus fort, il les avait convaincus d'embrasser une religion qui
était totalement étrangère à leurs propres traditions religieuses. N'y a-t-il
meilleur symbole de soumission à l'impérialisme musulman que l'image du
peuple algérien qui se prosterne cinq fois par jour vers son conquérant situé
en Arabie?
Les musulmans méprisent leurs coreligionnaires qui acceptent les
valeurs occidentales. Cependant, ils ne voient pas qu'ils pourraient
légitimement être considérés eux aussi comme traîtres à la culture de leurs
ancêtres. En Inde par exemple, les musulmans d'aujourd'hui sont les descendants
d'hindous qui se sont convertis. Les ancêtres des Iraniens étaient
des zoroastriens, les Syriens étaient des chrétiens. La plupart des musulmans
à travers le monde ont été convaincus d'embrasser une religion qui a
été inventée à des milliers de kilomètres de distance, de lire un livre dans
une langue qu'ils ne comprennent pas, qu'ils apprennent à lire et à écrire
avant leur propre langue maternelle ou la langue officielle de leur pays. Ces
musulmans connaissent mieux l'histoire d'un peuple qui leur est tout à fait
étranger géographiquement et ethniquement que l'histoire de leur propre
pays avant l'invasion de l'islam.
Une autre conséquence malheureuse du triomphe de l'islam est d'avoir
coupé des millions de personnes de leur propre héritage culturel, riche et nonmusulman.
Au cours de ses voyages au Pakistan, V. S. Naipaul nota que
l. Cook (l), p. 86.
2. Cook et Crone, p. VIII, Préface.
3. Humphreys, pp. 280-281.
250 P O U R Q U O I J E NE SUIS PAS M U S U L M AN
la période qui a précède l'islam est une période d'obscurantisme : cela est
une thèse de la théologie musulmane, et l'histoire doit servir la théologie.
La ville troglodyte de Mohenjodaro dans la vallée de l'Indus, colonisée par
les Aryens en -1500, est l'une des splendeurs du patrimoine archéologique
pakistanais et même mondial. Les excavations sont maintenant endommagées
par les infiltrations d'eau et la salinité, et l'on a sollicité des fonds auprès
des organisations internationales. Une lettre publiée en manchette dans le
Dawn (un quotidien pakistanais) proposait que l'on grave à Mohenjodaro
en des endroits appropriés ces versets du Coran : « Dis (leur, Ô
Muhammad) : voyage par le pays et vois les séquelles de ceux qui sont coupables...
Dis (aux incroyants, Ô Muhammad) : voyage par le pays et vois
les conséquences pour ceux qui étaient avant toi. La plupart étaient des
idolâtres. »
Naipaul continuait en citant sir Muhammad Iqbal (1875-1938), le poète
indien musulman qui est souvent considéré comme le père spirituel du
Pakistan, une sorte de poète national posthume.
Iqbal espérait qu'un État indien musulman débarrasserait l'islam de
l'empreinte de l'impérialisme arabe. II s'avère maintenant que les Arabes
furent les plus habiles colonisateurs de tous les temps, car être conquis par
eux (et par la suite être comme eux), c'est toujours, dans l'esprit des croyants,
recevoir le salut.
L'Histoire, dans les livres scolaires du Pakistan que j'ai pu consulter,
commence avec l'Arabie et l'islam. Dans les textes les plus élémentaires,
l'étude du Prophète et des quatre premiers califes et, éventuellement, de la
fille du Prophète, sont suivis, pratiquement sans transition, par les vies du
poète Iqbal, de M. Jinnah, le fondateur du Pakistan, et de deux ou trois martyrs,
des soldats ou des aviateurs qui sont morts dans la guerre sainte contre
l'Inde de 1965 à 1971.
Le mépris du passé préislamique permet de limiter les connaissances
historiques des musulmans et de réduire leurs horizons intellectuels. De
toute évidence, seuls les érudits occidentaux se sont intéressés à l'égyptologie
et aux diverses archéologies moyen-orientales, et à eux seuls revient le
mérite d'avoir exhumé et rendu à l'humanité une partie de son passé glorieux.
RÉSISTANCE A L'IMPÉRIALISME ARABE ETA L'ISLAM
Les Arabes qui vivaient juste avant l'essor de l'islam n'avaient pas de temps
à consacrer à la religion4 : « La religion, quelle qu'elle fût, n'avait pas sa place
dans la vie des Arabes qui étaient absorbés par des tâches quotidiennes telles
que la chasse, le vin, les jeux et l'amour. » Watt définit leur mode de vie
comme un humanisme tribal. Il n'est donc pas surprenant que parmi les pre-
4. Goldziher ( l ) , vol. l. p. 12.
IMPÉRIALISME ARABE, COLONIALISME ISLAMIQUE 251
miers croyants ou convertis, il y en eut qui proclamaient ouvertement leur
foi tout en n'ayant dans leur coeur aucune inclinaison pour la morale et le
dogme de l'islam, et qui ne montraient aucune compréhension de ce que
Muhammad avait exprimé et enseigné en parlant de se donner à Dieu.5 Les
habitants du désert, c'est-à-dire les bédouins, étaient encore moins disposés
à accepter la nouvelle religion. Certains, comme par exemple ceux des tribus
Ukl et Urayna, acceptèrent l'islam mais, inadaptés à la vie citadine, demandèrent
à Muhammad l'autorisation de retourner à leur habitat primitif.
Muhammad leur donna un troupeau et un berger et les laissa quitter
Médine. Dès qu'ils eurent franchi les portes de la ville, ils tuèrent le berger
et abandonnèrent l'islam. Inutile de dire que le Prophète se vengea avec
cruauté.
Les bédouins n'étaient généralement pas attirés par l'islam et, en retour,
ils étaient méprisés par les Arabes des cités qui s'étaient converties. Goldziher
remarque « qu'il y a d'innombrables histoires, tirées sans la moindre
ambiguïté de la vie courante, qui décrivent l'indifférence des Arabes du
désert pour la prière, leur ignorance des rites de l'islam et même leur mépris
du livre sacré. Ces Arabes préfèrent écouter les chants des héros du paganisme
plutôt que les saintes paroles du Coran. »6 Les bédouins trouvaient
que les interdits alimentaires de l'islam étaient insupportables. Beaucoup
s'adonnaient à l'alcool malgré les punitions.
Les récits des premiers temps de l'islam nous montrent que parmi les
vrais Arabes, il y avait des individus qui tenaient à la liberté et pour qui le
nouveau système était si rédhibitoire, qu'ils préféraient quitter
définitivement la société plutôt que de perdre leur liberté, lorsque l'islam se
proposait de leur imposer rigoureusement le din (la religion, l'islam) et de
punir les plaisirs. Rabi'a b. Umayya b. Khalaf était un tel homme, un homme
profondément respecté, renommé pour sa générosité. Il ne voulait pas abandonner
le vin parce que l'islam le lui imposait et il buvait même pendant le
mois de ramadan. Pour cela, Omar (le calife) le bannit de Médine, ce qui le
rendit si vindicatif contre l'islam qu'il ne voulut point retourner à la capitale,
même après qu'Omar fut mort et bien qu'il eût de bonnes raisons de croire
qu'Uthman (le troisième calife) serait plus indulgent. Il préféra émigrer et
se convertir au christianisme. 7
LE RACISME ARABE
Le mythe de l'innocence raciale de l'islam est une création de l'Occident
pour servir des intérêts occidentaux. Ce n'était pas la première fois qu'une
perception idéalisée et mythologique de l'islam allait fournir une verge pour
fustiger l'Occident.8
5. Goldziher (1), vol. 1, p. 15.
6. Goldziher (1), vol. l , p . 43.
7. Goldziher (1), vol. 1, p. 34.
8. Lewis (6), p. 101.
252 P O U R Q U O I J E N E SUIS PAS M U S U L M AN
Arabes contre Arabes
Une des raisons fondamentales aux révoltes périodiques qui ont émaillé
l'histoire musulmane a été ce que Goldziher9 appelle « l'arrogance croissante
et la fatuité raciale » des Arabes. L'islam enseigne sans équivoque
l'égalité de tous les croyants, de tous les musulmans devant Dieu. Bien sûr,
c'est une tout autre histoire pour les non-musulmans. Le Prophète luimême
s'évertuait à expliquer aux tribus arabes que désormais l'islam, et non
plus l'appartenance à la tribu elle-même, devait être le principe unificateur
de la société. Néanmoins, les rivalités intertribales ne s'apaisaient pas, même
sous les Abbassides. Les querelles étaient monnaie courante, bien après que
l'islam les eut condamnées. Les tribus étaient incapables de résoudre par
elles-mêmes leurs différends et elles devaient être isolées dans des quartiers
et des mosquées séparés même en temps de guerre.
La rivalité entre Arabes du nord et du sud fut des plus meurtrières. Après
la conquête de l'Andalousie, « pour éviter une guerre civile, ces tribus durent
être consignées en divers endroits de la région, mais sans succès ». Mustafa
b. Kamal al-Din al-Siddiqi écrivait en 1137 : « La haine fanatique entre les
Qaysites (Arabes du nord) et les Yéménites (Arabes du sud) ne s'est pas
éteinte et même aujourd'hui ces Arabes ignares continuent à se faire la
guerre, alors qu'il est bien connu que de telles actions appartiennent au jahiliyya
et qu'elles sont interdites par le Prophète. » 1 0 A l'intérieur d'une même
ethnie, certains groupes s'estimaient de loin supérieurs aux autres, allant
même jusqu'à refuser les mariages intertribaux.
Pour justifier ces rivalités raciales, on fabriqua des traditions que l'on fit
remonter au Prophète. Les nominations aux postes officiels importants
furent la cause de guerres fratricides. C'est avec justesse que Goldziher
remarque que les rivalités intertribales au cours des deux premiers siècles de
l'islam révèlent l'échec de l'enseignement du principe d'égalité entre musulmans.
Arabes contre non-Arabes
Nous en venons à une autre sphère de l'enseignement de l'islam où l'égalité
de tous les musulmans est restée pendant longtemps lettre morte. Elle
ne s'est jamais imposée dans la conscience des Arabes et elle est pratiquement
niée dans leurs comportements quotidiens11.
Forts de leurs conquêtes spectaculaires, les Arabes rechignaient à accorder
l'égalité aux non-Arabes convertis à l'islam, en dépit de la doctrine qui
interdit formellement toute discrimination. Mais les Arabes étaient les
conquérants et il n'était pas question d'abandonner leurs privilèges. « Les
9. Goldziher (1), p. 98.
10. Cité par Goldziher (1), p. 79.
11. Goldziher (1), p. 98.
IMPÉRIALISME ARABE, COLONIALISME ISLAMIQUE 253
musulmans non arabes étaient donc jugés inférieurs et ils étaient frappés par
toutes sortes d'incapacités, tout autant fiscales que sociales, politiques, militaires
et autres. » 1 2 Les Arabes gouvernaient comme une sorte d'aristocratie
tribale de conquistadors à laquelle seuls les vrais Arabes pouvaient appartenir,
c'est-à-dire les Arabes dont les pères et mères étaient eux-mêmes des
Arabes libres. Les Arabes se choisissaient des concubines parmi les peuples
vaincus et leurs enfants bâtards faisaient aussi l'objet d'une discrimination
raciale stricte.
Les Arabes pratiquaient une sorte d'apartheid envers leurs frères musulmans
non arabes : « (Ils) considéraient leurs coreligionnaires non arabes
comme des étrangers et, sans tenir compte de leur rang social, les traitaient
avec mépris. Ils les faisaient combattre dans l'infanterie. Ils les privaient de
leurs parts de butin. Ils ne s'asseyaient pas à la même table. Dans chaque
ville, des quartiers et des mosquées séparées leur étaient réservés. Les mariages
mixtes étaient considérés comme un crime contre la société. » 1 3
Esclavage
Pour les musulmans (comme pour toute autre civilisation que le monde
ait connue) le monde civilisé se résumait à eux-mêmes. Eux seuls possédaient
l'illumination de la vraie foi. Le monde extérieur était habité par des
infidèles et des barbares. Parmi ces derniers, certains possédaient des rudiments
de religiosité et un soupçon de civilité. Les autres, les polythéistes et
les idolâtres, étaient essentiellement considérés comme des réservoirs
d'esclaves.14
Le Coran autorise l'esclavage, reconnaît la suprématie du maître sur
l'esclave (sourates X V I . 77, XXX.28) et permet le concubinage (sourates
IV.3, XXIII.6, XXXIII.50-52, LXX.30). Le Coran recommande aussi la
bienveillance envers les esclaves et l'affranchissement d'un esclave est considéré
comme un acte pieux. Le Prophète lui-même fit plusieurs prisonniers
au cours de ses guerres contre les tribus arabes, ceux qu'il n'échangea pas
contre une rançon furent réduits en esclavage.
Pour l'islam, les esclaves n'ont aucun droit. Ils sont simplement considérés
comme des objets, comme la propriété de leur maître qui peut en disposer
comme bon lui semble. Il peut les vendre, les donner, etc. Les esclaves
ne peuvent pas exercer de tutelle, ni être exécuteurs testamentaires. Leur
salaire appartient à leur maître. Un esclave ne peut pas porter témoignage
devant un tribunal. La conversion d'un esclave à l'islam ne garantit pas son
affranchissement : son maître n'est pas tenu de le libérer.
12. Lewis (6), pp. 37-38.
13. Cambridge History of Islam, p. 40.
14. Lewis (6), p. 42.
254 P O U R Q U O I J E NE SUIS PAS M U S U L M AN
Dans les premiers temps de la conquête arabe, les esclaves étaient essentiellement
des prisonniers de guerre. « L'utilisation de cette force de travail
permit aux Arabes de vivre en rentiers sur les terres conquises et d'exploiter
le potentiel économique du Croissant Fertile. » l 5 Mais au fur et à mesure
qu'ils accordaient leur protection aux peuples conquis, cette source d'esclaves
commença à se tarir et les Arabes cherchèrent à s'approvisionner ailleurs.
Certains pays vassaux durent fournir annuellement des milliers d'esclaves
des deux sexes en guise de tribut.
Les Arabes étaient massivement impliqués dans un vaste commerce
d'esclaves. Ils écumaient les marchés d'esclaves de Chine, de l'Inde et du
Sud-Est de l'Asie. Ils avaient des esclaves turcs d'Asie Centrale, des esclaves
de l'empire byzantin, des esclaves blancs d'Europe centrale, des esclaves
noirs d'Afrique. Chaque cité du monde musulman avait son marché aux
esclaves.
Entre le moment de leur capture et celui de leur vente, les esclaves étaient
soumis à des traitements inhumains et dégradants. C'était par milliers qu'ils
mouraient d'épuisement et de maladie. Les plus chanceux étaient employés
comme domestiques ou comme serviteurs. Les plus malchanceux étaient
exploités dans les mines de sel, dans l'assèchement des marais, dans les plantations
de sucre et de coton.
Bien que cela fut expressément interdit par l'islam, les femmes étaient
louées comme prostituées. Autrement, elles étaient, bien entendu, entièrement
soumises aux désirs sexuels de leur maître. D'après Stanley Lane-
Pool,16
la condition de la femme esclave en Orient est bien sûr déplorable. Elle est
entièrement à la merci de son maître qui peut en faire ce que bon lui semble,
d'elle et de ses compagnes, car le musulman n'est pas limité dans le nombre
de ses concubines. Les esclaves blanches sont exclusivement réservées au
plaisir sexuel du maître et il les vend dès qu'il est fatigué d'elles. Ainsi, clic
passe de maître en maître, un véritable naufrage pour une femme. Sa condition
s'améliorera si elle porte un fils de son tyran; mais là encore, il peut
refuser de reconnaître l'enfant, bien que cela soit rarement le cas. Aussi bon
que le Prophète fût lui-même pour ses esclaves, on ne doit pas oublier qu'il
permit à ses partisans de commettre les pires brutalités sur les nations vaincues
en les réduisant en esclavage. Le soldat musulman était autorisé à faire
ce qu'il voulait avec n'importe quelle femme infidèle qu'il pourrait rencontrer
au cours de sa marche victorieuse. Quand on pense que des milliers de
femmes, de mères et de filles ont enduré la honte et le déshonneur par cette
licence, on ne peut pas trouver de mot pour exprimer son horreur, et cette
cruelle complaisance a marqué le caractère des musulmans, et même toute
la vie en Orient.
15. Bosworth (2), p. 6.
16. D O I , p. 680.
I M P É R I A L I S M E A R A B E , C O L O N I A L I S M E I S L A M I Q U E 255
Lorsqu'on discute du sort des femmes dans l'islam, on a tendance à
oublier, presque entièrement, les traitements, les conditions de vie et les
droits extrêmement limités des femmes esclaves.
Préjugés raciaux contre les Noirs
Je me demande ce que les Russes diraient du fait (s'ils le connaissent) que
leur plus grand écrivain, Pouchkine, avait des ancêtres noirs éthiopiens. De
la même façon, que font les Arabes de leurs poètes noirs, qui viennent pour
la plupart d'Ethiopie et que l'on qualifie de couronnes des Arabes ? Plusieurs
poètes arabes des périodes préislamiques et islamiques primitives étaient
soit de purs Africains ou des métis dont le père était Arabe. Leurs poésies
montrent clairement qu'ils souffraient d'une discrimination raciale et, dans
certains cas, qu'ils éprouvaient une sorte de mépris de soi qui se traduisait
par des lamentations comme : «Je suis Noir mais mon âme est blanche, les
femmes m'aimeraient si j'étais Blanc. » Nous pourrions citer les noms de
Suhaym (mort en 660), de Nusayb ibn Rabah (mort en 726), d'un contemporain
de Nusayb, al-Hayqutan, et d'Abu Dulam (mort vers 776) la plus
éminente de ces couronnes. Le statut des esclaves noirs était pire dans les
sociétés musulmanes primitives. Selon Lewis, « dans l'ancienne Arabie,
comme partout ailleurs dans l'antiquité, le racisme (au sens moderne du
mot) était inconnu. L'islam, loin de l'encourager, condamne l'arrogance
ethnique et sociale et proclame l'égalité de tous les musulmans devant Dieu.
Pourtant, les textes littéraires montrent clairement qu'il se développe dans
le monde musulman une nouvelle tendance à l'hostilité raciale et à la discrimination,
parfois même de façon violente. »17
Abolition
Dans le monde musulman, l'esclavage s'est perpétué jusqu'au X X e siècle.
D'après Brunschvig,18 « les esclaves noirs des deux sexes continuent à être
importés au Maroc au X X e siècle, avec un semblant de camouflage depuis
que le trafic par Tombouctou et les ventes publiques sont devenus
impossibles ».
Il existe assez de preuves pour montrer que l'esclavage continuait en Arabie
Saoudite et au Yémen jusqu'aux années 1950. L'esclavage était si profondément
enraciné dans ces contrées que l'abolition se fit très lentement et
seulement grâce à la pression internationale. L'islam, comme le fait remarquer
Brunschvig, n'a jamais prêché pour l'abolition de l'esclavage et le « fait
que l'esclavage est en principe légal d'après le Coran, satisfait d'éventuels
scrupules religieux. L'abolition totale peut même être considérée comme
17. Lewis (6), p. 36.
18. Brunschvig, article Abd, in EI2.
256 P O U R Q U O I J E N E SUIS PAS M U S U L M AN
une dangereuse innovation, contraire à la lettre du livre saint et à l'exemple
donné par les premiers musulmans. »
Plus récemment, des employés de maison originaires d'Asie du Sud-Est
ont été traités comme des esclaves. On leur a confisqué leurs passeports,
interdit de quitter la maison et parfois même ils ont été enfermés dans leurs
chambres. Selon une enquête de La Vie (N° 2562 du 6 octobre 1994), quarante
cinq mille jeunes Africains sont kidnappés par an et réduits en esclavage,
comme serviteurs dans les Emirats du Golfe et au Moyen-Orient.
RÉACTION ANTI-ARABE
Shu'ubiya
Empruntant son nom au verset 13 de la sourate XLLX, qui enseigne
l'égalité entre tous les musulmans, le Shu'ubiya était un parti qui s'opposait
à l'arrogance des Arabes et qui proclamait la supériorité des non-Arabes sur
les Arabes, qu'ils méprisaient comme des barbares du désert. Ce parti était
à son apogée pendant les I I e et I I I e siècles de l'hégire. Sous les califes abbassides,
certaines familles perses oeuvrèrent à la restauration des coutumes
zoroastriennes, ce qui indique clairement que l'islam signifiait vraiment peu
de chose pour l'aristocratie perse. Par exemple, le général Khaydhar b.
Kawus (également connu sous le nom d'Afshin) est considéré comme un
héros des premiers siècles de l'islam. Comme général du calife abbasside al-
Mutasim (833) il obtint des succès militaires retentissants contre les chrétiens
et les hérétiques. Pourtant, il est manifeste qu'il était
si peu musulman qu'il malmena deux propagandistes de l'islam qui voulaient
transformer un temple païen en mosquée. Il ironisait sur la loi coranique
et consommait la viande d'animaux étranglés (une horreur pour les
musulmans). Il incitait d'autres personnes à en faire autant en expliquant
que la viande était ainsi plus fraîche que celle des animaux abattus selon les
rites musulmans. Il tournait en dérision la circoncision et d'autres coutumes,
et ne leur prêtait aucune attention. Il rêvait de restaurer l'empire perse et la
religion blanche et il se moquait des Arabes, des Maghrébins et des Turcs
musulmans.19
Comme le dit Goldziher, Afshin n'est qu'un exemple typique de ces
non-Arabes, ô combien nombreux, qui avaient rallié l'islam pour obtenir des
avantages matériels, mais qui haïssaient les Arabes et qui rêvaient de leur
faire payer la perte de leur indépendance nationale, l'abandon de leurs traditions
ancestrales et les vexations qu'ils avaient endurées pendant des siècles.
20
19. Goldziher (1), vol. 1, p. 139.
20. Goldziher (1), vol. l , p . 140.
I M P É R I A L I S M E A R A B E , C O L O N I A L I S M E I S L A M I Q U E 257
Les moyens de répondre au dédain des Arabes étaient nombreux. Ces
moyens ont un intérêt historique, mais ils sont surtout importants parce que
de nombreux penseurs contemporains, en particulier, comme nous le verrons
plus tard, des intellectuels berbères, les considèrent comme une façon
de contrer à jamais l'impérialisme arabe, et même l'islam.
Chaque groupe ethnique répondait au mépris des Arabes en insistant sur
son propre passé glorieux. De toute évidence, les Perses n'avaient pas besoin
d'exagérer ou d'affabuler pour prouver l'ancienneté et le degré de sophistication
de leur civilisation. Les Nabatéens firent de même. Ils formaient un
ancien peuple arabe dont on trouve mention dès le V I I e siècle avant le
Christ. Un alchimiste nabatéen, Ibn Wahshiyya,21 « motivé par une haine
farouche contre les Arabes et leur dédain pour ses compatriotes, décida de
traduire et de rendre accessibles les anciens textes de la littérature babylonienne,
afin de montrer que son peuple, si méprisé par les Arabes, avait
formé une grande civilisation et avait excellé dans la connaissance des peuples
de l'antiquité ». Ladite traduction, Agriculture Nabatéenne, est toutefois
considérée comme un faux. De même, les coptes d'Egypte rédigèrent des
livres « qui racontaient les hauts faits des anciens Égyptiens avec un parti
pris contre les Arabes ».
Les exploits des non-Arabes, dans n'importe quel domaine, étaient en
général constamment vantés. « Les Shu'ubites ne manquèrent pas de mentionner
les arts et les sciences que les non-Arabes avaient donnés à l'humanité.
La philosophie, l'astronomie, la broderie sur soie étaient pratiquées par
les non-Arabes alors que les Arabes vivaient encore dans la plus complète
barbarie. La seule chose dont les Arabes pouvaient être fiers était la poésie,
mais là encore, d'autres les surpassaient, notamment les Grecs. On citait
encore les jeux, les échecs et le nard, qui avaient aussi été inventés par des
non-musulmans. De quels raffinements les Arabes pouvaient-ils se vanter
pour prétendre à tant de gloire? Par comparaison, ils ne sont que des loups
hurlants, des bêtes à l'affût qui s'entre-dévorent, à jamais engagés dans des
luttes sans fin. » 2 2
Les Khurramis et la révolte de Babak23
La rébellion des Khurramis donna probablement plus de soucis aux chefs
abbassides que toute autre. Les Khurramis formaient un mouvement social
et religieux dérivé du mazdéisme qui fut particulièrement actif au V I I I e siècle.
Quelle que pût être la nature de ce mouvement, Babak Khurrami (ou
Korrami) le transforma en une révolte contre les Arabes, le calife et d'une
certaine manière contre tous les musulmans, lorsqu'il en prit la tête au début
du I X e siècle. Le mécontentement populaire contre les lois arabes accrut le
21. Goldziher (1), vol. 1, p. 146.
22. Goldziher (1), vol. 1, p. 155.
23. Article Khurrami dans EI2.
258 P O U R Q U O I J E NE SUIS PAS M U S U L M AN
nombre de ses partisans surtout en Azerbaïdjan, mais les Khurramis étaient
aussi présents au Tabaristan, au Khorassan, à Balkh, Ispahan, Qpm et en
Arménie. Babak résista avec succès aux forces abbassides pendant presque
vingt ans, sortant vainqueur de razzias menées dans les étroites passes montagneuses.
Finalement, le calife confia le commandement de son armée au
général al-Afshin (voir plus haut) et, deux ans après, Babak était capturé.
En 838, sur les ordres d'al Mutasim, Babak fut publiquement humilié et
exécuté d'une manière particulièrement cruelle. Malgré cela, le mouvement
des Khurrami semble avoir survécu, et l'on trouve encore des traces d'une
vénération de Babak au X I e siècle.
GLOIRES PRÉISLAMIQUES
Ce n'est qu'au X I X e siècle qu'un pays musulman manifesta à nouveau un
intérêt pour son passé préislamique. En 1868, le cheik Rifa al-Tahtawi, qui
était un homme de lettres, un poète et un historien, publia une histoire de
l'Egypte qui accordait une place toute particulière à la période pharaonique.
Jusqu'à cette date, l'histoire de l'Egypte ne commençait naturellement
qu'avec la conquête arabe. Al Tahtawi chercha avant tout à définir une identité
égyptienne, non pas selon des critères islamiques ou pan-arabes, mais
en termes de nationalisme et de patriotisme. C'était probablement la première
fois dans l'histoire de l'islam que quelqu'un essayait de voir son pays
comme une « entité homogène, vivante et continue malgré plusieurs changements
de langage, de religion et de civilisation » . 2 4
Le travail de Rifa est très important parce que, pour la première fois
depuis les premiers jours de Shu'ubiyya, quelqu'un osait contredire la propagande
islamique et montrer que la période antérieure à la conquête n'était
pas un âge de barbarie et d'ignorance indigne de considération. Il osa chanter
les louanges de l'Egypte ancienne, il osa dire que, après tout, il existait
des alternatives à l'islam, et que les civilisations pouvaient prendre et avaient
pris des formes différentes. Si cette volonté de rétablir la vérité historique
devait toucher d'autres pays musulmans (après tout l'Irak et l'Iran peuvent
aussi être fiers de leur passé préislamique), cela entraînerait un élargissement
des mentalités et une plus grande tolérance envers d'autres modes de vie et,
plus simplement, un accroissement des connaissances historiques qui
demeurent si limitées et si étroites. Une meilleure connaissance du passé
préislamique ne peut que réduire le fanatisme. Si l'Egypte des pharaons et
plus tard celle des premiers chrétiens pouvait être considérée comme un
motif de fierté nationale, alors les Coptes ne seraient-ils pas reconnus
comme de véritables Égyptiens à part entière, au lieu d'être une minorité
persécutée? « N'aurions-nous pas une identité algérienne plus véridique,
demande Slimane Zeghidour, si nous reconnaissions notre passé berbère.
24. Lewis (4), p. 172.
I M P É R I A L I S M E A R A B E , C O L O N I A L I S M E I S L A M I Q U E 259
romain, arabe et français? » (Télérama, 1 juillet 1992). Les musulmans doivent
assimiler la notion de changement dans la continuité s'ils veulent que
leur société progresse et ceci ne peut se faire que par la reconnaissance du
passé préislamique et une juste évaluation de la période coloniale.
L'ignorance délibérée du passé préislamique a eu un subtil effet de corruption
sur les peuples du monde musulman. Naipaul dit que « la foi abolit
le passé. Et quand le passé est ainsi aboli, ce sont quantités de notions contenues
dans l'histoire qui disparaissent. Le comportement humain et l'idée
de bonne conduite peuvent en souffrir. Toute chose est perçue à travers le
prisme déformant de la seule vraie croyance. Les comportements humains
sont jugés selon qu'ils ont ou non contribué à l'établissement de cette vérité.
Par définition, la vérité, le courage et l'héroïsme ne peuvent être que de
notre côté. La période qui a précédé l'avènement de notre religion était
jugée d'une façon, ce qui était à côté devait être jugé d'une autre. La religion
changeait le système de valeur, l'idée de bonne conduite, de jugement
humain. » (NYRB 31 janvier 1991). De fait, cette vraie religion a été instaurée
avec beaucoup de cupidité et de cruauté, que l'on a négligées ou
excusées. La cruauté, quand elle sert la religion, est digne d'éloge et elle est
divinement récompensée!
Cette division du monde entre croyants et infidèles eut un effet
désastreux même sur la perception des intellectuels arabes partisans de la laïcité
qui, comme nous le verrons, déchargent sur l'Occident toute la responsabilité
du déplorable état du Moyen-Orient.
L'IMPÉRIALISME EUROPÉEN
Il est certes vrai que les Français ont envahi l'Algérie, mais les Arabes
et les Turcs l'avaient fait avant eux. Il est vrai qu'ils ont colonisé le
pays et qu'ils se sont appropriés des terres, mais les Arabes et les Turcs
en avaient fait autant. Les Français étaient certainement coupables de
mauvaises actions, mais étaient-elles vraiment encore plus vilaines que
celles de leurs prédécesseurs? Durant la présence française, il y avait
sans aucun doute beaucoup de pauvreté et d'oppression, mais l'Algérie
des corsaires, ou celle qui vit le jour en 1962, était-elle un exemple de
liberté, de prospérité et de justice? Combien d'Algériens regrettent
maintenant les Français, tels qu'ils étaient?
KEDOURIE, T L S , 1 0 juillet 1992
Que l'Algérie, avant l'arrivée des Français dans les années 1830,
n'ait point été un pays raisonnablement civilisé, est chose certaine.
Hugh T H O M A S 2 5
25. Thomas H., An Unfinished Hislory of the World, London, 1981, p. 602.
260 P O U R Q U O I J E N E SUIS PAS M U S U L M AN
Aucun Indien, qui a quelque éducation et une certaine considération
pour la vérité historique, n'osera jamais nier que l'administration
britannique, avec toutes ses imperfections, a, somme toute, favorisé le
bien-être et le bonheur du peuple indien.
Nirad CHAUDHURI26
On espère seulement que l'Histoire rendra justice à l'impérialisme européen.
Regardons l'exemple de l'Inde. Passée la griserie des premiers jours de
l'indépendance, les historiens indiens ont déversé des histoires nationalistes
qui ne trouvaient aucune qualité à l'empire britannique pour le racheter.
Dans les années soixante et soixante-dix, chaque mal, chaque échec, chaque
imperfection de cette jeune nation était imputé à la période diabolique de
la présence anglaise. Un demi-siècle plus tard, des jugements plus mûrs
offrent un bilan plus équitable des bénéfices que la présence britannique a
apporté à l'Inde. Voici le point de vue de Tarkunde2 7:
L'un des mythes sortis tout droit de l'imagination des nationalistes
indiens prétend que l'Inde était un pays culturellement et économiquement
avancé avant que les Britanniques ne s'y établissent, et que sa dégradation
morale et matérielle fut causée par la domination étrangère. Un rapide examen
de l'histoire de l'Inde suffit à se convaincre de la bassesse de ces allégations.
Si l'Inde avait réellement été un pays avancé, il n'aurait pas été conquis
aussi facilement par une poignée de marchands ayant presque parcouru dix
mille kilomètres au gré des vents sur des bateaux en bois. L'Inde était alors
une terre de despotisme, d'injustice et pratiquement d'anarchie, et le peuple
accueillit favorablement la loi et l'ordre instaurés par l'autorité britannique.
Bien que les lois britanniques aient cessé d'être un vecteur de progrès vers le
début de ce siècle, leur impact initial sur le pays fut hautement profitable.
Stimulée par l'esprit de liberté, de rationalisme et de dignité humaine contenus
dans la pensée libérale anglaise, une renaissance indienne tardive commença
à se développer. Elle prit la forme d'un mouvement contre les
superstitions religieuses et en faveur des causes sociales telles que l'abolition
du sati, la légalisation du remariage des veuves, la promotion de l'éducation
des femmes, la prévention des mariages d'enfants et l'opposition au système
des castes.
La démocratie parlementaire, la règle de la loi et la nature de cette loi
sont quelques-uns des legs britanniques. Les Arabes s'intéressèrent très peu
à l'histoire et à la culture des peuples qu'ils avaient conquis. Au contraire,
les Britanniques rendirent aux Indiens toutes leurs cultures, musulmane,
hindoue, sikhe, jaïne, bouddhiste, en favorisant une série d'oeuvres intellectuelles
monumentales, des oeuvres qui sont un témoignage émouvant
d'abnégation, de recherche, de curiosité scientifique, des oeuvres qui dans
bien des cas n'ont pas été surpassées par la recherche moderne. Des impé-
26. Chaudhuri N . , Thy Hand, Creat Anarch, Delhi, 1987, p. 774.
27. Tarkunde V. M . , Radical Humanism, Delhi, 1983, p. 11.
I M P É R I A L I S M E A R A B E , C O L O N I A L I S M E I S L A M I Q U E 261
rialistes comme lord Curzon ont sauvé de la ruine nombre de monuments
architecturaux, y compris le Taj Mahal.
J'ai choisi l'Inde comme exemple, mais, comme Kedourie et d'autres
l'ont démontré, l'administration impériale, avec toutes ses imperfections, a
en général plus profité aux colonisés qu'aux colonisateurs. Malgré certains
épisodes peu glorieux, les impérialistes européens ont, dans l'ensemble, fait
preuve d'humanité.
Naturellement, les conquêtes européennes se sont faites principalement
au détriment de l'islam. La nature du dogme islamique avait mal préparé les
musulmans à la défaite.
Les succès politiques légitimaient l'islam, et le déroulement de l'histoire
prouvait la vérité de la religion. Les musulmans se battaient pour repousser
les frontières de l'islam et pour mortifier les incroyants. La guerre était
sainte et une félicité éternelle attendait ceux qui tombaient au champ d'honneur.
Une telle croyance, que l'histoire de l'islam elle-même semblait confirmer,
donnait aux musulmans un sentiment de supériorité et d'assurance.
En conséquence, une longue série de défaites face aux chrétiens européens
ne pouvait que miner l'amour-propre des musulmans et aboutir à une profonde
crise morale et intellectuelle. Car la défaite militaire n'était pas seulement
une défaite matérielle; elle jetait aussi la suspicion sur la vérité du
credo musulman.28
Dans ce contexte, il n'est pas étonnant que les intellectuels musulmans,
à une ou deux exceptions près, aient tout fait pour inculquer aux peuples
islamisés une haine farouche de l'Occident qui, à long terme, retardera
l'expression du besoin de réformes, de changements, l'adoption des droits
de l'homme, le règne de la loi; en résumé, toutes les idées qui viennent de
l'Occident et qui sont considérées comme les traits distinctifs des civilisations
occidentales.
Il est déplorable que, durant la Guerre du Golfe, presque tous les musulmans
et les intellectuels arabes aient adopté la cause de Saddam Hussein,
parce que, disait-on, il a fait face à l'Occident. Cette dernière justification
est révélatrice du sentiment d'échec et d'infériorité de l'islam envers l'Occident.
Le monde musulman est vraiment dans un triste état s'il n'a d'espoir
que dans un despote qui a littéralement fait exécuter ses compatriotes par
milliers : Arabes, Kurdes, sunnites, chiites, musulmans et juifs. Ces mêmes
intellectuels sont incapables d'autocritique et une fois encore les vieilles querelles
se rouvrent : eux et nous, l'esprit des croisades encore et à nouveau.
Chaque mal, chaque échec est toujours la faute de l'Occident, d'Israël ou de
n'importe quelle conspiration sioniste. Kanan Makiya2 9 a le courage de
reconnaître que :
28. Kedourie, p. 322, in B. Lewis (ed), The World of Islam, London, 1976.
29. Makiya, p. 235.
262 P O U R Q U O I J E N E SUIS PAS M U S U L M AN
Les vieilles habitudes ont la peau dure. Elles meurent encore plus difficilement
parmi les peuples qui se sont fait un devoir d'éveiller la fierté de soi
et la conscience d'une identité collective en portant le blâme de tout mal sur
les autres (c'est-à-dire une société ou une culture étrangère à la communauté
que l'on essaye d'exalter, et qui souvent est plus dynamique et plus puissante).
Le plus pénible, c'est d'observer les tentatives véhémentes de l'intelligentsia
arabe pour faire porter le blâme de toute chose sur l'Occident ou
sur Israël. Plus les propos deviennent irréels, hystériques, comme une autoflagellation,
et moins le monde arabe semble à même de s'adapter politiquement
et culturellement aux temps modernes.
L'intellectuel arabe moderne influence ses coreligionnaires de façon
négative : « Il est qui il est à cause de qui il hait, pas à cause de celui qu'il
aime ou de celui qu'il mène. » Naturellement, ce même intellectuel et son
auditoire crédule glorifient un passé mythique, une sorte d'âge d'or où « un
musulman pouvait vaincre à lui tout seul une centaine d'infidèles ». « Son
peuple serait glorieux, son pays serait tout-puissant si ce n'était la machination
des impérialistes (ou du Grand Satan, ce qui revient au même.) »
Comme le dit Kanan Makiya, « pourquoi ne pas essayer un peu d'autocritique,
histoire de changer? » Cette suggestion est reprise par Fuad
Zakariya : « A ce stade, notre devoir culturel est de prendre le taureau de
l'obscurantisme par les cornes et de faire notre autocritique avant de condamner
le portrait que les autres peignent de nous, même s'il est
caricatural. » 3 0
LE NATIONALISME BERBÈRE
Les peuples qui utilisent la langue berbère vivent en Afrique du Nord
depuis la préhistoire. Des proto-Berbères se sont établis dans cette région
sept mille ans avant le Christ. Les Berbères furent en contact avec Carthage,
mais globalement ils menèrent une existence plutôt indépendante, divisés
en tribus rivales. De temps à autre, un chef hors du commun réussissait à
unir ces tribus en un empire impressionnant. Massinissa (-238, -148), fils
de Gaia, roi des Massyles de l'est, fut élevé à Carthage et combattit d'abord
aux côtés des Carthaginois contre les Romains. Puis il rejoignit le camp des
Romains, et sa cavalerie joua un rôle décisif dans la fameuse victoire de
Zama (-202). Massinissa était alors en position de fonder un royaume qui
couvrirait toute la Numidie, unissant ainsi toutes les tribus berbères.
Mon propos n'est pas de raconter l'histoire des Berbères, mais simplement
d'expliquer qu'il y eut avant l'arrivée des Arabes une grande civilisation
qui avait sa propre langue, sa propre écriture et une histoire glorieuse et que
ces données historiques représentent la toile de fond des revendications des
30. Cité dans Lewis (4), p. 117.
IMPÉRIALISME ARABE, COLONIALISME ISLAMIQUE 263
intellectuels berbères contemporains qui rejettent l'islam et l'impérialisme
arabe.
Après Massinissa, les empires romain, vandale et byzantin furent tous
incapables de dompter l'esprit indépendantiste des Berbères. L'arrivée des
premiers Arabes n'entama en rien leur indépendance. Le général musulman
Okba b. Nafi essaya sans succès de soumettre ce peuple farouche. De fait,
un des chefs tribaux, Kusaila, réussit à surprendre Okba à Tahuda en 683 et
à le tuer ainsi que 300 de ses hommes. Comme beaucoup de tribus arabes
païennes, les Berbères se convertirent lentement à l'islam, non par conviction
religieuse, mais plutôt par intérêt matériel, dans la perspective de remporter
des butins. Avec l'aide des Berbères, les Arabes achevèrent la
conquête de l'Afrique du Nord. L'ironie veut que certains Berbères comme
Tariq ibn Zaid, qui entreprit la conquête de l'Espagne, soient qualifiés de
héros arabes.
Comme les musulmans non arabes de Perse et de Syrie, les Berbères
n'appréciaient pas d'être traités en inférieurs par les Arabes et se plaignaient
de ne pas recevoir une part égale du butin. Comme il fallait s'y attendre, ils
finirent par se révolter et infligèrent aux Arabes une série de défaites spectaculaires.
Les XIe et X I I e siècles virent l'établissement de deux dynasties
berbères, les Almoravides (1056-1147) et les Almohades (1130-1269);
même les derniers Mérinides étaient aussi des descendants des tribus berbères.
Le berbère appartient à la famille des langues afro-asiatiques (ou sémitohamitiques).
Actuellement, quelque deux à trois cents dialectes berbères
sont parlés par une douzaine de millions de personnes, en Egypte, Libye,
Tunisie, Algérie, Maroc, Tchad, Burkina Faso, Niger, Mali, Mauritanie.
Les principaux dialectes parlés en Algérie sont le kabyle et le shawia; le
shluh, le tamazight, et le rif au Maroc; le tamahaq (tamachek) ou touareg
dans diverses régions du Sahara. Les plus vieilles inscriptions dans une langue
berbère datent environ du I I e siècle avant le Christ et sont rédigées en
tifinagh qui est encore parlé par les Touareg.
Le rejet de l'impérialisme arabe par les Berbères contemporains
L'écrivain Kateb Yacine (1929-1989) est le plus connu des intellectuels
algériens qui ont rejeté l'impérialisme culturel de l'islam et qui ont défendu
la langue de leurs ancêtres berbères. Dès son enfance, il eut des doutes sur
la religion : «Je suis d'abord allé à l'école coranique, mais je n'aimais pas la
religion, en fait je l'ai détestée, se rappelle Yacine, en particulier quand on
nous frappait avec une règle sur la plante des pieds pour nous faire apprendre
bêtement le Coran, par coeur, sans rien y comprendre. A l'école française, la
maîtresse était comme une seconde mère pour nous. Celle que j'ai eue était
extraordinaire. Elle savait comment nous intéresser. Elle nous donnait envie
d'aller à l'école. » (Le Monde, 31 octobre 1989). Dans une interview sur
Radio Beur (une station spécialement destinée aux Français d'origine algé264
P O U R Q U O I J E N E SUIS PAS M U S U L M AN
rienne), Yacine scandalisa tout le monde en déclarant qu'il n'était ni musulman,
ni Arabe, mais Algérien. Puis en 1987, dans une interview pour le
journal Awal, Yacine exprima sa profonde aversion pour l'islam : « L'Algérie
arabo-islamique est une Algérie contre nature, une Algérie qui est étrangère
à elle-même. C'est une Algérie qui est imposée par les armes, car l'islam ne
se développe pas avec des bonbons et des roses, il se développe avec des larmes
et du sang. Il croît dans l'oppression, la violence, le mépris, par la haine
et les pires humiliations que l'on puisse faire à l'homme. On peut voir le
résultat! » (Le Monde, 20 mai 1994, p. 5). Il espère que l'Algérie (une
dénomination touristique) sera un jour appelée par son vrai nom,
Tamezgha, le pays où le berbère (tamazight) est parlé.
Les propos de Yacine sont durs pour les trois religions monothéistes qui,
selon lui, n'ont apporté au monde que des malheurs. « Ces religions sont
profondément néfastes et le malheur de notre peuple vient de là. Le malheur
de l'Algérie a commencé là. Nous avons parlé des Romains et des chrétiens.
Maintenant, parlons de la mafia arabo-islamique : la plus longue, la plus
dure et la plus difficile à combattre. »
Quelque temps avant sa mort en 1989, Yacine rédigea une préface passionnée
pour le recueil de chansons du chanteur berbère Ait Menguellet.
Yacine y rappelait l'interdiction en 1980 d'une conférence sur la poésie
kabyle ancienne. Cette interdiction avait provoqué la colère des Berbères et
de violentes manifestations pour la défense de leur langue ancestrale. Kateb
Yacine continuait en regrettant que, tout comme on les avait obligés à
apprendre le français dans l'espoir de créer une Algérie française, on forçait
de nouveau les Algériens à apprendre l'arabe et on leur interdisait de parler
leur langue maternelle. « L'Algérie est un pays subjugué par le mythe de la
nation arabe, car c'est au nom de l'arabisation que l'on réprime le tamazight.
En Algérie, comme dans le monde entier, on croit que l'arabe est la langue
des Algériens. » Mais c'est le tamazight qui est la première langue du pays,
et elle s'est conservée malgré des siècles de domination étrangère.
Notre lutte armée a mis un terme au mythe destructeur de l'Algérie française,
mais nous avons succombé au pouvoir encore plus destructeur du
mythe d'une Algérie arabo-islamique. L'Algérie française a duré pendant
cent quatre ans. L'Algérie arabo-islamique dure depuis treize siècles! La
pire forme d'aliénation n'est pas de penser que nous sommes Français, mais
de croire que nous sommes Arabes. Il n'y a pas de peuple arabe et il n'y a
pas de nation arabe. C'est une langue sacrée, celle du Coran, que les dirigeants
utilisent pour empêcher que les gens ne découvrent leur véritable
identité.
Beaucoup d'Algériens pensent qu'ils sont eux-mêmes des Arabes,
renient leurs origines et considèrent leur plus grand poète, Ait Menguellet,
qui écrit en berbère, comme un étranger (Le Monde, 3 novembre 1989).
I M P É R I A L I S M E A R A B E , C O L O N I A L I S M E I S L A M I Q U E 265
L'identité berbère en Algérie, 1994
En avril 1994, une série de manifestations a commémoré le printemps
berbère de 1980 au cours duquel les Berbères se sont battus pour leur langue.
Ces manifestations étaient organisées par divers groupes culturels berbères
qui revendiquaient leur identité nationale. « Nous voulons, disait un des
fondateurs du Rassemblement pour la Culture et la Démocratie (RCD), la
reconnaissance d'une seconde langue officielle (le berbère), et une identité
autre que celle d'arabo-islamistes. C'est une revendication pour le pluralisme.
C'est le mouvement culturel berbère qui est à l'origine de la première
ligue des droits de l'homme en Algérie, et de la démocratie. »
Ces réformateurs berbères ne voient aucune compatibilité entre les idées
des islamistes, la démocratie et les droits de l'homme. Ils estiment qu'il est
de leur devoir de s'opposer à l'installation du fascisme, « ne voulant pas voir
leur pays sombrer dans la barbarie. » (Info Matin, 20 avril 1994).
CHAPITRE IX
LES CONQUÊTES ARABES ET LE STATUT
DES SUJETS NON MUSULMANS
Les apologistes persistent à dire que l'islam accordait les mêmes droits à
tous ses sujets, qu'ils soient musulmans ou non. Ces apologistes doivent
vraisemblablement parler d'une époque où les diverses communautés religieuses
vivaient en parfaite harmonie sur les terres musulmanes. Ils minimisent
et même excusent les persécutions, les discriminations, les
conversions forcées, les massacres et les destructions d'églises, de synagogues,
de temples et de bien d'autres lieux de culte. Leurs conceptions édulcorées
et totalement irréalistes de l'islam (1) ne tiennent pas compte des
destructions et des massacres qui ont eu lieu pendant les conquêtes arabes,
(2) se concentrent exclusivement sur le sort des juifs et des chrétiens mais
ignorent superbement celui des idolâtres (ne seraient-ils donc point
humains ?), parsis, hindous et bouddhistes, (3) se fondent sur des documents
musulmans, comme s'ils étaient dignes de foi! (4) ignorent ou excusent le
comportement inqualifiable du Prophète envers les juifs, (5) ignorent les
sentiments totalement inadmissibles exprimés par le Coran, l'hostilité contre
les juifs, les chrétiens et surtout contre les païens, sentiments qui furent
la source de comportements fanatiques et violents à travers l'histoire.
LES PREMIÈRES ATTITUDES : MUHAMMAD ET LE CORAN
Les sourates du Coran sont réparties en deux groupes, selon qu'elles
appartiennent à la période de La Mecque ou à celle de Médine. Les premières
sourates de la période mecquoise recommandent la tolérance :
C I X : « Dis : O vous, les incrédules : Je n'adore pas ce que vous adorez;
vous n'adorez pas ce que j'adore. Moi, je n'adore pas ce que vous adorez;
vous, vous n'adorez pas ce que j'adore. A vous, votre religion; à moi, ma
religion. »
L.45 : « Nous savons parfaitement ce qu'ils disent. Tu n'es pas pour eux
un tyran. »
L E S C O N Q U Ê T E S A R A B ES 267
XLIII.88-89 : « Le Prophète a dit : Ô mon Seigneur! Voilà des gens qui
ne croient pas! Détourne-Toi d'eux et dis : Paix; car ils sauront bientôt. »
L'exception se trouve dans la sourate I I , que l'on attribue généralement
à la période de Médine (sourates tardives) :
II.256 : « Pas de contrainte en religion. »
II.62 : « Ceux qui croient (les musulmans), ceux qui pratiquent le
judaïsme, ceux qui sont des chrétiens ou des sabéens, ceux qui croient en
Dieu et au dernier jour, ceux qui font le bien : voilà ceux qui trouveront leur
récompense auprès de leur Seigneur. Ils n'éprouveront plus alors aucune
crainte, ils ne seront pas affligés. »
Comme il prenait de l'assurance et que son pouvoir politique et militaire
grandissait, Muhammad malheureusement changea. « Il abandonna la persuasion
pour dicter sa loi et imposer l'obéissance. » Les sourates I I , IV, V,
VIII, LX, X X I I et X L V I I trahissent la personnalité vindicative, dogmatique
et intolérante de Muhammad.
Les théologiens musulmans expliquent que la tolérance ne s'étend pas
aux Arabes idolâtres. Ces derniers n'ont de choix qu'entre la conversion à
l'islam ou la mort. Ce sectarisme total est ignoré des apologistes qui continuent
à vanter l'esprit de tolérance de l'islam.
Le Coran est sans merci pour les incroyants. Il décrit avec force détails
les châtiments atroces qui sont réservés aux païens.
XXII. 19 : « Des vêtements de feu seront taillés pour les incrédules. On
versera sur leur tête de l'eau bouillante qui brûlera leurs entrailles et leur
peau. Des fouets de fer sont préparés à leur intention. »
Le Coran ordonne aux musulmans de combattre et de tuer les
incroyants.
XLVII.4 : « Lorsque vous rencontrez les incrédules, frappez-les à la
nuque jusqu'à ce que vous les ayez abattus : liez-les alors fortement. »
CHRÉTIENS ET JUIFS DANS LE CORAN
Les chrétiens sont légèrement mieux considérés que les juifs, mais le
Coran les accuse quand même de falsifier les écritures.
V.73 : « Oui, ceux qui disent : Dieu est, en vérité, le troisième de trois,
sont impies. Il n'y a de Dieu qu'un Dieu unique. S'ils ne renoncent pas à ce
qu'ils disent, un terrible châtiment atteindra ceux d'entre eux qui sont
incrédules. »
Il leur est reproché de rendre un culte au Christ et de le considérer
comme fils de Dieu. Tout comme les juifs, ils sont sortis du droit chemin
et doivent être ramenés à la vraie religion, c'est-à-dire à l'islam.
268 P O U R Q U O I J E N E SUIS PAS M U S U L M AN
D'après le Coran, les juifs haïssent les musulmans et, en punition de leurs
péchés, certains juifs ont été transformés en singes et en porcs (verset V.60).
D'autres auront les mains liées à leur cou et seront jetés dans le feu du Jugement
Dernier. L'attitude que les musulmans doivent avoir envers les juifs
ne peut être qualifiée que d'antisémite et elle n'incite certainement pas à la
compréhension réciproque, ni à la tolérance et encore moins à une coexistence
pacifique.
V.51 : « Ô vous qui croyez! Ne prenez pas pour amis les juifs et les
chrétiens; ils sont amis les uns des autres. Celui qui, parmi vous, les prend
pour amis, est des leurs. Dieu ne dirige pas le peuple injuste. »
V.57-6 : « Ô vous qui croyez! Ne prenez pas pour amis ceux qui considèrent
votre religion comme un sujet de raillerie et de jeu parmi ceux auxquels
le Livre a été donné avant vous, et parmi les impies. Craignez Dieu!
Si vous êtes croyants! Ils considèrent votre appel à la prière comme un sujet
de raillerie et de jeu. Il en est ainsi parce que ce sont des signes qu'ils ne
comprennent pas. Dis : Ô gens du Livre! De quoi nous accusez-vous?
Sinon de croire en Dieu, à ce qui est descendu vers nous et à ce qui était
descendu auparavant? La plupart d'entre vous sont pervers!
(...) Pourquoi leurs maîtres et leurs docteurs ne leur interdisent-ils pas
de pécher en paroles et de manger des gains illicites ? Que leurs oeuvres sont
donc exécrables! Les juifs disent : "La main de Dieu est fermée!" Que leurs
propres mains soient fermées et qu'ils soient maudits à cause de leurs
paroles. »
Les musulmans reprochaient aux juifs de dénaturer les Écritures et
d'enseigner des doctrines qu'ils n'ont, naturellement, jamais professées.
IX.29-30 : « Combattez : ceux qui ne croient pas en Dieu et au Jour
Dernier; ceux qui ne déclarent pas illicite ce que Dieu et son Prophète ont
déclaré illicite ; ceux qui, parmi les gens du Livre, ne pratiquent pas la vraie
religion. Combattez-les jusqu'à ce qu'ils payent directement le tribut après
s'être humiliés. Les juifs ont dit : Uzaïr est fils de Dieu! Les chrétiens ont
dit : Le Messie est fils de Dieu! Telle est la parole qui sort de leur bouche;
ils répètent ce que les incrédules disaient avant eux. Que Dieu les
anéantisse ! Ils sont tellement stupides ! »
Et ils méritent parfaitement leur punition.
II.61 : « Ils furent frappés par l'humiliation et la pauvreté. La colère de
Dieu les éprouva parce qu'ils n'avaient pas cru aux Signes de Dieu, parce
qu'ils tuaient injustement les prophètes, parce qu'ils étaient désobéissants et
transgresseurs. »
LES C O N Q U Ê T E S A R A B ES 269
IV. 160 : « Nous avons interdit aux juifs d'excellentes nourritures qui leur
étaient permises auparavant : c'est à cause de leur prévarication; parce qu'ils
se sont souvent écartés du chemin de Dieu, parce qu'ils ont pratiqué l'usure
qui leur était pourtant défendue, parce qu'ils ont mangé injustement les
biens des gens. Nous avons préparé un châtiment douloureux pour ceux
d'entre eux qui sont incrédules. »
Tels sont les sentiments exprimés par le Coran qui est, pour tous les
musulmans, et pas seulement pour les intégristes, la parole révélée de Dieu
Lui-même. Elle est vraie en tous lieux et à tout instant. Ces principes sont,
de l'avis de tous les musulmans, absolument vrais et indiscutables.
J'ai déjà évoqué le sort que Muhammad réservait aux juifs : l'extermination
des Banu Qurayza (entre 600 et 900 hommes), l'expulsion des Nadir et
leur massacre ultérieur (les livres d'histoire passent généralement ces faits
sous silence). Ces actions ne sont pas des signes de magnanimité ou de compassion
et Muhammad n'est pas au-dessus de tout reproche. Le comportement
du Prophète avec les juifs de l'oasis de Khaibar « a servi de modèle aux
traités signés par les Arabes avec les peuples qu'ils ont conquis au-delà des
frontières de l'Arabie ». Muhammad attaqua l'oasis en 628 et fit torturer un
des chefs juifs pour savoir où se trouvaient les trésors de la tribu. Quand les
juifs se rendirent, il leur permit de continuer à cultiver leur oasis à la condition
qu'ils lui donnent la moitié de leurs récoltes. Muhammad se réservait
aussi le droit d'annuler le traité et d'expulser les juifs quand bon lui semblerait.
Ce traité fut appelé un dhimma et ceux qui l'acceptèrent furent appelés
des dhimmis. Tous les non-musulmans qui acceptaient la domination arabe
et qui s'engageaient à payer un tribut en échange de la protection des musulmans
furent désormais appelés dhimmis.
En 640 le second calife Omar chassa les juifs et les chrétiens du Hedjaz
(territoire qui comprend les cités saintes de La Mecque et de Médine) en se
référant au dhimma de Khaibar. Il justifia sa décision en se référant au droit
que s'était arrogé le Prophète d'annuler unilatéralement tous les accords au
gré de son bon vouloir, et aux célèbres paroles : « Il ne peut y avoir deux religions
sur le territoire des Arabes. » De ce jour, l'établissement de n'importe
quelle religion est interdit en Arabie Saoudite.
J I H A D 1
La nature totalitaire de l'islam n'est nulle part plus apparente que dans
le concept de Jihad, la guerre sainte, dont le but final est de conquérir le
monde entier et de le soumettre à la seule vraie religion, à la loi d'Allah. A
l'islam seul a été donné la vérité. Hors de l'islam, point de salut! Pour tout
1. D O I , article Jihad, p. 243.
270 P O U R Q U O I J E N E SUIS PAS M U S U L M AN
musulman, c'est un devoir sacré, une obligation religieuse établie dans le
Coran et dans les traditions que de porter l'islam à toute l'humanité. Le
jihad est une institution divine, décrétée dans le but de faire progresser
l'islam. Les musulmans doivent se battre et tuer au nom d'Allah :
LX.5-6 : « Tuez les polythéistes, partout où vous les trouverez. »
IV.76 : « Les croyants combattent dans le chemin de Dieu. »
VIII. 12 : « Je vais jeter l'effroi dans le coeur des incrédules : frappez sur
leur cou; frappez-les tous aux jointures. »
VIII.38-39 : « Dis aux incrédules que s'ils cessent, on leur pardonnera
ce qui est passé. S'ils recommencent, qu'ils se rappellent alors l'exemple des
Anciens. Combattez-les jusqu'à ce qu'il n'y ait plus de sédition, et que le
culte soit rendu à Dieu en sa totalité. »
II.218 : « En vérité, ceux qui ont cru, ceux qui ont émigré, ceux qui ont
combattu dans le chemin de Dieu : voilà ceux qui espèrent la miséricorde
de Dieu. Dieu est Celui qui pardonne, Il est miséricordieux. »
C'est un grave péché que de fuir la bataille contre les incroyants. Les
lâches rôtiront en enfer :
VIII.15-16 : « Ô vous qui croyez! Lorsque vous rencontrez les incrédules
en marche pour le combat, ne leur tournez pas le dos. Quiconque tourne
le dos en ce jour encourt la colère de Dieu; son refuge sera la Géhenne.
Quelle détestable fin ! »
LX.39 : « Si vous ne vous lancez pas au combat, Dieu vous châtiera d'un
châtiment douloureux; Il vous remplacera par un autre peuple. »
Ceux qui combattent pour la seule vraie religion, l'islam, seront amplement
récompensés dans leur vie à venir :
IV.74 : « Que ceux qui troquent la vie présente contre la vie future combattent
dans le chemin de Dieu. Nous accorderons une récompense sans
limite à celui qui combat dans le chemin de Dieu, qu'il soit tué ou qu'il soit
victorieux.»
Ces versets montrent clairement que le Coran ne parle pas de batailles
métaphoriques ou de croisades morales. Il parle de vrais champs de
batailles. Trouver des propos aussi sanguinaires dans un livre saint est choquant.
L'humanité est divisée en deux groupes : les musulmans et les autres. Les
musulmans sont membres de la communauté islamique, l'ummah, qui possède
des territoires dans le Dar al Islam, la terre de l'islam, où les édits de
l'islam sont promulgués dans leur totalité. Les non-musulmans sont les
Harbi, les gens du Dar al Harb, le pays des guerres, en fait n'importe quel
LES CONQUÊTES ARABES 271
pays qui appartient aux infidèles et qui n'a pas été soumis à l'islam mais qui,
malgré tout, est destiné à passer sous son contrôle, soit par conversion, soit
par la guerre. Tous les actes de guerre sont autorisés dans le Dar al Harb.
Une fois que le Dar al Harb a été conquis, les Harbi deviennent des prisonniers
de guerre. L'imam2 est alors libre d'en disposer selon les circonstances.
Malheur à la cité qui a résisté et qui est prise d'assaut : dans la plupart
des cas, ses habitants n'ont aucun droit.
L'armée victorieuse est autorisée à piller sans restriction pendant trois
jours. Tous les lieux de culte, ainsi que tous les autres bâtiments, deviennent
propriété du conquérant. Il peut librement en disposer. (Après la chute de
Constantinople en 1453) le Sultan Mehmet accorda à ses hommes les trois
jours de pillage auxquels ils avaient droit. Ils s'abattirent sur la ville... Ils tuèrent
quiconque se trouvait sur leur passage, hommes, femmes et enfants sans
discrimination. Le sang formait des ruisseaux dans les rues. Mais bientôt
l'appétit de meurtre s'apaisa. Les soldats réalisaient qu'ils pourraient tirer un
profit des captifs et des objets précieux.3
Dans d'autres cas, les vaincus sont vendus comme esclaves, exilés ou
considérés comme des dhimmis et tolérés comme des sujets inférieurs, aussi
longtemps qu'ils paient régulièrement un tribut.
LES CONQUÊTES ISLAMIQUES
Nous avons déjà évoqué l'étude de Patricia Crone sur les causes des
conquêtes arabes. Ici, je citerai la thèse de l'économiste Joseph Schumpeter
(1883-1950), une thèse que Bousquet trouve suffisamment convaincante
pour la traduire en français. C'est cette traduction que je résume.
D'après Schumpeter4, les Arabes ont toujours été un peuple de guerriers
qui vivaient du pillage et de l'exploitation des populations sédentaires.
L'islam était une machine de guerre qui ne pouvait être arrêtée une fois
qu'elle était lancée. Faire la guerre était une activité tout à fait ordinaire dans
cette théocratie militaire. Les Arabes ne cherchaient même pas de raison
pour mener leurs guerres. Leur organisation sociale réclamait la guerre et
sans victoire elle se serait effondrée. Ici nous voyons un expansionnisme
dépourvu d'objectif concret, brutal et né d'une nécessité de son passé. Les
conquêtes arabes auraient existé sans l'islam. Certaines particularités de
l'impérialisme arabe peuvent être expliquées par les paroles du Prophète,
mais leur force demeure ailleurs. Muhammad n'aurait pas gagné s'il avait
prêché l'humilité et la soumission. Pour ses soldats, vraie religion signifiait
victoire, et fausse religion signifiait défaite. Par conséquent la religion
2. Religieux musulman qui conduit les offices à la mosquée.
3. Runciman (2), p. 145.
4. Schumpeter.
272 P O U R Q U O I J E N E SUIS PAS M U S U L M AN
n'était pas la raison des conquêtes; elle était la manifestation d'un instinct
guerrier.
Il est intéressant de constater que les premiers héros de l'islam ne se préoccupaient
pas de religion. Khalid, le général qui eut raison des Byzantins,
était quelqu'un « qui ne s'intéressait à rien d'autre qu'à la guerre et qui ne
voulait rien entendre d'autre. » Il en est de même pour Amr b. Al-As qui
conquit l'Egypte, et Othman b. Talha qui amassa une fortune durant ses
campagnes militaires. Wensinck5 observe que « les plus clairvoyants des
habitants de La Mecque se rendaient compte au lendemain du siège manqué
de Médine que cet épisode était un tournant dans la carrière du
Prophète. Il n'est pas surprenant que des hommes comme Khalid al-Walid,
Othman Talha et Amr al-As se soient tournés vers l'islam avant même la
capture de La Mecque. On ne doit pas attacher une trop grande importance
aux récits de leur conversion. »
Les premières conquêtes
Pour le patriarche Sophrone de Jérusalem (634-8), les envahisseurs
étaient des barbares sans Dieu qui brûlaient les églises, détruisaient les
monastères, profanaient la Croix et blasphémaient horriblement contre le
Christ et l'Eglise. La famine qui survint après les destructions et les pillages
de 639 fit des milliers de victimes.
Après la mort du Prophète, le calife Abu Bakr entreprit l'invasion de la
Syrie. Au cours de la campagne de 634, les territoires compris entre Gaza
et Césarée furent dévastés. Quatre mille paysans, chrétiens, juifs et Samaritains
furent massacrés en défendant leurs terres. Pendant la campagne de
Mésopotamie, plus de 600 monastères furent détruits. Les moines furent
tués et les Arabes monophysites furent convertis de force ou exécutés. La
population de l'Elam fut exterminée et à Suse seuls les notables furent exécutés.
La Chronique de Jean, de l'évêque de Nikiou, qui fut rédigée entre 693
et 700, nous permet de mieux connaître la conquête de l'Egypte par Amr
b. al-As. Pour Jean, « le joug des musulmans était plus lourd pour les Égyptiens
que celui des pharaons. » Au cours de sa progression, Amr s'empara
de la ville de Behnesa, près de Rayum et tua tous les habitants :
« Quiconque se rendait aux musulmans était massacré. Ils n'épargnèrent ni
les vieillards, ni les femmes, ni les enfants. »6 Le Fayoum et Aboit connurent
la même fin. A Nikiou, toute la population fut passée au fil de l'épée.
Les Arabes emmenèrent les habitants de la Cilicie en captivité. En Arménie,
la population d'Euchaita fut exterminée. Les chroniques arméniennes
du VIIe siècle racontent comment les Arabes dévastèrent l'Assyrie, forcèrent
une partie de la population à se convertir à l'islam et causèrent de
grands ravages dans la région de Daron, au sud-ouest du lac Van. En 642,
5. Wensinck, in EI1, article Amr b. al-As.
6. Voir Bat Ye'or (2), pp. 317-318.
L E S C O N Q J J Ê T E S A R A B ES 273
les Arabes revinrent en apportant l'extermination, la ruine et l'esclavage.
Michel le Syrien nous raconte comment Mu'awiya mit à sac Chypre, et établit
sa domination par un grand massacre.
Le même spectacle effroyable se renouvela en Afrique du Nord. Tripoli
fut pillée en 643; Carthage fut rasée et la plupart des habitants furent tués.
L'Anatolie, la Mésopotamie, la Syrie, l'Irak et l'Iran connurent un sort
identique.
L'Inde
D'après le témoignage de Baladhuri, les Arabes ont certainement
commis des massacres quand ils ont conquis les villes
de la région de Sind.
C . E . BOSVVORTH7
La conquête de Sind en 712 fut pensée par Haijaj, le gouverneur de
l'Irak, et effectuée par son commandant Muhammad b. Qasim. Les instructions
de Qasim étaient de « porter la destruction sur les incroyants, de faire
en sorte qu'ils acceptent la vraie religion et qu'ils croient en l'unité de Dieu.
(...) Quiconque refuse de se soumettre devra être traité durement et subir
des sévices corporels jusqu'à ce qu'il abjure. »8
Lors de la prise du port de Debal, les musulmans passèrent trois jours à
massacrer les habitants. Ceci fait, Qasim fit preuve de plus de tolérance et
autorisa les habitants à exercer leur métier et à pratiquer leur religion. Mais
cette façon de faire ne plut pas à Hajjaj qui, après avoir reçu le rapport victorieux
de Qasim, lui répondit :
Mon cher cousin, j'ai reçu votre lettre. En la lisant, ma joie et mon allégresse
ne connurent pas de limite. Elle a augmente ma fierté et ma gloire au
plus haut point. Il semble, d'après vos dires, que toutes les dispositions que
vous avez prises pour le confort et la commodité de vos hommes sont dans
le plus strict respect de la loi religieuse. Mais la façon dont le pardon est
accordé par la loi diffère de celle que vous avez adoptée, car vous le distribuez
à chacun, petit ou grand, sans faire de distinction entre un ami et un ennemi.
Dieu dit dans le Coran (XLVII.4) : « Ô vrais croyants, lorsque vous rencontrez
les incrédules, frappez-les à la nuque. » Ce commandement du Dieu
tout-puissant est un grand commandement et il doit être appliqué et respecté.
Vous ne devez pas être si prodigue de votre miséricorde, comme pour
enlever toute valeur à cet acte. Par conséquent, ne graciez pas vos ennemis
et n'en épargnez aucun, ou autrement tous considéreront que vous êtes un
faible.
Plus tard, Hajjaj renouvellera ses ordres : « Mes ordres formels sont de
tuer tous les hommes qui ont combattu, et de prendre en otages leurs fils et
7. Bosworth(l), p. 43.
8. Chachnamah, p. 155.
274 P O U R Q U O I J E NE SUIS PAS M U S U L M AN
leurs filles. » A son arrivée à Brahminabad, Qasim obéira aveuglément et
« ordonnera que tous les hommes appartenant à la classe militaire soient
décapités par l'épée. Certains disent que six mille hommes furent tués,
d'autres disent seize mille. Le reste de la population obtint le pardon. »
Mahmudde Ghazni (971-1030)
La conquête de l'Inde par les musulmans date véritablement du début
du X I e siècle. En l'an mil, le chef de la dynastie turco-afghane, Mahmud de
Ghazni, traversa l'Inde comme une tornade, tuant, pillant et détruisant. Il
se justifia en se référant aux nombreux versets qui ordonnent de tuer les idolâtres
qu'il avait lui-même fait serment de combattre. Selon Vincent Smith,
« Mahmud était un musulman zélé, de l'espèce la plus féroce, pour qui tuer
des idolâtres était autant un plaisir qu'un devoir. Il était également cupide
et prenait grand soin de tirer un profit substantiel de ses guerres saintes. »
Aux dires d'Alberuni, le chroniqueur que Mahmud avait emmené en Inde,
« Mahmud ruina complètement ce pays prospère et accomplit de merveilleux
exploits, par lesquels les hindous furent éparpillés dans toutes les
directions comme des atomes de poussière. Leur mémoire entretient, bien
entendu, une haine tenace envers tous les musulmans. »9
Mahmud commença à faire prisonnier le roi Jaipal du Pendjab, puis
envahit Multan en 1004. Il convertit de force les habitants de la région de
Ghor. Il accumula de grandes richesses en mettant à sac les temples hindous
qu'il avait profanés.
Mathura, la cité sainte de Krishna, fut l'objectif suivant. Au centre de la
cité se trouvait un temple si grand et si beau qu'il ne peut être décrit ou peint.
L'opinion du sultan (Mahmud) était qu'il aurait fallu deux cents ans pour le
construire. Cinq des statues étaient en or rouge, chacune de cinq pieds de
haut, et leurs yeux étaient faits de joyaux inestimables.
Le sultan ordonna de brûler tous les temples avec du naphte et de les
raser. Ainsi disparurent des monuments qui devaient compter parmi les plus
beaux trésors de l'architecture ancienne.10
A la bataille de Sommath, sur le site d'un autre temple hindou célèbre,
cinquante mille hommes furent tués pendant que Mahmud apaisait sa soif
d'or.
Mahmud donna un autre exemple de sa férocité envers ceux qu'il considérait
comme hérétiques lorsqu'il envahit en 1010 le royaume de Dawud de
Multan.
Bien que les historiens musulmans le considèrent comme une des gloires
de l'islam, Mahmud fut en réalité encore moins qu'un bandit indigne de leur
admiration.
9. Alberuni, p. 22.
10. Smith, p. 207.
LES C O N Q U Ê T E S A R A B ES 275
Firuz Chah
En 1351, Firuz Chah monta sur le trône et devint le maître du nord de
l'Inde. Bien qu'il fut en de nombreux points un homme éclairé, il était en
matière de religion un bigot de première classe. On dit qu'il avait fait « des
lois du Prophète sa règle de conduite ». Il s'adonnait au trafic d'esclaves et
il y aurait eu 180 000 esclaves dans sa ville, tous convertis à l'islam. Mais,
comme le dit Vincent Smith,11 il pouvait être d'une sauvagerie extrême
quand il faisait preuve de zèle religieux. Il exécuta un certain nombre de
chiites qu'il avait capturés, fit la leçon aux autres, et brûla leurs livres. Il
demanda aux ulémas de tuer un homme qui prétendait être le Mahdi.
« Pour cette bonne action, disait-il, j'espère recevoir ma récompense au
ciel. » Après avoir visité un village où se déroulait une fête religieuse hindoue
et à laquelle quelques musulmans impies assistaient, Firuz Chah
écrivit : «J'ai ordonné que les chefs de cette communauté et les organisateurs
de cette fête soient mis à mort. J'ai dans l'ensemble interdit que l'on
inflige des punitions sévères aux hindous. J'ai fait détruire leurs temples et
je les ai remplacés par des mosquées. »
Plus tard, un brahmane qui avait pratiqué ses rites en public fut brûlé vif.
Firuz Chah ne faisait que perpétuer la tradition des précédents envahisseurs
musulmans et il croyait sincèrement « qu'il servait Dieu en jugeant que
l'exercice public de la religion hindoue par une majorité de ses sujets était
un crime capital ».
Firuz Chah soudoyait les hindous pour qu'ils embrassent l'islam, et
exemptait ceux qui se convertissaient du jizya, l'impôt local, qui par ailleurs
était sévèrement appliqué, même pour les brahmanes.
Voici comment Vincent Smith (1985) dresse le portrait de Firuz Chah :
Firuz Shah, toutes considérations faites pour son environnement et son
éducation, ne pouvait pas échapper à l'intolérance religieuse. Il était incapable
de concevoir, comme le fera Akbar, que le maître de l'Hindoustan pût
chérir tous ses sujets, qu'ils soient musulmans ou hindous, et qu'il leur accordât
une liberté totale, non seulement de conscience mais aussi de culte. Les
musulmans du X I V e siècle étaient toujours esclaves des croyances des premiers
temps de l'islam et ils étaient convaincus que tolérer l'idolâtrie était
un péché.
Akbar le Grand (1542-1605)
Il est à la fois ironique et révélateur que le plus tolérant des princes
musulmans de l'histoire indienne fut aussi celui qui s'éloigna le plus de
l'orthodoxie islamique jusqu'à la renier pour créer sa propre religion. Akbar
abolit les taxes sur les pèlerinages hindous et exempta les non-musulmans
du jizya.
11. Smith, pp. 258-259.
276 P O U R Q U O I J E N E SUIS PAS M U S U L M AN
Akbar avait manifesté tôt son attirance pour les religions autres que l'islam
strict dans lequel il avait grandi. Influencé par les libres penseurs de sa cour
tels qu'Abul Fazl, et par des mystiques musulmans et hindous, Akbar s'était
intéressé aux religions comparées, au point de bâtir un édifice spécial, la maison
des cultes, dans lequel on discutait de la foi. Au début, seuls les théologiens
musulmans curent le droit de participer aux débats, mais ils se
couvrirent de honte par leurs attitudes puériles. Akbar fut profondément
dégoûté par leur comportement qui jetait des doutes sur l'islam lui-même.
Aussi décida-t-il d'inviter des hindous, des jaïns, des parsis, des juifs et même
trois jésuites de la mission portugaise de Goa. Les pères jésuites furent traités
avec le plus grand respect, et Akbar alla jusqu'à embrasser la Bible et d'autres
images pieuses, ce qui, pour un musulman orthodoxe, est absolument révoltant.
Un des jésuites devint le précepteur de son fils.
D'autres décisions d'Akbar alarmèrent les musulmans. Tout d'abord, il
se proclama infaillible sur toute question concernant la religion musulmane,
à condition que sa décision n'allât pas à l'encontre de certains versets du
Coran. Ensuite, Akbar scandalisa les musulmans en révoquant le prédicateur
attitré de la mosquée, en montant lui-même en chair et en récitant des
vers composés par le frère d'Abul Fazi. Les chefs musulmans du Bengale
déclarèrent qu'Akbar était apostat et soulevèrent une révolte contre lui.
Quand il eut écrasé cette rébellion, Akbar se sentit totalement libre et, selon
les paroles de V. Smith,1 2 « il en profita immédiatement pour afficher
publiquement son mépris et son dégoût pour l'islam et pour promulguer sa
nouvelle religion, à laquelle on ne pouvait adhérer qu'en renonçant solennellement
à l'islam ». Akbar abolit le calendrier musulman et en adopta un
nouveau qui commençait au jour de son accession au pouvoir. Il scandalisa
les musulmans en frappant de la monnaie qui portait cette phrase ambiguë
« Allahu Akbar », ce qui n'est autre que le Takbir, l'invocation religieuse qui
signifie normalement que Dieu est grand (akbar = grand). Or, comme
Akbar était aussi le nom de l'empereur, « Allahu Akbar » pouvait être interprété
comme Akbar est un dieu.
Tout au long de son règne, Akbar oeuvra pour apaiser l'hostilité envers
les hindous. Sa propre religion était « une tentative consciente pour représenter
tout son peuple ». Il adopta les pratiques religieuses et les fêtes des
hindous et des parsis. Il n'est donc pas surprenant qu'en diverses occasions,
« les chrétiens, les hindous, les jaïns et les parsis l'aient revendiqué comme
l'un des leur ». Le principe de tolérance universelle était sa ligne de conduite
et son peuple jouissait d'une liberté totale de conscience et de culte. Il
épousa des princesses hindoues, abolit les taxes sur les pèlerinages et
employa des hindous aux plus hautes fonctions administratives. Ses épouses
avaient le droit de pratiquer leur culte à l'intérieur du palais. « Les princes
d'Amber, de Marwar et de Bikaner ne subirent aucune pression pour adop-
12. Smith, p. 349.
I.F.S C O N Q U Ê T E S A R A B ES 277
ter l'islam, et ils occupaient les postes les plus élevés du gouvernement.
C'était un nouveau départ, entièrement dû à Akbar lui-même. »
Aurangzeb (1618-1707)
Aurangzeb, l'arrière petit-fils d'Akbar, était par contraste un puritain qui
souhaitait rendre son empire à l'islam sunnite orthodoxe. Aurangzeb régna
selon les principes édictés par les premiers califes. Une fois de plus, nous
sommes confrontés à l'intolérance islamique. Au cours de la campagne de
1679-80, 123 temples furent détruits à Udaipur, 63 à Chitor, 66 à Jaipur.
Les non-musulmans étaient redevenus des citoyens de seconde classe dans
leur propre pays. Le bigot impérial, pour reprendre l'expression de Smith,1 3
rétablit « le jizya qu'Abkar, avec sagesse, avait aboli au début de son règne ».
L'ambition d'Aurangzeb était de faire plier les infidèles et de leur taire comprendre
la différence entre « une terre d'islam et un pays d'incroyants ».
« Pour les hindous, Akbar est l'un des plus grands empereurs musulmans
de l'Inde, et Aurangzeb est le pire de tous. Pour les musulmans, c'est le contraire.
Pour un observateur impartial, Akbar était sans aucun doute le
meilleur. Akbar déstabilisa la communauté musulmane en reconnaissant
que l'Inde n'était pas un pays musulman, Aurangzeb déstabilisa l'Inde en se
conduisant comme si elle l'était. » 1 4
B O U D D H I S M E E T B O U D D H I S T ES
Entre 1 000 et 1 200 bouddhistes disparurent de l'Inde, par
l'effet de leurs propres faiblesses, de la résurgence de l'hindouisme
et des persécutions des mahométans.
Edward C O N Z E 1 5
Le bouddhisme a décliné en Inde après la conquête musulmane
de Sind en 712, et a disparu après les persécutions
musulmanes de 1200.
Christmas HUMPHREYS16
Sans nul doute possible, c'est en partie à cause de la fureur
islamique que les vestiges de la période post-Gupta sont si rares
au Bibar.
J . C. HARLE17
13. Smith, p. 417.
14. Gascoigne, p. 227.
15. Conze, p. 117.
16. Humphreys C, p. 95.
17. Harle, p. 199.
278 P O U R Q U O I J E N E SUIS PAS M U S U L M AN
Qutb al din Aibak, que l'on décrit comme fanatique et impitoyable,
envoya son général Muhammad Khiji, dans l'Etat du Bihar pour continuer
la conquête musulmane qui avait commencé au X I I e siècle. Le bouddhisme
était la principale religion du Bihar. En 1193, le général musulman, considérant
que tous les moines bouddhistes étaient des idolâtres, les passa par
l'épée et rasa la grande bibliothèque.
Les cendres des sanctuaires bouddhistes de Sarnath, près de Benarès,
témoignent de la rage des iconoclastes. De nombreux monuments de
l'ancienne civilisation indienne furent irrémédiablement saccagés pendant
l'invasion musulmane. Ces invasions furent fatales au bouddhisme bien
implanté dans le nord de l'Inde, principalement dans la région de Bihar et
des territoires avoisinants. Les moines qui échappèrent au massacre s'enfuirent
et s'éparpillèrent au Népal, au Tibet et dans le sud.1 8
Les conquêtes musulmanes mirent aussi un terme à l'art bouddhiste.
Dès le V I I I e siècle, les monastères de Kizil furent détruits par l'autorité
musulmane de Kashgar et, comme le dit Benjamin Rowland19, « au Xe siècle,
seule la partie la plus orientale proche du Turkestan avait échappé au
déferlement des musulmans ». Rowland exprime clairement la portée tragique
de ces dévastations : « Les ravages des Mongols et le linceul de l'islam
qui avait momifié tant de cultures, aidés par le travail du temps, ont complètement
stoppé le cours de ce qui pour des siècles avait été une des régions
du monde les plus douées pour la spiritualité et les arts sacrés. »
ÉRUDITS, HISTORIENS ET DHIMMIS
Bat Ye'or est une spécialiste indépendante qui s'est consacrée, ces vingt
dernières années, à l'étude de la question des dhimmis. Elle a commencé
par publier en 1971 une histoire des juifs en Egypte, qui a été suivie en 1980
par Le Dhimmi : Profil de l'opprimé en Orient et en Afrique du Nord depuis la
conquête arabe, avec une édition anglaise augmentée en 1985, sous le titre
The Dhimmis, Jews and Christians under Islam; puis Les chrétientés d'Orient
entre jihad et dhimmitude en 1991 et Juifs et chrétiens sous l'islam, les dhimmis
face au défi intégriste en 1994.
Jacques Ellul,2 0 dans sa préface à The Dhimmis, Jews and Christians under
Islam, raconte cette histoire intéressante. Ellul avait écrit une critique de ce
livre pour Le Monde :
A la suite de cet article, j'ai reçu une lettre assez virulente d'un collègue,
un orientaliste très connu, qui m'informait que ce livre était purement polémique
et qu'il ne pouvait pas être pris au sérieux. Cependant, les critiques
18. Smith, pp. 235-236.
19. Rowland, p. 196.
20. Introduction à Bat Ye'or (1).
L E S C O N Q U Ê T E S A R A B ES 279
qu'il formulait prouvaient qu'il n'avait pas lu le livre et, ce qui était intéressant,
c'est que ses arguments montraient que le livre était au contraire un
travail tout à fait sérieux. Il commençait d'abord par un appel à l'autorité,
me renvoyant à certains travaux qu'il considérait comme indiscutables (ceux
des professeurs S. D. Goitein, B. Lewis et N. Stillman) et qui, selon lui
adoptaient une attitude positive envers l'islam et sa tolérance envers les nonmusulmans.
Il n'est pas surprenant que le collègue de Jacques Ellul ait pu être perturbé
par les travaux de Bat Ye'or. Ceux-ci montrent, grâce à une documentation
abondante, les massacres des premières conquêtes, les vexations faites
aux dhimmis, le système fiscal discriminatoire, le pillage et la mise à sac de
leurs habitations, des églises et des synagogues, le tout ponctué de conversions
forcées, faisant de la vie des non-musulmans un véritable calvaire.
De plus, les apologistes de l'islam seront désappointés s'ils consultent les
travaux des spécialistes mentionnés par Ellul en espérant y trouver une quelconque
exonération de l'islam. The Jews of Arab Lands :A Histoty and Source
Book (1979) de Stillman est une étude historique des V I L , V I I I e et I X e siècles
et un livre de référence pour les traductions de documents qu'il contient.
Faisant la critique de cet ouvrage, C. D. Bosworth écrivit : « C'est un
livre splendide, même si son sujet est de bien des façons un monument à
L'intolérance humaine et au fanatisme » (je souligne). Stillman, dans l'ensemble,
laisse les faits parler d'eux-mêmes, et ce qui en ressort n'est vraiment
pas flatteur pour l'islam :
L'invasion du Moyen-Orient (par les Arabes) ne fut en aucun cas une
expérience heureuse et libératrice. Nombreuses furent les morts et les destructions.
Les habitants des villes qui étaient prises dans la tempête furent
tués ou conduits en captivité et leurs biens étaient confisqués.21
Les taxes, jizya et kharaj, furent un lourd fardeau pour les non-musulmans
qui gagnaient péniblement leur vie dans une économie de subsistance.
22
L'autorité musulmane n'avait pour seule préoccupation, avant tout que
les taxes fussent payées et que les sujets dhimmis reconnussent de diverses
manières, toutes plus ou moins humiliantes, la domination de l'islam. On
accordait aux non-musulmans une certaine autonomie aussi longtemps
qu'ils se pliaient aux exigences de leur envahisseur mais, là encore, ils
n'étaient pas à l'abri de tout contrôle et parfois même d'interventions directes.
23
21. Stillman, p. 24.
22. Stillman, p. 28.
23. Stillman, p. 38.
280 POURQUOI JF. NE S U I S PAS M U S U L M AN
De plus, la cordialité des relations entre les diverses religions était extrêmement
ténue. Les non-musulmans ne pouvaient jamais se débarrasser
entièrement de leur statut de dhimmi.2 4
La position d'une communauté juive pouvait aussi devenir précaire en
période d'instabilité politique, de famine ou de toute autre catastrophe. Les
temps de crise portaient la frénésie religieuse à son comble. Les juifs formaient
une petite minorité sans défense, dont le statut d'infidèles humiliés
par le paiement d'un tribut était fixé par la loi islamique.
Mais alors, qu'en est-il de ce soi-disant âge de respect mutuel?
L'antisémitisme, c'est-à-dire la haine des juifs, existait bel et bien dans
le monde arabe médiéval, même dans les périodes de grande tolérance. (...) Une
réelle persécution (...) était rare, mais elle était toujours possible. Sur un
caprice de l'autorité, les lois somptuaires pouvaient être appliquées avec la
plus extrême rigueur. Même dans les périodes les plus fastes, les dhimmis
pouvaient en toute occasion, et à n'importe quel degré de l'échelle sociale,
se voir rappeler, soudainement et de façon brutale, leur statut d'inférieur.25
Certes, Stillman avance bien une théorie, mais elle est réfutée par Bat
Ye'or. D'après Stillman26, il n'y aurait eu qu'une demi-douzaine de conversions
forcées de juifs sur une période de treize siècles. Or Stillman concède
que sous les califes almohades Al Munin (mort en 1165), Abu Yaqub (mort
en 1184) et al-Mansur (mort en 1199), il y eut des conversions forcées.
Même en supposant qu'il n'y ait eu qu'une seule conversion par calife, cela
en aurait déjà fait trois. Puis, en 1165 et 1678 au Yémen, et en 1198 à Aden,
les juifs durent choisir entre la conversion et la mort. « Il y a des musulmans
en Tripolitaine et ailleurs, poursuit Bat Ye'or,2 7 qui sont des descendants
de juifs qui ont été convertis de force à différentes périodes. Les juifs de
Tabriz furent obligés de se convertir en 1291 et en 1318, ceux de Bagdad
en 1333 et en 1344. A travers toute la Perse, les conversions forcées entre
le seizième et le début du X X e siècle ont décimé les chrétiens et encore plus
les communautés juives. » Ailleurs, Bat Ye'or2 8 écrit encore : « En 617 et en
1622, les juifs de Perse, dénoncés comme apostats, subirent une vague de
conversions forcées et de persécutions. (...) Pendant le règne du chah
Abbas II (1642-1666), tous les juifs de Perse durent se convertir. » Il y eut
aussi des conversions forcées à Meshed en 1839 (et aussi dans les années
1840, d'après Lewis).2 9
24. Stillman, p. 62.
25. Stillman, p. 63.
26. Stillman, p. 76.
27. Bat Ye'or (1), p. 61.
28. Bat Ye'or (2), p. 95.
29. P. 153.
LES C O N Q U Ê T E S A R A B ES 281
Cela fait bien plus d'une demi-douzaine! Et nous ne parlons, bien
entendu, que des seuls juifs : les conversions forcées de chrétiens, d'hindous,
de parsis, etc., sont un tout autre sujet, bien plus grave encore.
Bernard Lewis a, lui aussi, beaucoup écrit sur les dhimmis, et plus
particulièrement sur les juifs sous l'islam. Dans The Jews of Islam (1984),
Lewis3 0 montre qu'il n'a jamais été question d'égalité entre musulmans et
non-musulmans.
Les communautés islamiques traditionnelles n'ont jamais accordé une
telle égalité, ni prétendu qu'elles le faisaient. Pour l'ancien régime, cela
aurait été considéré non comme un mérite, mais comme une désertion.
Comment pourrait-on accorder le même traitement à ceux qui suivent la
vraie foi et ceux qui la rejettent sciemment? Ce serait une absurdité autant
théologique que logique.
La discrimination était toujours présente, permanente, et naturellement
nécessaire, inhérente au système, et institutionnalisée dans la loi et dans la
pratique.
Le statut de membre à part entière de la société n'était accordé qu'aux
hommes musulmans libres. Ceux qui ne possédaient pas toutes ces qualités
essentielles, c'est-à-dire les esclaves, les femmes et les incroyants, n'étaient
pas considérés comme égaux. Les trois inégalités fondamentales, maître et
esclave, homme et femme, croyant et incroyant, n'étaient pas simplement
reconnues, elles étaient instaurées et réglementées par la loi sainte.
Dans ce contexte, toute forme de tolérance avait une connotation négative.
Les juifs et les chrétiens n'étaient que tolérés. Bat Ye'or nous montre
la différence entre tolérance et droits. Les droits sont inaliénables, alors que
la tolérance peut à tout moment être supprimée. Bernard Lewis constateplus
ou moins la même chose. Il compare la notion de tolérance à celle de
coexistence. « La tolérance signifie qu'un groupe dominant, qui est défini
par la foi, la race ou tout autre critère, accorde aux membres des autres groupes
certains des droits et privilèges, mais rarement tous, dont jouissent ses
propres membres. La coexistence signifie l'égalité entre les différents groupes
qui composent une société, comme un droit naturel inhérent à chacun
d'entre eux. Il n'y a nul mérite à l'accorder, et la refuser ou la limiter est un
délit. » 3 1
Il est vrai que Lewis avait écrit auparavant, dans The Jews of Islam : « La
persécution, c'est-à-dire, la répression violente et active était rare et
atypique. » 3 2 Mais, un peu plus loin, Lewis se contredisait : « Sous la dynastie
des Séfévides, ils (les juifs, les chrétiens et les parsis) étaient souvent
l'objet de vexations et de persécutions, et parfois convertis de force. » 3 3
(Peut-être que l'adverbe souvent ne se rapporte pas à persécutions.) Vers la
30. Lewis (5), pp. 4-9.
31. Lewis (4), p. 179.
32. Lewis (5), p. 8.
33. Lewis (5), p. 52.
282 P O U R Q U O I J E NE SUIS PAS M U S U L M AN
fin du livre, Lewis nous dit que « les dossiers de l'Alliance (une organisation
juive internationale) comprennent de nombreux (je souligne) récits de mauvais
traitements, d'humiliations et de persécutions (de juifs) » . 3 4
Lewis a également tendance à minimiser les violences endurées par les
non-musulmans. En nous limitant aux juifs, nous pouvons rappeler à Lewis
le massacre de plus de 6 000 juifs à Fez en 1033, les centaines de juifs tués
entre 1010 et 1013 dans les environs de Cordoue et en diverses régions de
l'Espagne maure, l'extermination des 4 000 juifs de la communauté de Grenade
au cours des émeutes de 1066. A propos de ce dernier massacre,
Robert Wistrich écrit : « Ce fut un désastre, aussi terrible que celui qui
frappa les juifs de Rhénanie, trente ans plus tard, durant la première croisade,
et cependant les spécialistes n'y ont guère prêté attention. » Wistrich,
qui prend très au sérieux les recherches de Bat Ye'or, poursuit :
Les juifs furent persécutés et chassés de Kairouan (Tunisie) en 1016, ne
revenant plus tard que pour être à nouveau expulsés. A Tunis en 1145, ils
durent choisir entre la conversion ou partir et, dans la décennie qui suivit,
ils furent l'objet de violentes persécutions dans toute la région. Ces événements
se renouvelèrent au Maroc après le massacre des juifs de Marrakech
en 1232. Bien entendu, dans le monde musulman, de l'Espagne jusqu'à la
péninsule arabique, le pillage, l'extermination, l'assujettissement à des taxes
discriminatoires, le confinement dans des ghettos, le port obligatoire de
vêtements et de signes distinctifs (une innovation où l'islam a devancé le
christianisme médiéval) et bien d'autres humiliations étaient choses courantes.
35
TAXES DISCRIMINATOIRES
Kharaj
Le kharaj était une sorte de taxe foncière qui jouait un rôle tout autant
fiscal que symbolique. Le paysan était dépossédé de la propriété de sa terre
et l'exploitait comme un métayer. Le kharaj symbolisait ainsi les droits
divins du conquérant sur la terre des infidèles qu'il avait conquis. Les paysans
étaient théoriquement protégés, mais en période d'instabilité ils étaient
les premiers à souffrir.
Jizya
Le jizya était un impôt local, inspiré de la sourate IX.29 (« Combattezles
jusqu'à ce qu'ils payent directement le tribut après s'être humiliés. ») Il
devait être payé individuellement pendant une cérémonie humiliante qui
34. Lewis (5), p. 183.
35. Wistrich, p. 196.
LES C O N Q U E T E S A R A B ES 283
rappelait aux dhimmis qu'ils étaient inférieurs aux croyants. Pour le commentateur
musulman al Zamakhshari (1075-1144), le verset IX.29 veut
dire que « le jizya leur sera pris en les rabaissant et en les humiliant. (Le
dhimmi) viendra en personne, à pied, en marchant. Quand il payera, il se
tiendra debout, pendant que le percepteur sera assis. Le percepteur le tiendra
par la nuque, le secouera et dira : paye le jizya! et, pendant qu'il paye,
on le frappera sur la nuque. »
Autres taxes
Outre qu'ils payaient des taxes commerciales et des droits d'octroi plus
élevés que les musulmans, les dhimmis étaient soumis à d'autres formes
d'oppression fiscale. Durant les périodes de difficultés économiques, les
chefs religieux étaient emprisonnés et torturés jusqu'à ce que leur communauté
payât une rançon.
Ces taxes représentaient un tel fardeau que les dhimmis abandonnaient
leurs villages et se réfugiaient dans les montagnes ou essayaient de se perdre
dans l'anonymat des grandes villes pour échapper au percepteur. En basse
Egypte, par exemple, les coptes complètement ruinés par les taxes se révoltèrent
en 832. Le gouverneur arabe réprima impitoyablement l'insurrection
en brûlant les villages, les plantations et les églises. Ceux qui réchappèrent
au massacre furent déportés.
EMPLOIS OFFICIELS
Divers hadiths empêchent un dhimmi d'exercer une quelconque autorité
sur un musulman. Certains versets du Coran comme III.28 sont utilisés
pour interdire aux dhimmis l'accès aux emplois officiels. Malgré cela, nous
constatons que des dhimmis ont assumé de hautes responsabilités. Toutefois,
au Moyen Age, l'engagement d'un dhimmi à un poste élevé provoquait
des protestations publiques, l'hystérie collective et la violence, comme par
exemple à Grenade en 1066, à Fez en 1275 et en 1465, en Irak en 1291 et
fréquemment en Egypte entre 1250 et 1517. De nombreux dhimmis acceptèrent
de se convertir à l'islam pour conserver leur emploi.
INÉGALITÉS DEVANT LA LOI
Pour tout litige entre un musulman et un dhimmi, la validité du serment
ou du témoignage du dhimmi n'est pas reconnue. En d'autres termes,
puisqu'un dhimmi ne peut pas témoigner contre un musulman, son adversaire
musulman est toujours vainqueur. Le dhimmi est obligé de corrompre
ses juges pour être lavé des charges dont on l'accuse. Les musulmans sont
convaincus de leur propre supériorité sur les non-musulmans et cela est inscrit
dans la loi. Par exemple, n'importe quelle punition infligée à un musul284
P O U R Q U O I J E N E SUIS PAS M U S U L M AN
man était automatiquement réduite de moitié si la victime était un dhimmi.
Les dhimmis étaient fréquemment accusés de blasphème et condamnés à
mort. Comme les juges n'acceptaient pas leurs témoignages, les dhimmis
étaient obligés de se convertir pour sauver leur vie. Inversement, « dans la
pratique, un dhimmi était souvent condamné à mort lorsqu'il avait osé lever
la main sur un musulman, même dans une situation de légitime défense. »36
La mort accidentelle d'un musulman pouvait même condamner toute la
communauté non musulmane à la mort ou à l'exil.
Bien qu'un musulman puisse épouser une chrétienne ou une juive, un
non-musulman ne peut pas se marier avec une musulmane. La sanction
d'une telle union, ou de n'importe quelle relation sexuelle, est la mort.
Le Pacte d'Omar
Les incapacités qui frappent les dhimmis sont résumées dans le Pacte
d'Omar qui fut probablement rédigé par le calife Omar b. Abd al Aziz
(Omar I I , 717-20) :
Nous ne construirons pas dans nos cités ou dans leurs environs ni
monastère, église, ermitage ou cellule de moine. Nous ne réparerons pas, de
jour comme de nuit, ce qui est tombé en ruine ou ce qui se trouve dans un
quartier musulman.
Nous maintiendrons nos portes grandes ouvertes pour les passants et les
voyageurs. Nous fournirons trois jours de nourriture et un logement à tout
musulman qui s'arrêterait chez nous.
Nous n'abriterons aucun espion dans nos églises ni dans nos demeures,
ni ne le cacherons aux musulmans.
Nous n'enseignerons pas le Coran à nos enfants.
Nous n'organiserons pas de cérémonie publique. Nous ne ferons pas de
prosélytisme. Nous n'empêcherons aucun de nos parents d'embrasser l'islam
s'il le désire.
Nous montrerons de la déférence envers les musulmans et nous leur
céderons la place quand ils désireront s'asseoir.
Nous n'essayerons pas de ressembler aux musulmans de quelque manière
que ce soit.
Nous ne chevaucherons pas sur des selles.
Nous ne porterons pas d'épée ou n'importe quelle autre arme, ni ne les
transporterons.
Nous ne vendrons pas de porc.
Nous couperons nos mèches de cheveux.
Nous ne montrerons pas nos croix ou nos livres dans les rues empruntées
par les musulmans ou sur les marchés. Nous ne ferons sonner nos cloches
que dans nos églises et très discrètement. Nous n'élèverons pas la voix en
récitant nos prières, ni en présence d'un musulman. Nous n'élèverons pas
36. Bat Ye'or (1), p. 57.
L E S C O N Q U Ê T E S A R A B ES 285
non plus nos voix pendant les processions funéraires.
Nous ne construirons pas nos maisons plus haut que les leurs.
A ceci s'ajoutait : « Quiconque frappe délibérément un musulman perd
la protection de ce pacte. »
Même dans la conduite de leurs affaires religieuses, ils n'étaient pas
entièrement libres. Les musulmans faisaient souvent opposition à la nomination
des chefs religieux.
Rien n'est plus éloigné de la vérité que d'imaginer que les dhimmis jouissaient
d'un statut stable, définitivement acquis, qu'ils étaient pour toujours
protégés et qu'ils vécurent à jamais heureux. Contrairement à l'idée mensongère
colportée par les apologistes, le statut précaire des dhimmis était
régulièrement menacé. Quand Amr conquit Tripoli en 643, il força juifs et
chrétiens à remettre leurs femmes et leurs enfants à l'armée arabe comme
esclaves, et leur dit de déduire ce payement en nature de leurs impôts locaux,
l'épouvantable jizya. Entre 652 et 1276, la Nubie dut envoyer chaque année
au Caire un contingent d'esclaves. Les traités conclus par les Omeyyades et
les Abbasides avec les villes de Transoxiane, Sijistan, Arménie et Fezzan
(Libye) stipulaient tous la fourniture d'un tribut annuel d'esclaves des deux
sexes. Les fréquentes razzias sur les villages du dar al harb, et les expéditions
militaires qui nettoyèrent complètement les cités des incroyants furent les
principales sources d'esclaves. En 781, au sac d'Éphèse, sept mille Grecs
furent déportés en captivité. Après la prise d'Amorium en 838, les captifs
étaient si nombreux que le calife al Mutasim ordonna qu'ils fussent vendus
par lots de cinq et dix. A Thessalonique en 903, vingt-deux mille chrétiens
furent partagés entre les chefs arabes et vendus comme esclaves. En 1064,
le sultan seldjoukide, Alp Arslan, dévasta la Géorgie et l'Arménie. Ceux
qu'il ne garda pas comme prisonniers furent exécutés.
Les textes palestiniens, égyptiens, mésopotamiens, arméniens et, plus
tard, anatoliens ou perses séfévides révèlent que les familles qui ne pouvaient
pas acquitter le jizya étaient obligées de donner leurs enfants en contrepartie.
Pendant au moins trois cents ans, les chrétiens durent subir une humiliation
dont il est rarement fait mention, la pratique du devshirme. Il fut
instauré par le sultan Orkhan (1326-1359) et consistait à prélever
régulièrement un cinquième des fils des familles de l'aristocratie chrétienne
qui vivaient dans les territoires conquis, Grecs, Serbes, Bulgares, Arméniens
et Albanais, souvent des fils de prêtres. Convertis à l'islam, ces enfants
étaient destinés à alimenter le corps des janissaires. Ces enlèvements périodiques
devinrent annuels.
A dates fixes, tous les pères devaient présenter leurs fils sur la place
publique. En présence d'un juge musulman, les agents recruteurs choisissaient
les enfants les plus vigoureux et les plus beaux. Les pères qui tentaient
d'échapper à cette obligation étaient sévèrement punis.
286 P O U R Q U O I J E N E SUIS P A S M U S U L M AN
Il n'est point besoin de dire que ce système donnait lieu à toutes sortes
d'abus. Les agents recruteurs prenaient souvent plus d'enfants qu'il n'était
nécessaire et revendaient le surplus à leurs parents. Ceux qui étaient incapables
de racheter leurs enfants devaient se résoudre à les voir vendus
comme esclaves. Cette pratique fut abolie en 1656. Toutefois, un système
similaire qui prenait des enfants de six à dix ans pour être formés au service
du sérail, continua jusqu'au X V I I I e siècle.
Le nombre des enfants ainsi enlevés chaque année fluctuait selon les spécialistes
entre huit et douze mille. Le devshirme était une violation évidente
des droits des dhimmis, la preuve que leurs droits étaient loin d'être une fois
pour toutes inaliénables.
QUESTIONS RELIGIEUSES
Lieux de culte
A la fin du XIXe siècle, Ash-Sharani37 résumait ainsi le point de vue des
quatre principales écoles sunnites sur la question des nouvelles constructions
d'églises et de synagogues :
Toutes les écoles s'accordent pour ne pas autoriser la construction d'églises
et de synagogues dans les villes et les villages de l'Islam. Elles sont
divisées pour dire si cela est permis au voisinage des villes. Malik, Chafi'i,
et Ahmad ne le permettent pas. Abu Hanifa dit que si l'endroit est situé à
moins d'un mile d'une ville, cela n'est pas permis. Si la distance est plus
grande, alors c'est permis. Une autre question est de savoir s'il est licite de
restaurer ou de reconstruire une église ou une synagogue dans un pays
musulman. Abu Hanifa, Malik et Chafi'i l'autorisent. Abu Hanifa ajoute
que l'église doit se trouver dans un lieu qui s'est soumis pacifiquement. S'il
a été conquis par la force, cela n'est pas permis. Ahmad (...) dit que la restauration
d'une ruine n'est jamais permise.
Le sort des églises et des synagogues, comme celui des chrétiens et des
juifs, change d'un pays à l'autre, d'un dirigeant à l'autre. Certains souverains
musulmans furent très tolérants, d'autres extrêmement intolérants. En 722,
par exemple, Usama b. Zaid, alors inspecteur des impôts en Egypte, attaqua
des couvents et détruisit des églises. Mais le calife Hisham lui ordonna de
laisser les chrétiens en paix. Certains califes non seulement respectèrent les
droits des non-musulmans, mais payèrent très généreusement la réparation
des églises qui avaient été endommagées par des émeutes.
Tritton raconte que « pendant la conquête de l'Espagne, les musulmans
furent plus ou moins tolérants. Au cours d'une expédition, Mussa détruisit
toutes les églises et toutes les cloches qu'il trouvait. Quand Mérida se rendit,
les musulmans s'approprièrent les biens de ceux qui avaient été tués dans
37. Cité dans Tritton, p. 38.
LES C O N Q U Ê T E S ARABES 287
l'embuscade, de ceux qui avaient fui en Galice, des églises et de leurs
trésors. »38
De la même manière, le calife Marwan (744-750) pilla et détruisit de
nombreux monastères égyptiens, alors qu'il fuyait devant l'armée abbasside.
Il détruisit toutes les églises de Tana, à l'exception d'une, et il exigea trois
mille dinars pour l'épargner.
En 853, le calife al Mutawwakil ordonna que toutes les nouvelles églises
fussent détruites. Tritton fait remarquer que depuis les temps les plus éloignés,
les églises étaient susceptibles d'être rasées au gré des caprices du souverain.
Souvent, c'était un groupe de musulmans qui prenait l'affaire en
main. Tritton nous apprend qu'en 884, le couvent de Kalilshu à Bagdad fut
détruit, les vases d'or et d'argent furent volés et tout le bois de la charpente
fut vendu. En 924, l'église et le couvent de Marie à Damas furent mis à sac
et brûlés. Une autre église fut aussi dévastée. D'autres pillages eurent lieu à
Ramleh, Ascalon, Tinnis, ainsi qu'en Egypte durant l'invasion d'Asad ud
Din Shirkuh.
Al Hakim Biainr Illah donna l'ordre de détruire toutes les églises. Leurs
biens furent saisis et les vases d'or et d'argent furent vendus. Les propriétés
terriennes des églises furent confisquées et offertes à ceux qui les désiraient.
Un historien musulman rapporte que plus de trente mille églises qui avaient
été construites par les Grecs furent détruites en Egypte, en Syrie et ailleurs.
Bar Hebraeus est plus modeste, il ne parle que de milliers.39
Dans le sillage des émeutes de 1321 au Caire, plus de cinquante églises
subirent des dégradations en Egypte.
Généralement, les musulmans réprouvaient que d'autres cultes fussent
pratiqués ouvertement. Omar II et Mutawakkil essayèrent, mais en vain, de
supprimer les plus bénignes manifestations du christianisme. « Les sonneries
de cloches, de cornes de bélier et l'exhibition publique de croix, d'icônes,
de bannières et de tout autre objet religieux étaient prohibées. »
Conversions forcées et persécutions
J'ai déjà mentionné les conversions forcées de juifs. L'histoire islamique
montre qu'elles ne furent pas les seules. Sous le règne d'al Mamum au I X e
siècle, les païens d'Harran eurent à choisir entre l'islam et la mort. Tavernier,
l'explorateur français du XVIIe siècle, décrit comment, en Anatolie, « il y a
quantité de Grecs qu'on force tous les jours à se faire Turcs ».
Les chrétiens arméniens ont, de toute évidence, subi des persécutions
rigoureuses de la part des musulmans. En 704-705, le calife Walid Ier rassembla
des nobles arméniens dans les églises de Saint Grégoire à Naxcawan
et de Xram sur l'Azaxe et les incendia. Les autres furent crucifiés ou
38. Cité dans Tritton, p. 45.
39. Cité dans Tritton, p. 54.
288 P O U R Q U O I J E NE SUIS PAS M U S U L M AN
décapités, cependant que leurs femmes et leurs enfants étaient pris comme
esclaves. Les Arméniens souffrirent encore plus entre 852 et 855.
Compte tenu de leur humiliation constante, de leur avilissement, et de
l'oppression fiscale et sociale, il n'est pas surprenant que beaucoup de dhimmis
aient cherché le moyen d'échapper à leur situation désespérée en se convertissant.
Bien qu'ils ne furent techniquement pas forcés par des menaces
de mort ou à la pointe d'une épée, nous pouvons toujours considérer que ces
conversions ont été imposées aux dhimmis. De toute évidence il n'existe
aucune distinction morale entre ces deux types de conversions forcées.
Chaque siècle a eu son compte d'horreurs. Au V I I I e siècle, ce furent les
massacres du Sind. Au I X e , celui des chrétiens de Séville. Au X e , les persécutions
organisées par le calife al Hakim. Au X I e , les juifs de Grenade et de
Fez subirent le sort que nous avons déjà évoqué. N'oublions pas les persécutions
des hindous et la destruction de leurs temples par Mahmud. Au
XIIe , les Almohades d'Afrique du Nord semèrent la terreur sur leur passage.
Au X I I I e , ce fut le tour des chrétiens de Damas : le sultan Baïbars, que sir
Steven Runciman appelle le diable, fit décapiter toute la population de
Safad à qui il avait promis la vie sauve en échange de sa reddition.
De Toron, il envoya une troupe pour détruire le village chrétien de Qara,
entre Homs et Damas, qu'il suspectait d'être en contact avec les Francs. Les
adultes furent massacrés et les enfants furent pris comme esclaves. Quand
les chrétiens d'Acre envoyèrent des émissaires pour obtenir la permission
d'enterrer les corps, il refusa de façon grossière, leur disant que s'ils voulaient
des dépouilles de martyrs, ils en trouveraient chez eux. Pour mener à bien
sa menace, il marcha vers la côte et tua chaque chrétien qui tombait entre
ses mains.4 0
Quant à Baïbars et à la capture d'Antioche en 1268, Runciman rapporte
que « même les chroniqueurs musulmans étaient choqués par le carnage qui
avait suivi ».
Du X I V e et du début du X V e siècles, on retiendra la terreur répandue
par l'infâme Timur Lang, également connu comme Tamerlan, le Tamburlaine
le Sanguinaire de la pièce de Marlowe. Tamerlan se référait constamment
au Coran et essayait de justifier chacune de ses batailles comme une
guerre sainte, même si en de nombreuses occasions il avait combattu ses frères
musulmans. Finalement, ce fut en Géorgie qu'il put donner une coloration
de Jihad à sa campagne. En 1400, Tamerlan dévasta Tbilissi et ses
environs. En 1403, il revint pour ravager à nouveau le pays, détruire sept
villes importantes et plusieurs villages, massacrer les habitants et raser les
églises. René Grousset41 résume la personnalité de Tamerlan en remarquant
que les Mongols du X I I I e siècle avaient tué par atavisme, car des siècles
durant tel avait été le comportement normal des nomades à l'encontre
des fermiers sédentaires, et, qu'au contraire, Tamerlan avait tué par piété
40. Runciman (1), vol. 3, p. 321.
41. Grousset, pp. 486-546.
L E S C O N Q U Ê T E S A R A B ES 289
coranique. A la férocité des cruels Mongols, Tamerlan avait ajouté une
pointe de meurtre religieux. Tamerlan « représente une synthèse qui jusqu'à
présent avait fait défaut, de barbarie mongole et de fanatisme musulman. Il
symbolise cette forme d'assassinat primitif qui est le meurtre perpétré dans
l'intérêt d'une obscure idéologie, comme un devoir et une mission sacrés. »
Du point de vue des non-musulmans, on note qu'il a détruit la ville de
Tana, à l'embouchure du Don. Tous les chrétiens furent pris comme esclaves,
leurs commerces et leurs églises furent rasés.
Selon le Zafer Nameh qui fut rédigé au début du XVe siècle, notre principale
source d'information sur les campagnes de Tamerlan, ce dernier ne
se serait mis en route pour conquérir l'Inde que dans le seul but de faire la
guerre aux ennemis de l'islam. Il considérait que les dirigeants musulmans
du nord de l'Inde étaient bien trop cléments envers les païens, c'est-à-dire
les hindous. Le Zafer Nameh nous dit que « le Coran répète que la plus
haute dignité à laquelle un croyant peut prétendre est de pourchasser les
ennemis de la foi. C'est pourquoi le grand Tamerlan était toujours soucieux
d'exterminer les infidèles, autant que d'acquérir du mérite par amour de la
gloire. » Au prétexte que les dizaines de milliers d'hindous prisonniers à
Delhi représentaient un grave danger pour son armée, Tamerlan ordonna
de sang froid leur exécution. Il en tua des milliers et fit construire des pyramides
avec les têtes décapitées. En quittant l'Inde, il pilla Miraj, renversa
les monuments et écorcha vif les habitants hindous, « une action par
laquelle s'accomplissait son voeu de mener la guerre sainte ». Cet étrange
champion de l'islam, comme l'appelle Grousset, pilla et massacra « par
aveuglement ou étroitesse d'esprit en se limitant à certaines valeurs
culturelles ».
Tamerlan détruisit systématiquement tout ce qui était chrétien. Les nestoriens
et les jacobites de Mésopotamie ne s'en sont jamais remis. Quatre
mille chrétiens furent brûlés vivants à Sivas, dix mille périrent à Tus. Les
historiens estiment qu'il y eut cent mille morts à Saray, quatre-vingt dix
mille à Bagdad et soixante-dix mille à Ispahan.
Punis ou Mazdéens
D'après le Tarikh-i Boukhara, une histoire de Boukhara écrite autour de
944, l'islam dut être imposé de force aux habitants rétifs de Boukhara. Les
Bukhariens retournèrent à leur foi d'origine pas moins de quatre fois. « Les
habitants de Buhkara devinrent musulmans. Mais ils renonçaient à l'islam
dès que les Arabes tournaient le dos. Qutayba b. Muslim les convertit trois
fois à l'islam, mais chaque fois ils abandonnaient l'islam et retournaient au
paganisme. La quatrième foi, Quatayba se mit en guerre, s'empara de la cité
et instaura l'islam après de nombreuses luttes. Ils épousèrent l'islam ouvertement
mais pratiquaient l'idolâtrie en secret. » 4 2
Beaucoup de parsis n'acceptèrent l'islam qu'après avoir été soudoyés, ou
par nécessité économique. Ces convertis économiques furent fréquemment
290 P O U R Q U O I J E NE SUIS PAS M U S U L M AN
exécutés pour avoir adopté l'islam afin d'échapper au payement des impôts
locaux et des taxes foncières.
Au Khorassan et à Boukhara, les musulmans détruisirent les temples
solaires des parsis et construisirent des mosquées sur leur site. Le Tarikh-i
Baukhara relate que ces actes sacrilèges étaient des outrages considérables
et qu'ils motivèrent une résistance concertée au développement de l'islam.
Un érudit résume la situation en ces termes : « Evidemment, la coexistence
entre musulmans et parsis était rarement pacifique. La coopération était
toujours éphémère et depuis le début de la conquête arabe jusqu'à la fin du
X I I I e siècle, les relations entre les communautés restèrent conflictuelles. »
Semblable situation existait au Khorassan : « Les violents conflits armés qui
opposaient les forces du chef arabe Abd Allah b. Amir et les seigneurs iraniens,
combinés plus tard avec le démantèlement des institutions religieuses
mazdéennes, se traduisit par une hostilité permanente entre musulmans et
parsis. »
Les premières conquêtes des parsis en Iran alternaient avec des massacres
comme celui de Raiy.4 3 La ville opposa une fière résistance aux musulmans
et peu d'hommes furent épargnés. A Sarakh, seule une centaine
d'hommes eut la vie sauve. Femmes et enfants furent emmenés en captivité,
et les enfants furent élevés comme des musulmans. A Sus, la même situation
se répéta : on pardonna à une centaine d'hommes et le reste fut tué. A
Manadhir, tous les hommes furent passés par l'épée et les enfants pris
comme esclaves. Durant la conquête d'Istakhr, plus de quarante mille Iraniens
périrent. Les parsis souffrirent de persécutions sporadiques. Leurs
temples étaient détruits et leurs prêtres exécutés comme par exemple à
Kariyan, à Kumm et à Idhaj où, dans un acte délibéré de provocation, le
calife al Mutawakkil avait coupé un arbre qui aurait été planté par Zoroastre
lui-même. Parfois, les temples étaient convertis en mosquées.
Au V I I I e siècle, la pression fiscale exercée sur les parsis provoqua une
série de rébellions. On peut citer les révoltes conduites par Bihafarid entre
746 et 748 et les soulèvements de Sinbadh en 755.
Les conversions forcées étaient fréquentes et l'oppression était telle que
les conflits et les soulèvements étaient inévitables, comme à Shiraz en 979.
Pour échapper aux persécutions, les parsis émigrèrent massivement en Inde,
où, encore aujourd'hui, ils forment une minorité fort respectée. La condition
des parsis empira à partir du X V I I e siècle. Au X V I I I e siècle, leur nombre
« déclina dramatiquement sous les effets combinés des massacres, des
conversions forcées et de l'émigration » . 4 4 Au X I X e , ils vivaient dans une
pauvreté et une insécurité totales. Ils enduraient une discrimination croissante.
Les marchands parsis étaient assujettis à des taxes supplémentaires.
42. Choksy, in MW, vol. 80, 1990, pp. 213-233.
43. Article Madjus, in E.I.1.
44. Encyclopédie de l'Islam, 2e édition.
LES CONQUÊTES ARABES 291
Leurs habitations étaient fréquemment pillées. Ils devaient porter des vêtements
distinctifs et on les empêchait de construire de nouvelles habitations
ou de réparer celles qui le nécessitaient.
L'ÂGE D'OR?
Tous les spécialistes, même les apologistes de l'islam, ne peuvent pas
renier que la situation des dhimmis ne fit qu'empirer. Certains pensent que
l'empire arabe allant en s'affaiblissant, la situation des dhimmis se détériora
en conséquence. Ces mêmes spécialistes situent le début de ce déclin au
temps des croisades. Cette conception eut pour conséquence malheureuse
de renforcer le mythe de l'âge d'or, lorsque, dit-on, une harmonie totale
régnait entre les différentes croyances, entre autres dans l'Espagne mauresque.
C'est une très belle image, comme le dit Fletcher,45 mais ce n'est pas
la réalité. « Les témoignages de ceux qui ont vécu les horreurs de la conquête
berbère, de l'invasion almoravide, leur donnent tort. La vérité historique,
c'est que l'Espagne mauresque était plus un pays où la confusion régnait
qu'une terre de tranquillité. » Y a-t-il jamais eu de tolérance? « Demandez
aux juifs de Grenade qui furent massacrés en 1066, ou aux chrétiens qui
furent déportés par les Almoravides au Maroc en 1126 (tout comme les
Morisques, cinq siècles plus tard). » J'ai déjà expliqué les principales raisons
du développement du mythe de la tolérance musulmane. De façon plus spécifique,
la notion d'un âge d'or de l'Espagne mauresque fut propagée, au
X I X e siècle, par des juifs européens fraîchement et incomplètement émancipés,
comme moyen de critiquer les déficiences de l'Occident. On avait
tendance à idéaliser l'islam, pour mieux faire ressortir la situation des juifs
d'Europe, « pour admonester et encourager leurs émancipateurs chrétiens
assez peu diligents ».4 6
Richard Kletcher propose son analyse :
La nostalgie des écrivains maghrébins était accentuée par la vision
romantique du X I X e siècle. Ceci pouvait être encore agrémenté d'un soupçon
de préjugé protestant apporté par le monde anglo-saxon. On peut le
détecter dans les allusions de Lane-Poole à l'inquisition. (...) Dans la
seconde moitié du X X e siècle, une nouvelle cause d'erreurs fit son
apparition : la culpabilité de la conscience libérale, qui percevait les maux du
colonialisme (que l'on supposait, plus qu'on ne les démontrait) annoncés par
les conquêtes chrétiennes d'Al Andalus et dans la persécution des Morisques
(mais bizarrement pas dans la conquête et la colonisation des Maures).
Mélangez bien le tout et servez très frais aux universitaires crédules et aux
médias du monde entier. Ensuite versez sur la vérité. (...) Mais l'Espagne
45. Fletcher, pp. 171-172.
46. Lewis (6), p. 101.
292 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
musulmane n'était pas une société tolérante et éclairée même dans sa période la
plus civilisée. (Je souligne).47
X V I I I e , X I X e ET X X e SIÈCLES
Conséquence de siècles d'humiliations, de vexations et de persécutions,
la position des non-musulmans fut très précaire à partir du X V I I I e siècle.
A partir de la fin du X V I I I e siècle et pendant tout le X I X e , les expulsions,
les explosions de violence et même les massacres devinrent de plus en plus
fréquents. Entre 1770 et 1786, les juifs furent expulsés de Jeddah, la plupart
choisissant de se réfugier au Yémen. En 1790, des juifs furent massacrés à
Tétouan au Maroc, en 1828 à Baghdad. En 1834, une période de violence
et de pillage commença à Safed. En 1839, un massacre de juifs eut lieu à
Meshed en Iran, suivi de la conversion forcée des survivants. En 1867, ce
fut à Barfurush. En 1840, les juifs de Damas furent les premières victimes
d'une longue série d'épisodes sanglants. D'autres explosions de violence suivirent
au Maroc, en Algérie, Tunisie, Libye et dans les pays arabes du
Moyen-Orient.4 8
En ce qui concerne le X X e siècle, nous pouvons mentionner la violente
littérature antisémite qui a été imprimée au cours des quarante dernières
années. Ces textes sont pour la plupart des traductions d'ouvrages occidentaux
de la même eau que Mein Kampf d'Hitler ou Le Protocole des Sages de
Sion. Mais, comme le fait remarquer Wistrich, les écrivains musulmans
s'arrangent, « même quand ils exploitent les images et les concepts de
l'antisémitisme occidental, pour relier ces notions importées à leurs propres
traditions culturelles, et ce d'une manière qui semble tout à fait naturelle,
voire organique » . 4 9
Le massacre des Arméniens
Pendant des siècles, les chrétiens arméniens ont été victimes de persécutions
de la part de musulmans. Ici je veux traiter des massacres de 1894,
1895 et 1896. Dans un contexte d'hostilités entre la Turquie et la Russie,
les Arméniens se tournèrent vers la Russie pour obtenir sa protection. Mais
ceci n'a pas empêché le massacre de plus de 250 000 Arméniens à Sassoun,
Trébizonde, Edesse, Birecik, Niksar et Van. De nombreuses villes furent
brûlées et des centaines d'églises furent pillées. D'autres massacres suivirent
en 1904 et en 1909 quand trente mille Arméniens périrent à Adana.
D'après un article publié dans la Revue Encyclopédique de 1896, les massa-
47. Fletcher, p. 173.
48. Lewis (5), p. 168.
49. Wistrich, p. 222.
L E S C O N Q U Ê T E S ARABES 293
cres de 1894-1896 furent délibérément planifiés et exécutés. Il ne s'agissait
ni plus ni moins que de l'extermination méthodique des Arméniens.
Incapables d'admettre qu'il pût exister d'autres nationalités sur leur sol,
les Turcs commencèrent à liquider les Arméniens, ce qui s'acheva par
l'effroyable bain de sang de 1915. Les meurtres de 1915 ont été reconnus
comme le premier cas de génocide au X X e siècle. D'abondantes controverses
entourent les événements de 1915, que des historiens comme Bernard
Lewis nient être un génocide ou avoir été planifiés. Notons que Lewis est
poursuivi par la justice française pour les théories qu'il professe. D'autres
historiens et de nombreux Arméniens affirment que plus d'un million
d'Arméniens ont été systématiquement exterminés de sang froid. Des milliers
furent abattus, noyés (y compris des enfants), précipités d'une falaise.
Ceux qui survécurent forent déportés ou réduits en esclavage. Ce n'est rien
d'autre qu'un génocide, un génocide qui semble avoir profondément
impressionné Hitler, et qui aurait servi d'exemple pour celui qu'il entreprit
de mener à bien avec les juifs.
Ce génocide n'était rien d'autre que le point culminant d'une politique
de discrimination envers les non-musulmans autorisée par Dieu. Ce n'était
rien d'autre qu'un jihad, perpétré par des musulmans, qui seuls bénéficièrent
du butin : les biens et les maisons des victimes, leurs terres et la réduction
des femmes et des enfants à l'esclavage. Ce n'était pas un accident isolé,
mais une politique délibérée pour éliminer tout nationalisme parmi les
dhimmis et pour garder un territoire conquis sous la juridiction islamique.
Comme le dit Bat Ye'or, « la logique interne du jihad ne pouvait pas tolérer
l'émancipation religieuse. La guerre permanente, la faiblesse du dar al
Harb, et l'infériorité des harbis conquis constituent les principes inséparables
et interdépendants qui sous-tendent l'expansion et la domination politique
de l'ummah (la communauté musulmane). » 5 0
TROIS CONCLUSIONS
Nous pouvons maintenant comprendre les conclusions des trois spécialistes
que je mentionne ci-dessous.
A. S. Tritton, dans The Caliphs and their non-Muslim Subjects,
conclut51 :
Le calife Mutasim acheta le monastère de Samarra qui se tenait à
l'endroit où il voulait constuire son palais. D'autres califes détruisirent des
églises pour se procurer les matériaux dont ils avaient besoin pour leurs
constructions, et la foule était toujours prête à piller les églises et les monastères.
Bien que les dhimmis eussent pu jouir d'une grande prospérité matérielle,
ils n'étaient que tolérés, exposés aux caprices du potentat et aux
50. Bat Ye'or (1), p. 99.
51. Tritton, p. 232.
294 P O U R Q U O I J E N E SUIS PAS M U S U L M AN
passions de la foule. L'épisode d'al Hakim (un fanatique religieux extrémiste)
doit être considéré comme un exemple de folie monstrueuse qui n'est
pas typique à l'islam. Mais ultérieurement, la position des dhimmis empira
bel et bien. Ils étaient de plus en plus exposés à la violence de la foule et le
fanatisme populaire était accompagné d'une rigueur croissante parmi les lettrés.
L'isolement spirituel de l'islam était accompli. Le monde était divisé
en deux catégories : les musulmans et les autres, et seul l'islam comptait. Il
y eut de brillantes exceptions, mais la description générale est juste. Si un
musulman apportait une quelconque aide à la religion d'un dhimmi, il pouvait
être rappelé à l'ordre trois fois et ensuite, s'il persistait, il était mis à
mort. En fait, le sentiment commun était que seuls les restes des musulmans
étaient bons pour les dhimmis.
C.E. Bosworth52, écrivant à peu près cinquante ans plus tard, résume
statut des dhimmis :
Bien qu'ils fussent protégés par le pacte du dhimma, les dhimmis ne
furent jamais que des citoyens de seconde classe dans la société islamique.
Ils n'étaient tolérés que parce qu'ils avaient des compétences spéciales,
comme celles de médecin, de secrétaire, d'expert financier, etc., ou parce
qu'ils assuraient des fonctions qui étaient nécessaires, mais qui rebutaient
les musulmans, telles que changeur, tanneur, vigneron, castrateur d'esclaves,
etc. Un musulman pouvait épouser une femme dhimmi, mais le contraire
était impossible, car cela aurait placé une croyante sous l'autorité d'un époux
incroyant. Pour la même raison, un musulman pouvait posséder un esclave
dhimmi, mais un dhimmi ne pouvait pas posséder d'esclave musulman. Le
témoignage d'un dhimmi n'était pas recevable dans un procès où l'une des
parties était un musulman, parce que l'on estimait que l'infidélité, le refus
obstiné de reconnaître la vérité de l'islam, était la preuve d'une moralité déficiente
et par conséquent d'une incapacité à porter un témoignage légal.
Selon le propos de Sarakhsi, un juriste hanafite mort en 1090, « les paroles
d'un musulman malhonnête ont plus de valeur que celles d'un dhimmi
honnête ». D'autre part, le témoignage d'un musulman contre un dhimmi
était parfaitement valide. Il était aussi admis par presque toutes les écoles de
loi coranique (à l'exception des hanafites) que le diya, ou prix du sang, dû
pour la mort d'un dhimmi était seulement des deux tiers ou de la moitié de
celui d'un musulman libre.
52. Bosworth (1), p. 49.
LES CONQUÊTES ARABES 295
Le troisième spécialiste est Bat Ye'or5 3 :
Ces exemples avaient pour but de montrer le caractère systématique de
l'oppression, sanctionnée par le mépris et justifiée par le principe d'inégalité
entre musulmans et dhimmis. Identifiés comme cibles de la haine et du
mépris par des signes distinctifs discriminatoires, ils furent progressivement
décimés au cours des périodes de massacres, de conversions forcées et de
bannissements. Quelquefois, c'était la prospérité qu'ils acquéraient par leur
travail ou leur habileté qui éveillait la jalousie. Opprimés et dépossédés de
tous leurs biens, les dhimmis émigraient souvent.
53. Bat Ye'or (1), p. 67.
CHAPITRE X
HÉRÉTIQUES ET HÉTÉRODOXIE,
ATHÉISME ET LIBRE PENSÉE,
RAISON ET RÉVÉLATION
Les hérésies rationalisantes (pour reprendre l'expression de Robertson)
ont été fréquentes dans l'histoire de l'islam et l'autorité religieuse a généralement
fait preuve de tolérance. « Une pluralité d'opinions à l'intérieur de
ma communauté est un bienfait du ciel », rappelle un hadith du Prophète,
et les quatre écoles d'interprétation de l'islam sont reconnues comme orthodoxes
et valides. En revanche, un zèle fanatique s'est abattu sur tous ceux
que l'on jugeait trop extrémistes parmi les chiites, khâridjites, murjites,
mutazilites et même les sunnites, c'est-à-dire tous ceux qui renient un ou
plusieurs dogmes fondamentaux de la doctrine orthodoxe ou qui s'égarent
dans des croyances fantaisistes comme la métempsycose ou la réincarnation.
Quiconque renie l'unité de Dieu ou exprime des doutes sur les prophéties
de Muhammad et sur l'origine divine du Coran s'exclut de la foi musulmane.
Nous verrons que les persécutions des hérésies et des hérétiques sont
plus fréquentes que les apologistes ne veulent bien l'admettre.
Sous l'influence de la philosophie grecque, des philosophes, des théologiens
rationalistes et des sceptiques comme al Maari avaient remis en question
les affirmations des orthodoxes. L'orthodoxie musulmane était
cependant sortie vainqueur de sa confrontation avec la philosophie grecque.
L'islam avait rejeté l'idée que l'homme pourrait atteindre la vérité seulement
par la raison pure et s'était installé douillettement dans la rassurante certitude
de la supériorité de la révélation divine. Que l'on fasse remonter cette
victoire au I X e siècle avec la conversion d'al-Ashari ou au X I e siècle avec les
travaux d'al-Ghazali, elle fut, selon moi, un désastre total non seulement
pour tous les musulmans, mais encore pour toute l'humanité. Le retour de
la barbarie islamique dans des pays comme l'Algérie, l'Irak, le Soudan, le
Pakistan, l'Arabie Saoudite ou l'Egypte, et encore le fait que l'islam, en particulier
l'islam politique, s'avère totalement incapable de faire face aux problèmes
du monde moderne, en sont les conséquences.
HÉRÉTIQUES ET HÉTÉRODOXIE 297
LES PREMIÈRES ANNÉES
Par le Coran lui-même, nous savons que des Arabes sceptiques n'acceptaient
pas les fables que Muhammad racontait à La Mecque. Ils se
moquaient du principe de la résurrection des corps, ils doutaient de l'origine
divine des révélations et l'accusaient même de plagier les poètes païens.
Aujourd'hui encore, certains versets du Coran sont attribués au poète préislamique
al-Qays. Robertson suggère que c'est grâce à la vigilance des librespenseurs
mecquois que si peu de miracles ont été attribués à Muhammad.
Les défis qu'ils lançaient à Muhammad « montraient que leur raison les
empêchait de prêter foi à ses inspirations prophétiques ». Mais Robertson
conclue que « sur un peuple partiellement raffiné, sceptique et incrédule
dont la poésie ne contient aucune trace de religiosité, le triomphe de l'islam
avait imposé un dogme tyrannique, supprimant nombre de superstitions
primitives sous les auspices d'une doctrine monothéiste ».
Les Arabes païens manquaient de religiosité. Ils n'étaient pas disposés à
remercier une puissance supérieure pour les succès qu'ils rencontraient en
ce bas monde. Il n'est donc pas étonnant que l'incrédulité ait dominé dans
les premiers temps de l'islam. Les Arabes se convertissaient par cupidité,
alléchés par les butins et la victoire. Ils étaient nombreux à professer cette
croyance, mais n'avaient aucune inclination réelle pour l'islam, ses dogmes
et son rituel. Sprenger estime qu'à la mort de Muhammad, le nombre de
ceux qui s'étaient sincèrement convertis ne dépassait pas le millier. Si les
choses tournaient mal, les bédouins étaient prêts à abandonner leur nouvelle
religion aussi rapidement qu'ils l'avaient adoptée. Le simple fait que l'islam
interdisait la consommation d'alcool et limitait les relations sexuelles, deux
choses particulièrement agréables, ne rendait pas Muhammad populaire à
leurs yeux.
Les Arabes dénigraient les prières musulmanes et tournaient en dérision
les gestes qui leur sont associés.
Il existe d'innombrables histoires, manifestement tirées de la vie réelle,
qui décrivent l'indifférence des bédouins pour la prière, leur ignorance des
rites musulmans et même leur ignorance des parties les plus importantes du
Coran, voire leur mépris pour le livre sacré. Les Arabes préfèrent toujours
écouter les louanges des héros païens que les paroles saintes du Coran. On
raconte qu'Ubayda Hilal, un des chefs des Khawarij, avait l'habitude d'inviter
ses hommes dans sa tente après la bataille. Un jour, il demanda à deux
guerriers ce qu'ils préféraient entendre : des versets du Coran ou des poèmes.
Ils répondirent : « Nous connaissons le Coran aussi bien que nous te
connaissons. Fais nous entendre des poèmes. » « Mécréants, dit Ubayda, je
savais que vous préféreriez des poèmes au Coran! »
Nous avons déjà noté que les premiers héros de l'islam tels que Khalib
d. al-Walid, Othman b. Talha ou Amr b. al-As, manifestaient peu d'intérêt
pour la religion. Peut-être pourrions nous aussi citer un chef musulman à
298 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
qui l'on attribue cette phrase : « S'il y avait un Dieu, je jurerais par Son nom
que je ne crois pas en Lui. »
LES OMEYYADES (661-750)
Les Omeyyades ont toujours été considérés comme des impies. Même
si l'islam n'a réellement existé comme corpus fixe de dogmes que bien plus
tard, l'ignorance de la doctrine et des rites continua longtemps au cours du
I e r siècle de l'hégire. Des vers composés par le calife al Walid II nous donnent
un aperçu de l'atmosphère de son règne (vers 743). Se référant aux
menaces contenues dans la sourate XIV.8-9, il écrit : « Tu menaces les
incrédules, hé bien alors, je suis moi-même un incrédule. Quand tu paraîtras
devant Dieu au jour du Jugement Dernier, dis lui seulement : Mon
Dieu, al Walid m'a mis en pièce. » Walid aurait embroché le Coran sur une
lance et l'aurait réduit en morceau en le perçant de flèches. Walid n'était pas
homme à supporter les interdictions du Coran. Il était très cultivé et s'était
entouré de poètes, de danseuses et de musiciens. Il vivait une joyeuse vie de
libertin sans manifester le moindre intérêt pour la religion. Malgré leur peu
de foi, les Omeyyades n'en étaient pas moins persuadés de servir l'islam.
Quoi qu'il en soit, leur manière de gouverner ne satisfaisait pas les dévots
qui rêvaient d'un Etat theocratique.
LES ABBASSIDES (749-1258)
Les Omeyyades furent renversés par les Abbassides « en raison de leur
impiété et de leur opposition à la religion ». Les Abbassides furent plus
rigoureux dans l'application des principes de l'islam et ce faisant, ils furent
beaucoup moins tolérants vis-à-vis des autres religions ce qui, pour Goldziher,
« marque une régression par rapport aux Omeyyades ». Les Abbassides
instaurèrent un Etat théocratique en menant une politique
ecclésiastique, c'est-à-dire qu'ils proclamaient la souveraineté ultime de
Dieu et prétendaient être ses représentants sur terre ou, selon leur propre
expression, « l'ombre de Dieu sur terre ». En tant que descendants de l'oncle
du Prophète, al Abbas, les Abbassides offraient aux dévots toutes les garanties
de légitimité.
LES KHÀRIDJITES
Les khâridjites forment la plus ancienne secte politico-religieuse de
l'islam. Les principes qu'ils défendent et leur conception du califat constituent
une partie intégrante de la définition de la foi. Ils sont souvent appelés
les puritains de l'islam car ils estiment que la pureté de conscience est un
complément indispensable à la pureté du corps pour que les prières soient
HÉRÉTIQUES ET HÉTÉRODOXIE 299
valides. Aveuglés par leur fanatisme, ils étaient prêts à jeter l'anathème sur
tous ceux qui ne partageaient pas leurs points de vue. Extrémistes exaltés,
ils ne reculèrent devant aucun acte de terrorisme, tuant femmes et enfants.
Ils condamnèrent la conduite d'Uthman et n'eurent aucun désir de le venger
après qu'on l'eût assassiné en 655. Ils refusèrent qu'Ali lui succédât.
A cause de leur fanatisme, Ali fut contraint de prendre des mesures contre
eux. Il leur infligea une défaite sévère à la bataille de Nahrawan en 658.
Les deux années qui suivirent furent marquées par une série de soulèvements
locaux et la troisième année, Ali fut à son tour assassiné par un Khâridjite.
L'opposition des khâridjites continua sous le califat suivant de
Mu'awiya, le premier de la dynastie des Omeyyades, mais elle fut impitoyablement
réprimée. L'effervescence khâridjite s'apaisa au début du V I I I e siècle.
Parmi les khâridjites, les azraqites formaient un groupe de fanatiques
extrêmement violents. Ils considéraient que tous les autres musulmans
étaient des infidèles et rejetaient toutes les institutions qui n'avaient pas été
créées par Muhammad. Ils professaient que tous ceux qui avaient commis
des péchés graves étaient destinés à l'enfer, car cela est écrit dans le Coran.
Les pécheurs étaient considérés comme apostats et devaient être tués, avec
femmes et enfants. A cause de cela, les azraqites furent responsables de
massacres terrifiants. Nous avons là, selon Délia Vida, le principe du meurtre
religieux.
Aussi intolérants qu'ils aient pu être envers leurs frères musulmans, les
khâridjites se montrèrent extrêmement tolérants envers les non-musulmans,
allant jusqu'à leur reconnaître l'égalité.
Goldziher signale que dans la période qui a précédé la fixation de leur
dogme, les théologiens khâridjites montrèrent une tendance au rationalisme,
et en ceci ils influencèrent les mutazilites qui suivraient. Un de leurs
groupes alla jusqu'à mettre en doute la véracité du texte coranique. Ils affirmaient
que la sourate X I I , la sourate Joseph, n'appartenait pas au Coran car
« son contenu est purement matériel et frivole », une fable érotique indigne
d'être la parole de Dieu.
Un autre théologien khâridjite, Yazid b. Abi Anisa, prétendit que Dieu
révélerait un nouveau Coran à un prophète issu des Perses et qu'il fonderait
une nouvelle religion pareille au judaïsme, au christianisme et à l'islam.
Cette idée allait clairement à l'encontre du dogme qui affirme que l'islam
est l'ultime révélation de Dieu et que Muhammad est le sceau des prophètes.
Les khâridjites jouèrent un rôle important dans le développement de la
théologie en amenant les musulmans à réfléchir de manière rationnelle sur
leur foi.
300 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
LES QADARITES
Selon Hubert Grimme, vers la fin de sa vie, Muhammad se fit plus catégorique
sur la prédestination et « sur ce sujet, l'attitude des premiers musulmans
semble avoir été un fatalisme désabusé ». Sa conception tyrannique
fut remise en question vers la fin du V I I e siècle, non pas par des libres penseurs,
mais par des musulmans convaincus et sous l'influence de la théologie
chrétienne. On donna aux défenseurs de la doctrine du libre arbitre le nom
de qadarites, car ils croyaient au pouvoir de la volonté, qadar, et leurs adversaires
les jabaris, les gens de la prédestination (jabr).
Pour Goldziher, le mouvement des qadarites occupe une place prépondérante
dans l'histoire de l'islam car il représente « la première tentative
d'émancipation par rapport à la domination des idées traditionnelles ». Les
textes qui dénigrent les qadarites sont nombreux et montrent que leurs
points de vue ne recevaient pas un accueil favorable. Les Omeyyades, en
particulier, avaient de bonnes raisons politiques pour craindre l'élan contestataire
de la doctrine qadarite. Comme nous l'avons vu, les Omeyyades
étaient considérés comme des dirigeants impies et illégitimes. La prédestination
leur permettait de réduire au silence les foules qui auraient pu se
révolter contre leurs lois. Dieu avait voulu que les Omeyyades gouvernent,
tout cela était fixé par Dieu dans son décret éternel et ne devait donc pas
être remis en question.
Le mérite des qadarites est d'avoir pour la première fois ébranlé l'orthodoxie
musulmane.
LES MUTAZILITES ET LE RATIONALISME
Les cercles libéraux européens connurent une période d'effervescence en
1865 quand Heinrich Steiner de Zurich qualifia les mutazilites de libres
penseurs de l'islam, une expression que Robertson utilisait encore dans ses
écrits en 1906.
Or les mutazilites étaient d'abord et avant tout intéressés par des questions
religieuses. Il n'était nullement question de liberté totale de pensée ou,
comme le dit Goldziher, de « se libérer des entraves d'une conception
rigoureusement orthodoxe de la vie ».
Loin d'être libéraux, ils furent extrêmement intolérants et prirent part au
mihna, l'inquisition mise en place par les Abbassides. Ils eurent toutefois le
mérite d'avoir introduit les conceptions de la philosophie grecque dans les
discussions sur le dogme. Les mutazilites instillèrent le scepticisme, le rationalisme
et le doute, ce qui ne pouvait déboucher que sur un conflit avec
l'orthodoxie. Ils furent, comme Goldziher nous le rappelle, « les premiers à
étendre les sources de la connaissance religieuse jusqu'à incorporer un élément
précieux mais jusque-là rigoureusement ignoré : la raison (aql) ». Certains
d'entre eux disaient : « La condition primordiale de la connaissance,
HERETIQUES F.T HETERODOXIE 301
c'est le doute », et d'autres affirmaient que « cinquante interrogations valent
mieux qu'une certitude ». Pour eux, un sixième sens s'ajoutait aux cinq
autres, à savoir aql, la raison.
Ils faisaient de la raison une pierre d'angle en matière de foi. Dans un
poème didactique sur l'histoire naturelle, un de leurs porte-parole avait écrit
un véritable hymne à la raison.
« Ô combien la raison est un pilote et un compagnon aussi bien dans le
calme que dans la tempête
Comme un juge qui peut discerner par-delà l'invisible comme s'il le
voyait de ses propres yeux,
... un de ses hauts faits est de distinguer entre le bien et le mal.
Comme celui qui possède des pouvoirs que Dieu a choisi avec une
complète sanctification et pureté. »
Les mutazilites critiquaient impitoyablement les superstitions populaires
et particulièrement les éléments mythologiques de l'eschatologie. Ils
donnaient une explication allégorique au pont de Sirat. Ils rejetaient la
Balance dans laquelle les actions des hommes sont pesées et éliminaient
encore bien d'autres fantaisies puériles.
La justice et l'unité divine étaient leurs principales préoccupations et leur
philosophie peut se résumer en cinq principes. Le premier impose un strict
monothéisme et la négation de toute ressemblance entre Dieu et ses créatures.
Les attributs divins sont considérés comme identiques à l'être divin
plutôt que comme quelque chose qui lui serait ajouté. Bien que le Coran
parle des mains, des yeux, des oreilles, etc. de Dieu, ces anthropomorphismes
sont interprétés de façon allégorique. Ces principes s'opposent à la
représentation d'un Dieu personnel et créateur, et à la nature prophétique
des révélations.
Le second principe est que Dieu est juste et qu'il n'est pas responsable
du mal parce que l'homme agit selon son libre arbitre.
Le troisième principe concerne la théologie pratique et traite des problèmes
de croyance et d'incroyance. Les péchés sont divisés en graves et
véniels. La foi consiste à connaître les actes que Dieu réprouve et à éviter
de commettre des fautes graves, etc.
Le quatrième principe concerne le problème de la théocratie et la question
de savoir si un musulman qui a commis un péché grave peut encore être
considéré comme tel. Wasil, un des fondateurs des mutazilites, était d'avis
de classer ceux qui avaient commis un péché grave à un stade intermédiaire
entre le croyant et l'infidèle.
Le cinquième principe ordonne le bien et interdit le mal ou, pour
Nyberg, « la foi doit être propagée par la parole, la main et l'épée ».
C'est précisément sur la question de la justice divine que le rationalisme
mutazilite est renommé.
302 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
Ils ne regardent pas explicitement la raison comme une source de vérité
religieuse, mais ils sont convaincus que leur conception humaine et rationnelle
de la justice est totalement valide quand elle s'applique à Dieu et que
leur esprit limité est tout à fait capable d'appréhender l'Être éternel. Quand
ils affirment que nul mal ou injustice ne peut être imputé à Dieu, ils l'imaginent
comme une sorte de magistrat ou d'administrateur supérieur. Le châtiment
de ceux qui font le mal est sans aucun doute juste, mais seulement là
où le mal est de la seule responsabilité de l'homme. Par conséquent, le principe
d'une justice terrestre les a conduits à nier l'emprise de Dieu sur les
affaires humaines.
L'autodétermination de l'homme implique le rejet de toute loi divine
arbitraire. L'omnipotence de Dieu est limitée par les exigences de la justice.
On trouve dans les oeuvres d'al Nazzam l'idée que la raison est un principe
dominant de l'univers. « Il attribue une telle primauté au rationalisme, que
Dieu Lui-même doit y être soumis. Dieu est dans l'obligation de faire ce
qui est le mieux pour les hommes. Dieu ne peut envoyer les hommes au
paradis ou en enfer qu'en accord avec le principe de justice. »
L'idée que Dieu doit faire quelque chose est presque blasphématoire
pour la plupart des orthodoxes.
Par une loi de compensation, les mutazilites limitèrent le pouvoir arbitraire
de Dieu. Ainsi, ceux qui ont injustement souffert sur terre, y compris
les animaux, doivent recevoir une compensation dans l'au-delà. Comme le
dit Goldziher, les mutazilites ont en fin de compte « revendiqué un homme
libre aux dépens d'un Dieu relativement moins libre ».
Qu'est-ce qui est bon et qu'est ce qui est mal? Les orthodoxes avaient
répondu par : « Le bien est ce que Dieu ordonne, et le mal est ce qu'il
interdit. » Mais les mutazilites croyaient à l'indépendance de l'éthique et,
avec des arguments qui rappellent ceux de Socrate, ils enseignaient qu'il y a
« le bien absolu et le mal absolu, et que la raison est l'instrument qui permet
de porter des jugements de valeur sur l'éthique. La raison est ce qui prime,
et non pas la volonté divine. Une chose est bonne non pas parce que Dieu
l'a ordonnée, mais Dieu l'a ordonnée parce qu'elle est bonne. » « Mais,
s'interroge Goldziher, cela ne reviendrait-il pas à dire que Dieu, en décrétant
Ses lois, est lié par des impératifs supérieurs? »
On peut encore discerner l'empreinte du rationalisme mutazilite dans
leur façon d'étudier le Coran. Leur piété et leur incapacité à museler la voix
intérieure de leur raison les conduisent à douter de l'authenticité de certains
versets, plus particulièrement ceux où le prophète lance des imprécations
contre ses ennemis, entre autres Abu Lahab. Ils croient également, et ceci
parce qu'ils nient l'éternité de Dieu, que le Coran est créé et non éternel,
alors que les traditionnaires maintiennent le contraire. Comment, demandent
les mutazilites, les paroles que Dieu a adressées à Moïse pourraientelles
être éternelles et non créées, alors que Moïse n'est rien d'autre qu'une
créature du temporel ? Pour les orthodoxes, les conceptions des mutazilites
sentaient le soufre :
HÉRÉTIQUES ET HÉTÉRODOXIE 303
S'il était reconnu que le Coran est créé, alors le danger serait grand qu'il
soit ensuite allégué par ceux qui sont imprégnés de la pensée néoplatonicienne,
que la parole de Dieu telle qu'elle fut révélée à Muhammad par
l'intermédiaire de l'archange Gabriel, partage avec toutes choses créées
l'imperfection qui découle de son association à la matière. L'incomparable
miracle du Coran doit être préservé, quel qu'en soit le prix.
Poussés par leur esprit critique, les mutazilites s'attaquèrent au style inimitable
du Coran. Ils prétendaient « qu'il n'y a rien de miraculeux dans ce
livre en matière de style ou de composition (...) et que si Dieu avait laissé
les hommes libres et ne les avait pas limités sur ce point, ils auraient pu composer
quelque chose de non seulement égal mais supérieur au Coran en éloquence,
en logique et en pureté de langage. »
Un des disciples d'al Nazzam, Ahmed b. Habit, alla encore plus loin. Il
professa la métempsycose, la nature divine du Christ, reprocha au Prophète
ses nombreuses épouses, et jugea que d'autres hommes étaient beaucoup
plus vertueux que Muhammad.
Les mutazilites doutaient de l'authenticité des hadiths dans lesquelles se
trouvaient les croyances populaires qu'ils combattaient. Ils luttèrent vigoureusement
contre toutes formes d'anthropomorphisme. Finalement, à la
question « qu'est-ce qui oblige l'homme à connaître Dieu? », les mutazilites
répondaient : « la raison. »
Mihna ou l'inquisition musulmane (827)
Le calife abbasside al Mamum adopta la cause des mutazilites et fit de
la thèse du Coran créé le dogme officiel de l'empire. Dans chaque province,
les chefs de l'administration devaient professer publiquement que le Coran
avait été créé. Le calife lui-même contrôlait les plus hautes autorités religieuses.
Le gouverneur de Bagdad avait ordre d'examiner tous les juges sous
sa juridiction et ils devaient à leur tour contrôler tous leurs subalternes.
Parmi eux, Ahmad b. Hanbal refusa de reconnaître la création du
Coran. Il fut emprisonné pendant deux ans, reçut le fouet et ne fut libéré
que par peur d'un soulèvement populaire.
Al Mutasim, le frère et le successeur d'al Ma'mum, ne semble pas avoir
continué le mihna avec beaucoup de conviction ou de rigueur. Toutefois,
son fils, al Wathik, poursuivit la politique d'al Mamum. Al Wathik essaya
personnellement de décapiter un théologien qui refusait de suivre la doctrine
officielle. L épée d'Al Wathik manqua plusieurs fois son coup et l'on
dut appeler un bourreau pour achever la besogne. D'autres personnalités
moururent en prison après avoir été torturées. Le mihna prit fin sous le
règne d'al Mutawakkil (847-861) qui, sous peine de mort, interdit à jamais
de professer la création du Coran. Les persécuteurs devenaient les persécutés.
Le mihna avait causé des torts irréparables à la cause des mutazilites.
104 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
L'intolérance des mutazilites
Goldziher fut le premier à parler de l'intolérance des mutazilites. Ses
propos n'ont rien de la fantaisie de ceux qui conjecturent qu'un succès des
mutazilites aurait été salutaire à l'évolution de l'islam. Comme le montre
Goldziher, les mutazilites étaient prêts à assassiner ceux qui rejetaient leurs
doctrines. Ils appelaient au jihad contre les communautés qui ne partageaient
pas leurs convictions. « A vrai dire, conclut-il, c'est une chance pour
l'islam que la protection du souverain se soit limitée à trois califes. Jusqu'où
les mutazilites seraient-ils allés s'ils avaient pu mettre plus longtemps les
instruments du pouvoir au service de leur foi intellectuelle ! »
« Toutefois, ajoute respectueusement Goldziher, je suis convaincu que
si les théologiens ultérieurs avaient accordé autant d'importance à la raison
que ne le faisaient les mutazilites, alors l'islam aurait évolué dans une direction
différente et plus salutaire. » Il est révélateur que Gibb, qui a horreur
de l'athéisme et de la raison humaine quand elle est placée au-dessus de la
parole de Dieu, ait senti que
ce fut probablement une chose positive pour l'islam que le rationalisme
mutazilite (je souligne), ayant fait son oeuvre mais ne sachant pas où s'arrêter,
fut vaincu. Eût-il triomphé, il est peu probable que ce mouvement
populaire, dont on attendait la régénération de l'islam, eût été toléré et
encore moins qu'il se fût accommode de l'orthodoxie. Tôt ou tard, l'unité
de la culture islamique en aurait souffert et l'islam lui-même aurait pu succomber
aux coups de ses ennemis.
Kraus et Gabrieli ont montré que le style Siècle des Lumières du grand
rationaliste Ibn al Rawandi (voir ci-dessous) n'était que « le développement
jusqu'à leurs conséquences extrêmes de certaines positions mutazilites (par
exemple sur les miracles du Prophète et sur les traditions qui s'y réfèrent) et
surtout de la place qu'ils avaient donnée au aql, à la raison et à la rationalité,
dans leur théologie et dans leur théodicée ».
Le rationalisme du X V I I I e siècle est quelque chose qui fait terriblement
défaut à l'islam, et il est significatif que les philosophes arabes modernes qui
souhaitent un aggiornamento de l'islam (par exemple Fouad Zakariya) se
réfèrent souvent aux mutazilites avec émotion et avec une certaine admiration
pour ce qu'ils ont raté. Gibb abhorre l'idée d'une victoire rationaliste
pour les conséquences qu'elle aurait pu avoir. Pour les mêmes raisons, je la
chéris.
La défaite des mutazilites
Il serait hâtif de dire que la raison fut abandonnée avec la défaite des
mutazilites et qu'elle céda la place à un irrationalisme total. Au contraire, al
Ashari (mort en 935), qui est traditionnellement considéré comme le théologien
qui a assené le coup fatal aux mutazilites, était, selon les dires de
HÉRÉTIQUES ET HÉTÉRODOXIE 305
Wensinck, infecté par son essence (le rationalisme). La révélation devait
être supportée par la raison, mais sans y être subordonnée. Al Ashari enseigna
qu'il devait y avoir un retour au Coran et à la sunnah, lesquels doivent
être interprétés dans leur sens littéral, sans autre question. Il n'éprouvait que
du mépris pour les rationalistes qui « recherchaient des allégories pour
expliquer les termes concrets des Saintes Écritures ». Goldziher fit un
résumé des conséquences désastreuses de la victoire d'al Ashari : « Par trop
de concessions aux croyances populaires, al Ashari fit perdre le bénéfice des
importantes avancées mutazilites. Il ne toucha pas à la magie et à la sorcellerie,
sans parler des miracles et des saints. Les mutazilites s'étaient
débarrassés de tout ça. »
Par contraste avec al Ashari lui-même, l'école dite asharite « suivit dans
bien des domaines la voie des mutazilites ». Par exemple, l'école asharite
croyait, et cela perturbait grandement les théologiens conservateurs, que le
savoir uniquement étayé par des traditions est incertain. Seules des preuves
établies rationnellement apportent un savoir certain. Les asharites se
situaient à mi-chemin entre les mutazilites et les traditionalistes, qui tous
les méprisaient. Les traditionalistes n'avaient pas de temps à perdre pour la
théologie scolastique qui, selon eux, n'était guère différente de la philosophie
aristotélicienne, et ils estimaient que l'une et l'autre menaient à
l'athéisme. Finalement, ce sont les vues des traditionalistes qui l'emportèrent
et elles consistaient à refuser de se rendre à la raison. Pour les traditionalistes,
la raison n'était pas nécessaire à la compréhension de la foi. La
vérité résidait dans le Coran et dans la sunnah, et on devait les accepter sans
formuler le moindre doute. Une telle attitude ne pouvait que conduire à un
conservatisme rigide. L'incapacité des ulémas à adapter la jurisprudence et
la théologie aux impératifs du X X e siècle en a été l'une des conséquences les
plus désastreuses. Selon R. A. Nicholson, « vers le milieu du Xe siècle,
l'esprit réactionnaire a pris dans le système d'Abu'l Hasan al Ashari, le père
de fa scolastique mahométane, la forme d'un dogmatisme qui est essentiellement
opposé à la liberté intellectuelle et qui a maintenu une influence
sclérosante sans équivalent jusqu'aux temps présents ».
MANI (216-276) ET LE MANICHÉISME
Comme nous nous référerons constamment au manichéisme tout au
long du reste de ce chapitre, un survol rapide de son histoire et de ses principes
s'impose.
Mani, le fondateur de cette religion, est né au sud de Babylone aux environs
de 216. Il était vraisemblablement d'origine perse et apparenté à la
famille royale parthe. Il commença à enseigner vers 240 et dut s'exiler en
Inde, victime de la persécution du clergé mazdéen. A son retour, deux ans
plus tard, il fut reçu à la cour de Shapur I, pour qui il écrivit un livre. La
306 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
protection royale dura trente ans. Les prêtres mazdéens finirent par le faire
accuser et condamner. Il fut écorché vif.
Le système de Mani est une ramification du gnosticisme perse. Il se
fonde sur un dualisme qui rejette « toute possibilité de faire remonter les
origines du bien et du mal à une seule et unique source ». A l'origine, il y
eut une bataille entre Dieu et la matière, entre la lumière et les ténèbres,
entre la vérité et l'erreur. Le monde, y compris l'homme, est un mélange de
bien et de mal, et la religion doit s'émanciper de ces forces pour enlever tout
pouvoir au mal.
Pour vaincre le mal, il fallait donc pratiquer un ascétisme rigoureux, et
refuser toute nourriture carnée. « La secte était organisée suivant une hiérarchie
de degrés d'ascèse. Les élus étaient assistés par des fidèles dans leur
apostolat et dans leur état de sainteté. »
Mani s'était inspiré de différentes sources, chrétiennes, bouddhistes et
zoroastriennes. Le manichéisme se développa rapidement, devenant même
un rival sérieux pour le christianisme. Saint Augustin, quand il était en Afrique
du Nord, fut même l'un de ses adeptes.
ZINDIQS ET ZANDAQA — OU DU DUALISME À L'ATHÉISME
Dans l'islam, le terme zindiq fut d'abord appliqué à ceux qui adhéraient
aux doctrines dualistes inspirées des religions iraniennes telles que le manichéisme,
tout en professant l'islam. Le zindiq était par conséquent un hérétique,
coupable de zandaqa (hérésie). Cette expression fut plus tard
employée pour désigner tous ceux qui s'écartaient de l'orthodoxie ou dont
les croyances étaient susceptibles de menacer l'ordre public. Finalement,
zindiq engloba toutes sortes de libres penseurs, athéistes et matérialistes.
Goldziher définit parfaitement ce qui fait un zindiq :
Tout d'abord, ils appartiennent aux vieilles familles persanes assimilées
par l'islam qui, suivant le même chemin que les shu'ubites, trouvent un
intérêt national à la renaissance des traditions religieuses perses et qui, de ce
point de vue, réagissent contre le caractère purement arabe du système
musulman. Ensuite, ce sont des libres penseurs, qui s'érigent contre le
despotisme du dogme islamique, qui rejettent une religion positive et qui ne
reconnaissent que la loi morale. Parmi ces derniers, il existe une sorte
d'ascétisme monastique étranger à l'islam qui s'explique par l'influence du
bouddhisme.
Djad Ibn Dirham (exécuté vers 742)
Djad Ibn Dirham fut la première personne condamnée à mort pour
hérésie (zandaqa), sur l'ordre du calife omeyyade Hisham en 742 ou 743.
Rien ne permet de dire que Djad était un dualiste. Au contraire, il fut probablement
exécuté pour avoir défendu des conceptions qui seraient plus
HERETIQUES ET HETERODOXIE 307
tard reprises par les mutazilites, celles de la création du Coran et du libre
arbitre. Il aurait également renié les attributs divins et prétendu que « Dieu
ne parla pas à Moïse, ni ne fit d'Abraham son ami ». Djad Ibn Dirham est
considéré comme un matérialiste et ses disciples auraient accusé le prophète
Muhammad de mensonges et d'avoir nié la résurrection.
Ibn Al Muqaffa (exécuté en 760)
La persécution des zindiqs prit un tour systématique sous le calife al
Mansur (abbasside 754-775). Un grand nombre de zindiqs furent condamnés
à mort, le plus célèbre d'entre eux étant Ibn al Muqaffa. Mansour avait
demandé à Muqaffa de rédiger une amnistie pour son propre oncle, mais le
texte définitif ne plut pas au calife et c'est apparemment pour cette raison
qu'il fit exécuter Muqaffa. Un par un ses membres furent coupés et jetés sur
un bûcher. Selon toute vraisemblance, les convictions religieuses de
Muqaffa ne furent pas étrangères à sa condamnation. Gabrieli, Kraus et
d'autres ont démontré qu'une oeuvre anti-islamique à tendance résolument
rationnelle avait été correctement attribuée à al Muqaffa. Ce dernier,
d'après Kraus, était l'héritier spirimel d'une tradition rationaliste qui avait
été florissante sous le roi sassanide Chosroès Anusharwan, qui a la réputation
d'avoir encouragé une véritable Aufklärung hellénistique. En tout cas,
aux dires des manichéens, Ibn al Muqaffa avait attaqué l'islam, son
prophète, sa théologie, sa théodicée et sa conception de Dieu. Comment le
rationalisme et le scepticisme d'al Muqaffa pouvaient-ils se concilier avec
son adhésion au dualisme des manichéens? Pour Gabrieli, des intellectuels
comme al Muqaffa avaient déjà donné une interprétation allégorique à la
mythologie manichéenne, et ils considéraient l'univers et la place de
l'homme selon une approche gnostique, rationnelle et hellénistique.
Ibn al Muqaffa est aussi renommé pour sa traduction en arabe de textes
de la littérature pahlavi. Sa traduction du livre de Kalila et Damna, luimême
inspiré des fables en sanskrit de Bidpai, est considéré comme un
modèle de style littéraire.
Le grand inquisiteur
Sous les successeurs de Mansur, al Mahdi (775-785) et al Hadi (785-
786), la répression, les persécutions et les exécutions furent encore plus
féroces. Des magistrats placés sous les ordres d'un grand inquisiteur (appelé
Sahih al Zanadiqa) furent spécialement chargés de poursuivre les hérétiques.
Il suffisait d'une simple rumeur pour que le grand inquisiteur incriminât
un suspect. Les zindiqs étaient fréquemment arrêtés en masse,
emprisonnés et finalement emmenés devant l'inquisiteur ou le magistrat qui
les interrogeait sur leurs croyances. Si les suspects abjuraient leur foi hérétique
ils étaient relâchés. S'ils refusaient, ils étaient décapités et leur tête
308 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
était exposée sur un gibet. Certains turent crucifiés et al Hadi en aurait
étranglé quelques-uns. Les livres hérétiques étaient mis en pièces.
La mésaventure qui est arrivée au grand poète Abu Nuwas (né en 762,
mort entre 806 et 814), dont les deux péchés mignons étaient le vin et les
beaux garçons, nous offre un aperçu de leur façon de faire. Un jour, alors
qu'il pénétrait dans la mosquée, ivre comme à son habitude, et que l'imam
récitait le premier verset de la sourate C I X (Dis : « Ô vous, les
incrédules! »), Abu Nuwas avait crié, « Ici, me voilà. » Sur quoi les croyants
l'avaient traîné devant le chef de la police en déclarant qu'Abu Nuwas était
de son propre aveu un infidèle. Le chef de la police l'emmena devant l'inquisiteur.
Toutefois, ce dernier refusa de croire qu'Abu Nuwas était un zindiq
et demanda qu'il fut relâché. Mais la foule insistait et pour prévenir une
émeute, il demanda au poète de cracher sur un portrait de Mani. Abu
Nuwas s'exécuta au-delà de tout espoir : il s'enfonça un doigt dans la gorge
et vomit sur le portrait, après quoi l'inquisiteur le laissa libre. Nous savons
aussi qu'Abu Nuwas fut une autre fois emprisonné sous l'accusation de zandaqa.
L'hérésie semble avoir contaminé la famille des Hachémites à laquelle
le Prophète appartenait. Plusieurs membres de sa famille furent exécutés ou
périrent en prison.
Ibn Abi-l-Awja (exécuté en 772)
Ibn Abi-l-Awja est l'un des zinqids qui méritent une attention
particulière. Il pensait que la lumière avait créé Dieu, tandis que les ténèbres
avaient créé le Mal. Il croyait également au libre arbitre et à la métempsycose.
Avant de mourir, il avoua avoir fabriqué plus de quatre mille traditions
(hadiths), dans lesquelles il avait interdit aux musulmans de faire des choses
qui étaient en réalité permises et vice versa. Il les avait incités à rompre le
jeûne alors qu'ils auraient dû le faire et les avait fait jeûner quand cela n'était
pas nécessaire. Il se serait également interrogé sur la souffrance humaine.
« Si Dieu est bon, se demandait-il, pourquoi existe-t-il des catastrophes,
des épidémies, etc. ? » Selon al Biruni, Ibn Abi-l-Awja avait l'habitude
d'ébranler les convictions des gens simples avec des raisonnements captieux
sur la justice divine.
Bashshar lbn Burd (714/715-784/785)
Ce poète était un descendant d'une famille de la noblesse persane. Son
père était un esclave qui était devenu maçon après avoir été affranchi. Burd
faisait partie de ces poètes qui furent arrêtés, accusés de zandaqa, molestés
et jetés finalement dans les marais. Il éprouvait de forts sentiments nationalistes
et ne manquait jamais une occasion de glorifier la mémoire de
l'ancienne civilisation iranienne. Il n'avait pas une haute opinion des Arabes.
Il était aveugle de naissance et son physique était plutôt ingrat, ce qui
HÉRÉTIQUES ET HÉTÉRODOXIE 309
pourrait d'une certaine façon expliquer sa misanthropie célèbre. Bashshar
b. Burd excellait dans la rédaction de panégyriques, d'élégies et de satires.
Ses conceptions de la religion sont difficiles à établir avec exactitude car,
en bon opportuniste qu'il était, il cachait ses opinions. Selon Vadja, il appartenait
à la secte chiite de Kamiliyya et il avait frappé d'anathème toute la
communauté musulmane. Pour l'accuser de zandaqa, on prétendit qu'il
n'avait pas prié de manière orthodoxe. De plus, on affirma qu'il s'était
moqué de l'appel à la prière en la parodiant alors qu'il était ivre. Il était également
accusé de manquer de respect envers l'institution du pèlerinage. Il
prit part une fois au pèlerinage, seulement pour faire taire la rumeur qu'il
était un zindiq, mais il s'arrêta à Zorara, où il passa son temps à boire.
Comme les pèlerins revenaient, il se joignit à eux et prétendit à son retour
avoir fait tout le pèlerinage. Une des charges qui étaient souvent retenues
contre les zindiqs, et donc contre Bashshar b. Burd, c'était leur critique systématique
du dogme de la nature miraculeuse du Coran inimitable. Nul
homme, de l'avis des orthodoxes, n'était capable d'atteindre la perfection du
Coran. Goldziher nous livre un exemple de leur impertinence :
On rapporte qu'à Basra, un groupe de libres penseurs, musulmans et
non-musulmans, tous hérétiques, avait l'habitude de se réunir et que Bashshar
b. Burd ne manquait pas de commenter en ces mots les poèmes qui
lui étaient soumis par l'assemblée : ton poème surpasse tel ou tel verset du
Coran et ce vers est également meilleur que telle ligne du Coran, etc. En
fait, Bashshar était en train de louer un de ses propres poèmes quand il
l'entendit récité par une chanteuse de Bagdad qui le trouvait elle-même
meilleur que la sourate al-Hasher1. On critiquait le style littéraire du Coran
et en particulier les métaphores. Al Mubarrad parle d'un hérétique qui ridiculise
la parabole de la sourate XXXVII.63 dans laquelle les fruits de l'arbre
Zakkem qui pousse en enfer sont compares à des têtes de diables. Le critique
dit : il compare le visible avec l'inconnu. Nous n'avons jamais vu des têtes
de diables; quelle sorte de comparaison est-ce donc?
Certains vers de Bashshar laissent penser qu'il aurait renié la Résurrection
et le Jugement Dernier. Il se peut qu'il ait cru en la métempsycose.
Dans des vers célèbres, Bashshar prend la défense d'Iblis (le démon), qui
fut créé du feu et qui refusa de se prosterner devant Adam, qui était lui seulement
constitué d'argile ordinaire. Dans un autre de ses poèmes, il invite
le prophète Muhammad a se joindre à lui pour attaquer Dieu. Il aurait
adhéré à certaines croyances manichéennes teintées de mazdéisme. Mais,
pour Blachère, en plus de ces croyances, il semblerait qu'un scepticisme
intense mêlé de fatalisme ait toujours poussé Bashshar au pessimisme et à
l'hédonisme. Par prudence, il fut toutefois obligé de rendre hommage à
l'orthodoxie. Vadja fait sienne la conclusion de Blachère et ajoute que la vie
1. Al Hasher : sourate LIX.
310 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
dissolue d'Ibn Burd était totalement en contradiction avec son adhésion au
manichéisme qui prône notoirement l'ascétisme.
Salih B. AbdAl-Quddus (exécuté en 783)
Salih fut convaincu de manichéisme et exécuté en 783. Ce que l'on a
conservé de sa poésie est toutefois irréprochable et ne contient rien d'hérétique.
Salih, aux dires de Nicholson, aimait formuler des hypothèses et il
fut probablement victime des préjugés musulmans qui associent un esprit
philosophique à un athéisme avéré.
Hammad Ajrad (exécuté)
Hammad Ajrad appartenait au cercle des libres penseurs de Basra. Leurs
réunions, auxquelles nous avons déjà fait mention, étaient fréquentées par
des poètes peu orthodoxes comme Bashshar, Salih b. Abd al Quddus, Ibn
Sinan de Harran, Ibn Nazir et al Hammad. Hammad fut accusé de ne pas
prier d'une manière orthodoxe, de préférer sa propre poésie aux vers du
Coran, de professer des hérésies dualistes et de composer des vers que les
zindiqs récitaient dans leurs liturgies. Il fut condamné à mort par le gouverneur
de Basra.
Aban B. Abd Al Humayd B. Lahiq Al Raqqasi
Aban appartenait lui aussi au même cercle des libres penseurs de Basra
et il apparaît dans une satire d'Abu Nuwas, en partie comme un dualiste
manichéen, niais aussi comme un rationaliste :
Un jour, j'étais assis avec Aban (maudit soit-il!) quand l'heure de la première
prière vint. Comme il se doit, l'appel à la prière fut lancé correctement
et d'une voix intelligible par le muezzin. Nous répétâmes tous l'appel dans
son intégralité. Aban dit ensuite : « Comment peux-tu témoigner de ça (la
formule du credo musulman) sans en avoir la preuve? Aussi longtemps que
je vivrai, je n'attesterai rien que je n'ai vu de mes propres yeux. » Ensuite je
dis : « Gloire à Dieu; »; il répondit : « Gloire aux esprits de nos ancêtres. »
Je continuai : « Jésus était un apôtre », il ajouta : « de Satan. » Je poursuivis :
« Moïse fut l'interlocuteur du Miséricordieux. » Il répondit : « Alors ton
Dieu doit avoir une langue et des yeux. Et qui L'a créé? S'est-Il créé Luimême?
» Alors je m'abstins de toute parole devant ce blasphémateur invétéré.
Il est difficile de savoir quelles étaient les convictions religieuses d'Aban,
car on ne peut guère prendre la satire d'Abu Nuwas pour argent comptant.
Quoiqu'il en soit, Aban a rendu service à la postérité en traduisant de nombreuses
oeuvres perses et hindoues.
HÉRÉTIQUES ET HÉTÉRODOXIE 311
Autres libres penseurs de Basra
Dans les textes qui font référence à ce groupe, certains noms reviennent
fréquemment, mais malheureusement nous n'avons souvent aucun détail
sur leur vie ou sur leur oeuvre. Tout au plus apprend-on que Qays b. Zubayr
était un athée notoire, qu'ai Baqili reniait la résurrection, qu'Ibrahim b.
Sayyaba était un zindiq et qu'il proclamait que la pédérastie était la première
loi de zandaqa, et ainsi de suite.
Nous n'en savons guère plus au sujet de Muti b. Iyas qui, de toute évidence,
était un zindiq. Ce que nous connaissons de sa vie révèle une tournure
d'esprit plutôt sceptique et peu d'intérêt réel pour la religion.
Il commença sa carrière sous les Omeyyades et se dévoua au calife Walid
qui, en retour, l'estimait comme un véritable ami, le meilleur et le plus
agréable des compagnons, un homme accompli, un débauché fini, un esprit
vif, un effronté dont la foi était suspecte. Quand les Abbassides s'emparèrent
du pouvoir, Muti se mit au service du calife Mansur. Nombreuses sont
les anecdotes sur la vie de débauche qu'il a menée en compagnie de zindiqs
ou de libres penseurs. Ses poèmes sur le vin et l'amour sont remarquables
pour leur légèreté et leur élégance.
Abu Atahiya
On raconte qu'Abu Atahiya, craignant d'être arrêté par le grand inquisiteur,
se fit passer pour un vendeur de coupe à eau et qu'il disparut dans la
foule. Malheureusement on ne dit pas pourquoi l'inquisiteur voulait l'interroger.
Quoi qu'il en soit, Abu Atahiya fut souvent accusé de zandaqa. Il
aurait secrètement adhéré au manichéisme mais rien dans sa poésie ne
pourrait offenser le plus orthodoxe des musulmans. Goldziher croit voir
néanmoins une référence à Bouddha dans ces vers :
Si tu veux voir le meilleur de l'humanité.
Regarde un monarque habillé en mendiant.
Abu Atahiya croyait apparemment « que Dieu avait créé l'univers à partir
de deux éléments opposés qu'il avait d'abord tirés du néant. De plus, il
estimait que toute chose retournerait à l'état primitif de ces deux éléments
avant la destruction du monde. Le savoir, pensait-il, s'acquiert de façon
naturelle (sans la moindre révélation divine) par la réflexion, la déduction
et la recherche. »
Il n'est pas certain que cette théorie soit une hérésie, mais Nicholson
pense qu'Atahiya pourrait être tombé en disgrâce pour avoir été plus philosophe
que religieux dans sa poésie, et « ceci était suffisant pour paraître
hérétique et athée aux yeux des théologiens dévots qui jetaient un regard
suspicieux sur tout enseignement moral, aussi pur fût-il, qui n'avait pas été
formé dans le moule dogmatique ».
312 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
Il eut le tort de prétendre que ses vers étaient supérieurs au Coran et il
fut faussement accusé de ne pas croire en la résurrection.
Malgré tout, ses poèmes font une large place aux croyances musulmanes.
Ce qui transparaît finalement, c'est une « profonde mélancolie, un pessimisme
désespéré » et la vanité des plaisirs matériels.
Abu Isa Muhammad B. Harun Warrak, ou Al Warraq
Al Warraq fut accusé de zandaqa, mais nous retiendrons surtout, entre
autres choses, qu'il fut le précepteur du Grand Infidèle lui-même, Al
Rawandi. Aucune de ses oeuvres littéraires n'a été conservée et nous éprouvons
une frustration à la lecture alléchante de quelques citations faites par
d'autres érudits arabes. Al Warraq fut d'abord un théologien mutazilite,
mais il fut excommunié pour avoir professé des opinions déviantes, et c'est
par diverses réfutations qu'une partie de son oeuvre nous est connue.
Il écrivit une remarquable histoire des religions dans laquelle il laisse
libre cours à l'objectivité et au scepticisme. Son étude critique de trois branches
du christianisme (nestorianisme, monophysisme et arianisme), totalement
indépendante d'une quelconque question de révélation, témoigne de
sa neutralité et de son rationalisme.
Il est difficile de dire jusqu'à quel point il avait de la sympathie pour les
chiites et les manichéens. Il semble avoir cru comme eux à l'éternité du
Monde. Massignon le résume avec justesse comme étant un penseur et un
sceptique indépendant, plutôt que quelqu'un qui croit en n'importe quel
système de pensée. Victime de la persécution des Abbassides, AI Warraq
mourut en exil à Ahwaz en 909.
Abu Tamman (mort en 846)
Abu Tamman est né près de Damas entre 796 et 804. Il est célèbre
comme poète et comme anthologiste. Il eut beaucoup de succès à la cour du
calife al Mutasim, où il écrivit de nombreux panégyriques. Mais Margoliouth
signale que « l'on racontait plusieurs anecdotes à propos de ses voyages
en province. Alors qu'il séjournait chez Ibn Radja à Fars, son hôte
s'aperçut qu'il négligeait les observances religieuses et quand on le questionna
à ce sujet, Abu Tammam exprima ses doutes sur leur utilité, une confession
qui faillit le condamner à mort. » Malheureusement, nul scepticisme
religieux n'apparaît dans sa poésie.
Al Mutannabi (915-965)
Al Mutannabi est considéré comme le plus grand des poètes de la langue
arabe. Né à Kufa et éduqué à Damas, al Mutannabi s'inspira de la poésie
d'Abu Tammam et entreprit consciencieusement de se faire un nom.
D'après Blachère, al Mutannabbi fut influencé dans son éducation reliHÉRÉTIQUES
ET HÉTÉRODOXIE 313
gieuse et philosophique par un certain Abu'l Fadl de Kufa qui était un parfait
agnostique et un de ses premiers mécènes. Al Mutannabi rejeta tout
dogme religieux qu'il considérait comme instrument d'oppression de
l'esprit. Ensuite, il adhéra à la philosophie stoïcienne et au pessimisme. Le
monde est fait d'attraits que la mort détruit. « Seuls la stupidité et le mal
triomphent ici-bas. »
Ne pouvant atteindre la renommée dont il rêvait et qu'il croyait mériter,
al Mutannabi se résigna à l'obtenir par la violence. Il commença par propager
des idées révolutionnaires, puis mena une rébellion d'un caractère politico-
religieux, prétendant être un prophète détenteur d'un nouveau Coran
(d'où son nom : Mutannabi, celui qui prétend être un prophète). Il fut
vaincu, capturé et emprisonné à Homs pendant deux ans. Il eut énormément
de chance de ne pas être mis à mort, car se prétendre prophète est une
hérésie très grave et, de même, prétendre détenir un nouveau Coran va à
l'encontre de toute croyance orthodoxe.
Après sa libération, al Mutannabi trouva un mécène à la cour de Saif al-
Daula à Alep. Pendant neuf ans, il chanta les louanges de ce prince et les
odes qu'il a composées sont considérées comme les plus grands chefsd'oeuvre
de la littérature arabe.
Après s'être querellé avec Saif al Daula, il fut obligé de fuir Alep pour se
réfugier en Egypte où il reçut la protection du gouverneur Kafur. Il se disputa
avec ce dernier et dut encore une fois s'enfuir. Finalement, il fut tué
par des bandits alors qu'il retournait à Bagdad.
Al Mutanabbi composa de nombreuses odes à la gloire de ses mécènes.
Certaines ne sont que des éloges ampoulés, mais d'autres sont sublimes.
Sous chacune d'entre elles, nous pouvons discerner un scepticisme et une
certaine désillusion face à un monde pris dans les chaînes de l'ignorance, de
la stupidité et de la superstition, et dont seule la mort nous libérera. Mais
comme Margoliouth le fait remarquer, pour beaucoup de musulmans, les
odes d'al Mutanabbi sont « défigurées par des paroles qui expriment un
mépris des prophètes et de la religion révélée ». Pour les musulmans, ses
vers les plus offensants sont ceux dans lesquels il dit à son mécène Alid :
« Le plus grand miracle de l'homme de Tihamah (Muhammad) est d'être
ton père. » Dans un autre poème, il dit que si l'épée de son mécène « avait
frappé la tête de Lazare sur un champ de bataille, Jésus aurait été incapable
de lui rendre la vie et que si la Mer Rouge avait été comme sa main, Moïse
n'aurait jamais pu la traverser ».
Aby Hayyan Al Tauhidi (mort vers 1023)
Selon la tradition littéraire, les écrivains al Rawandi, al Maari et al Tauhidi
furent les trois plus grand zindiqs de l'islam. D'après Margoliouth,
l'oeuvre d'al Tauhidi est considérée comme la plus permissive des trois.
Tandis que les deux premiers proclamaient ouvertement leur incroyance, al
Tauhidi n'exprimait la sienne que par insinuations. Toutefois, celles parmi
314 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
ses oeuvres qui existent encore ne semblent pas particulièrement hérétiques.
Dans son Kitab al Itma, nous trouvons un pessimisme qui n'est pas sans rappeler
celui d'al Mutanabbi, mais rien qui n'aille ouvertement contre l'orthodoxie.
Il est possible que ses connaissances et l'intérêt qu'il portait à la
science et à la philosophie grecques l'aient rendu suspect aux yeux des
orthodoxes. Une telle passion ne pouvait conduire qu'à l'athéisme.
Ibn Al Rawandi (Al Rewendi) (né entre 820 et 830)
Al Rawandi fut tout d'abord un mutazilite, mais il fut expulsé de cette
communauté pour hérésie. Il écrivit alors toute une série d'attaques féroces
contre les mutazilites et c'est grâce à la réfutation de sa critique par al
Khayyat que nous connaissons partiellement l'ouvrage d'al Rawandi contre
ses anciens coreligionnaires, Fadihat al Muatazila, ou l'Ignominie des Mutazilites.
Al Rawandi ne craignait pas d'aborder des sujets qui sont considérés
comme tabous ou dangereux et il fut publiquement accusé par les mutazilites
d'être un infidèle et un zindiq, au sens étroit du terme, en tant qu'individu
qui croit au dualisme, et au sens large comme libre penseur. Il dut
quitter Bagdad à cause de la persécution du gouvernement. Dans sa critique
contre ses anciens amis, al Rawandi montra leurs contradictions et put inférer
des hérésies de leurs principes.
Comme Nyberg l'a montré, al Rawandi fut condamné et banni par les
mutazilites pour ses tendances aristotéliciennes qui détruisaient le dogme
central de la création ex nihilo. Nous savons encore qu'ai Rawandi écrivit
un livre sur l'éternité du monde, mais ce texte ne nous est pas parvenu.
Il n'est pas anodin que ce soit souvent des philosophes et des érudits qui
aient pris sa défense. Al Haitham, par exemple, démontra que les réfutations
des thèses d'al Rawandi n'avaient aucune valeur.
Al Rawandi enseigna le dualisme et se tourna pendant un certain temps
vers un chiisme modéré. Il rompit finalement toute relation avec la communauté
musulmane et ne fut plus qu'un athée.
Les mutazilites l'ont aussi accusé d'avoir attaqué le Prophète, le Coran,
la Tradition et les révélations en général, c'est-à-dire toute la charia, dans
des oeuvres comme le Kitab al damigh, Kitab al Farid, et Kitab al Zumurrudh.
Mais comme Nyberg et d'autres l'ont montré, al Rawandi ne faisait
que tirer les conclusions logiques des principes professés par les mutazilites
eux-mêmes.
L'incroyance, littéralement la déviation de la vérité, d'Ibn al Rawandi
pouvait être, en effet, présentée comme l'aboutissement logique de l'effort
mutazilite pour faire une place à la raison humaine dans l'acceptation de la
révélation (...) car ils s'étaient ainsi confiés à un guide exigeant, qu'on ne
peut facilement congédier en cours de route.
Les extraits que nous possédons du Kitab al Zumurrudh permettent de
comprendre pourquoi al Rawandi était considéré comme un hérétique radiHÉRÉTIQUES
ET HÉTÉRODOXIE 315
cal et dangereux. Ils contiennent une critique féroce des prophéties en général
et de celles de Muhammad en particulier. Al Rawandi affirme que la
raison est supérieure à la révélation. Ou bien les révélations des soi-disant
prophètes s'accordent avec la raison, auquel cas les prophètes sont inutiles
puisque l'homme ordinaire peut parvenir aux mêmes conclusions par sa
seule raison, ou bien elles ne s'accordent pas, auquel cas on doit les rejeter.
De son avis, tous les dogmes religieux sont contraires à la raison et doivent
être ignorés. « Les miracles qui sont attribués aux prophètes, des individus
que l'on peut raisonnablement comparer à des magiciens ou à des sorciers,
sont de pures inventions. » (Cette thèse n'est pas sans rappeler celle de Morton
White, pour qui Jésus était un magicien.) En ce qui concerne le Coran,
loin d'être un miracle et d'être inimitable, c'est une oeuvre littéraire de qualité
inférieure, car il n'est ni clair, ni compréhensible, ne possède aucune
valeur pratique et n'est certainement pas un livre révélé. En outre, son prétendu
aspect miraculeux « est difficilement acceptable, comme preuve probante,
surtout pour des étrangers qui ne comprennent pas l'arabe ».
Pour al Rawandi, tout rite est futile et n'importe quel savoir acquis par
les soi-disant prophètes peut être expliqué, sans avoir besoin d'attribuer son
origine à une révélation surnaturelle. Selon au moins un spécialiste, al
Rawandi rejeta la possibilité même « d'une réponse rationnelle satisfaisante
à la question de l'existence de Dieu et de la rationalité de ses voies ».
Les autres conceptions d'al Rawandi semblent comporter l'éternité du
monde, la supériorité du dualisme sur le monothéisme et la vanité de la
sagesse divine.
Al Ma'arri, dans son Risalutu'l Ghufran, attribue à al Rawandi les lignes
suivantes qui sont adressées à Dieu :
Tu donnes à l'homme les moyens de vivre comme le ferait un vieux pingre.
Un homme eût-il fait un tel partage, nous lui aurions dit : tu nous as
escroqués. Que cela vous serve de leçon. Assurément, s'exclama al Maari
avec horreur, si ces deux distiques étaient mis debout, ils dépasseraient par
leur blasphème les pyramides d'Egypte.
CHAPITRE XI
LES SCIENCES ET LA PHILOSOPHIE
GRECQUES ET LEURS INFLUENCES
SUR L'ISLAM
F. R. Rosenthal1 a montré que le processus d'assimilation de l'héritage
culturel de l'antiquité grecque qui eut lieu entre le V I I I e et le X e siècle peut
ajuste titre être considéré comme la renaissance de l'islam. On peut difficilement
imaginer comment l'islam aurait pu se développer sans cet héritage
hellénistique.
Le savoir scientifique auquel nous taisons allusion quand nous parlons
de la grandeur de la civilisation islamique, dépend entièrement dans ses
principes les plus élémentaires d'études et de recherches scientifiques effectuées
dans l'antiquité classique. Plus encore, la vie intellectuelle de l'islam,
dans son expression la plus intime, s'incline devant l'esprit grec. (...) Toutefois,
dans l'islam comme dans toute civilisation, ce qui est réellement
important, ce ne sont pas les éléments individuels, mais la synthèse qui en
fait un organisme à part entière. (...) Il est hors de doute que la civilisation
islamique, telle que nous la connaissons, n'aurait tout simplement pas existé
sans l'héritage grec.
LA PHILOSOPHIE ISLAMIQUE
Pour nombre de spécialistes occidentaux et, ce qui est encore plus
important, pour beaucoup de musulmans, l'existence d'une philosophie
islamique est en soi une contradiction. « L'islam sunnite strictement orthodoxe
n'a jamais été favorable à la pensée philosophique. » Les traditionalistes
ont toujours été hostiles à la philosophie, cette science étrangère, qui
mène à l'hérésie, au doute et à l'incroyance. En cela, les craintes des traditionalistes
étaient parfaitement fondées car, dans l'ensemble, les philosophes
ont développé des théories fort peu orthodoxes. Ceux « qui étaient
hostiles au sunnisme naissant, s'en remirent entièrement à la raison telle
1. Rosenthal, pp. 13-14.
LES SCIENCES ET LA PHILOSOPHIE GRECQUES 317
2. Arnaldez (2), in EI2.
qu'elle était définie par la philosophie grecque et se contentèrent de rendre
un hommage servile à l'islam ».
Ainsi, l'histoire de la philosophie islamique est, en partie, l'histoire d'une
tension entre raison et révélation.
TRADUCTIONS
Bien que la traduction d'ouvrages scientifiques et philosophiques ait
probablement commencé sous les Omeyyades, c'est le calife abbasside al
Mamun (règne 813-833) qui a encouragé et financé leur traduction systématique.
Al Mamun a même fondé un centre de recherche et de traduction,
la Maison de la Sagesse.
L'utilité première des traductions était avant tout de combler des lacunes
en matière d'astronomie et de médecine. Plus tard, le prestige, mais aussi
une véritable curiosité intellectuelle, joueraient une part non négligeable
dans cette activité fiévreuse. Toutefois, bien avant que les traducteurs d'al
Mamun ne se missent à l'oeuvre, les musulmans avaient déjà compris combien
la philosophie et la logique étaient utiles aux polémistes et aux apologistes.
Les traducteurs étaient principalement des chrétiens, et le célèbre libre
penseur païen Thabit b. Qurra, dont les vues libérales lui valurent nombre
de conflits avec sa communauté d'Harran, fit figure d'exception. Mathématicien,
physicien et philosophe, Thabit b. Qurra fut un personnage important
de cette renaissance.
Aristote et ses commentateurs, Themistios, Simplicius, Platon (en particulier
dans Timée, La République et Les Lois) et les néo-platoniciens tels
que Proclus, Porphyre, les présocratiques Galien, Hippocrate, Archimède,
Euclide et Ptolémée, sont quelques-uns des grands philosophes qui furent
traduits.
PREMIÈRE PÉRIODE DE LA PHILOSOPHIE ISLAMIQUE :
AL KINDI, AL FARABI, IBN SINA (AVICENNE)
La première période de la philosophie islamique s'étend du IXe au X I e
siècle. Al Kindi, al Farabi et Ibn Sina (Avicenne) en sont les figures les plus
marquantes. Ils constituent, comme le dit Arnaldez, « une synthèse de
métaphysique néoplatonicienne, de sciences naturelles et de mysticisme :
Plotin enrichi par Galien et Proclus. »2
Al Kindi était totalement convaincu que les révélations du Coran et les
découvertes de la philosophie grecque étaient fondamentalement compatibles,
et il n'eut de cesse de réconcilier les deux. Il a activement défendu les
318 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
dogmes fondamentaux de l'islam et pour cette raison, il ne nous intéresse
guère, puisque nous consacrons ce chapitre aux écrivains et aux penseurs qui
ont précisément remis en cause ces mêmes dogmes : les rationalistes, les
hérétiques, les agnostiques, les athées et les libres penseurs. Toutefois, on
ne peut l'ignorer car il a enseigné aux musulmans les sciences des Grecs,
introduit des idées néoplatoniciennes dans l'islam et défendu la raison en
général.
AI Sarakhsi (exécuté en 899)
L'esprit philosophique implique la remise en question systématique des
dogmes de la foi. Cette attitude a quelques fois valu à al-Tayyib al Sarakhsi,
un des élèves d'al Kindi, de sérieux embêtements. Il s'était intéressé à la philosophie
grecque et avait été le tuteur du calife al Mutadid. Il encourut les
foudres du calife pour avoir ouvertement débattu d'idées plutôt hérétiques,
de telle sorte que le calife fut obligé d'ordonner son exécution. D'après al
Biruni, al Sarakhsi rédigea de nombreux ouvrages dans lesquels il traitait les
prophètes de charlatans. Ce sont les mutazilites, avec lesquels il avait sympathisé,
qui avaient motivé son scepticisme religieux et ses interrogations
philosophiques.
Al Farabi (870-950)
C'est avec al Farabi que nous rencontrons véritablement des théories
incompatibles avec l'islam. Arberry3 remarque que « la conception de la vie
(chez al Farabi) ne laisse aucune place à la résurrection des corps ». Mais al
Farabi est loin d'être consistant sur ce sujet et Pines suppose que ses contradictions
sont le fait de sa prudence, « mais cela n'est pas certain, bien
qu'ai Farabi fût certainement conscient de la nécessité d'être prudent. En
fait, ses propos abstrus, qui ressemblent parfois au style de Spinoza, servent
vraisemblablement à déguiser ses intentions et le contenu de ses réflexions,
qui ont dû paraître inacceptables même à la plus tolérante des orthodoxies
religieuses et politiques. »
Al Farabi, s'inspirant d'Aristote, n'admet que l'immortalité de la partie
purement intellectuelle de l'âme. Seules trouveront le bonheur les âmes vertueuses
qui auront atteint un certain degré de perfection intellectuelle. Ces
âmes perdent leur individualité après la mort et deviennent une part de
l'intelligence active du royaume des deux. Les autres âmes effectueront un
cycle de renaissances ou périront avec le corps.
Chez al Farabi, la conception de l'intelligence active découle des ultimes
spéculations néo-platoniciennes et pose de sérieux problèmes aux partisans
d'un strict monothéisme. Al Farabi conçoit l'intelligence active « comme
une entité métaphysique séparée, une sorte d'intermédiaire entre le monde
3. Arberry (l), p. 42.
LES SCIENCES ET LA PHILOSOPHIE GRECQUES 319
spirituel situé au-delà de la Lune et l'esprit humain, par lequel l'intelligence
humaine est liée au divin. » En défendant la raison et en subordonnant la
prophétie à la philosophie, al Farabi s'est rendu suspect aux yeux des orthodoxes.
Pour lui, seule la perfection du raisonnement peut conduire l'humain
au bonheur. « Comme l'esprit de Dieu régit l'univers, de même la raison
doit contrôler et gouverner la vie de l'homme. Il ne peut y avoir de faculté
humaine supérieure à la raison. »4 A la différence d'al Kindi, al Farabi ne se
contenta pas de reléguer la philosophie au rôle secondaire d'auxiliaire de la
théologie. Quand un conflit apparaît dans son système philosophique, c'est
la raison qui est l'arbitre ultime, et non la révélation. « Si les conditions s'y
prêtaient, le monde pourrait ne former qu'une seule nation. Dans le cas contraire,
plusieurs religions devraient exister côte à côte et, si cela n'était pas
possible, l'islam devrait finalement être refaçonné pour satisfaire aux impératifs
de la philosophie, qui est elle-même la chose la plus parfaite dont
l'homme soit capable. »5
Ibn Sina (980-1037)
Ibn Sina (Avicenne), influencé par al Farabi, essaya de réconcilier la philosophie
et la religion au moyen d'interprétations allégoriques. Les orthodoxes
n'approuvent certainement pas sa conception de la vie éternelle.
Avicenne nie autant la résurrection des corps (quid des hommes mangés par
les cannibales?) que celle des corps et des âmes ensemble. La personnalité
d'un homme réside dans son âme, non dans son corps, et c'est par l'âme que
l'individu survit à la mort. A. J. Arberry est convaincu que toute l'histoire
de l'islam aurait été différente si la doctrine d'Avicenne, un mélange d'aristotélisme
et de néo-platonisme, s'était imposée. « Il est possible que la philosophie
grecque aurait continué son oeuvre réformatrice, et l'islam n'aurait
jamais connu l'obscurantisme. »6
Les théologiens orthodoxes n'ont pas accepté les dangereuses allégories
d'Avicenne. Ils n'ont guère plus été rassurés quand les philosophes ont évoqué
la nécessité d'avoir une vérité pour les masses et une autre pour l'élite
intellectuelle. Ils voyaient très bien où ce genre de double langage pouvait
mener. En conséquence, la seule issue possible était de retourner à la vérité
du Coran.
Al Ghazali et l'incohérence des philosophes
Al Ghazali est souvent considéré comme le plus grand musulman après
Muhammad. Son importance historique ne sera jamais surestimée. Il a eu
le mérite de donner à la théologie islamique une assise philosophique et de
4. Walzer, p. 209.
5. Walzer, p. 18.
6. Arberry (1), p. 56.
320 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
ramener le soufisme dans le giron de l'orthodoxie. Il était particulièrement
influencé par la logique aristotélicienne, et il était capable de défendre les
principaux dogmes sunnites en s'appuyant sur la logique et des arguments
néo-platoniciens.
Mais, comme le dit Arnaldez7, al Ghazali est aussi considéré comme un
réactionnaire qui mit fin à l'histoire d'amour entre l'islam et le rationalisme
de la philosophie grecque et qui « fit d'une théologie esclave du dogme
l'ultime référence ». Son Incohérence des Philosophes attaque ceux dont les
doctrines sont incompatibles avec l'islam. Il n'est toutefois pas seul responsable
de l'abandon de la philosophie dans l'islam. Elle était déjà en déclin
en Orient pour d'autres raisons quand il rédigea son traité en 1095, alors
que la tradition de la philosophie grecque s'est perpétuée dans l'islam occidental
jusqu'au X I I I e siècle. Néanmoins, Arberry a raison lorsqu'il juge que
la condamnation des spéculations philosophiques d'al Ghazali représente
un tournant dans l'histoire intellectuelle de l'islam. Arberry remarque avec
justesse que « la bataille était finie en Orient. Dès lors, l'avenir appartenait
à la révélation ».
Contre les philosophes, al Ghazali écrivait : « La source de leur infidélité
réside dans l'intérêt qu'ils portent à des noms terribles comme Socrate et
Hippocrate, Platon et Aristote. » Les disciples de ce dernier se complaisent
à « raconter comment, avec toute la gravité de leur intellect et l'exubérance
de leur érudition, ils renient la foi et les lois sacrées et rejettent les détails
de la religion, croyant que ce sont des ordonnances fabriquées et
frauduleuses ». Al Ghazali juge que les arguments des philosophes sont
hérétiques sur dix-sept points et infidèles sur trois autres. Il n'hésite pas à
réclamer la peine de mort contre quiconque exprime des opinions inspirées
par ces philosophes : « Ils doivent impérativement être condamnes comme
infidèles sur trois chefs. Tout d'abord, sur la question de l'éternité du
monde, pour avoir affirmé que toute substance est éternelle (les philosophes
nient la création ex nihilo). Ensuite, pour avoir déclaré que Dieu, dans Sa
connaissance, n'englobe pas les petits détails de la vie quotidienne. Enfin,
pour avoir nié la résurrection des corps. »
Le prestige d'al Ghazali était tel que nul n'osa le critiquer. Mais même
al Ghazali n'est pas au-dessus de la critique : je crois que d'un point de vue
historique, ses contributions positives ne rachètent pas son influence négative.
Il a ramené les musulmans à une foi aveugle et à une interprétation
littérale du Coran. Toutes les avancées rationalistes des mutazilites furent
jetées au rebut, et les musulmans durent plier genou en signe de soumission
totale et abjecte à la révélation. Tous les passages du Coran grossièrement
anthropomorphes et toutes les descriptions du paradis, avec ses houris
voluptueuses, et de l'enfer, avec son imagerie pathologique de tourments,
7. Arnaldez (2), in EI2.
LES SCIENCES ET LA PHILOSOPHIE GRECQUES 321
devaient être acceptés comme vrais. Pire, al Ghazali réintroduisit la peur
dans l'islam en insistant sur la colère de Dieu et les punitions de l'enfer.
Bien qu'il pensât que les mathématiques, la logique et la physique étaient
d'une certaine manière neutres, il craignait que leurs méthodes ne fussent
imprudemment généralisées et ne dépassassent leurs propres limites. En
conséquence, il était opposé à la curiosité intellectuelle. Dans la section 7,
chapitre II de son Ihya ulum al-din, il nous dit que certaines sciences naturelles
sont contraires aux lois de la religion et, dans le chapitre III, il
demande que l'on s'abstienne de penser librement et que l'on accepte les
conclusions des prophètes.
La métaphysique des Grecs est source « d'innovations et d'impiétés car,
dans ce domaine, le raisonnement logique n'est pas infailliblement
appliqué ». Encore et toujours, al Ghazali rabâche que la raison seule ne
peut atteindre la vérité et que seule la révélation donne une certitude. Il est
paradoxal qu'au nom de la révélation, al Ghazali ait utilisé la raison et toutes
les méthodes de la philosophies pour attaquer les spéculations des philosophes
et leurs réflexions sans contrainte. Finalement, on se demande si l'on
doit applaudir sa tolérance pour n'avoir pas accusé d'infidélité ceux qui ont
tenu certaines propositions hérétiques (dix-sept en tout), ou si l'on doit condamner
son intolérance quand il réclame « l'exécution de tout homme qui
a déclaré publiquement que le corps ne partage pas l'immortalité de l'âme »?
Abu Bakr Muhammad B. Zakariya al Razi (865-925)
Al Razi fut peut-être le plus grand libre penseur de tout l'islam, le Rhazes
de l'Europe médiévale (ou le Razis de Chaucer). Son prestige et son
autorité sont restés sans rival jusqu'au X V I I e siècle. Meyerhof l'appelle aussi
« le plus grand physicien de l'islam et l'un des plus grands physiciens de tous
les temps », tandis que pour Gabrieli, il demeure les plus grand rationaliste
agnostique du Moyen Age, aussi bien en Europe qu'en Orient. Al Razi est
né à Ray, près de Téhéran. Il y étudia les mathématiques, la philosophie,
l'astronomie, la littérature et peut-être l'alchimie. Il est possible qu'al Razi
ait profité de l'enseignement d'un personnage mal connu, Eranshahri, qui,
selon al Biruni, « ne croyait en aucune des religions qui existaient alors, mais
était le seul adepte de la religion qu'il s'était inventé et qu'il avait essayé de
répandre ».8 Eranshahri a donc très bien pu influencer le même rejet de
toute religion chez al Razi, ainsi que nous allons le voir. A Bagdad, al Razi
étudia la médecine. Bagdad était alors un grand centre d'études et al Razi
put fréquenter des bibliothèques et des hôpitaux très bien équipés, dont un
qu'il dirigerait par la suite.
On crédite al Razi d'au moins deux cents ouvrages qui, à l'exception des
mathématiques, couvrent une grande variété de sujets. Sa grande oeuvre est
8. Alberuni, p. 627.
322 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
une énorme encyclopédie, al Hawi, sur laquelle il a travaillé pendant quinze
ans. Elle fut traduite en latin en 1279. La lecture des registres sur lesquels
il notait minutieusement les progrès de ses patients, leur maladie et les
résultats de leurs traitements montre qu'ar Razi était un empiriste consciencieux,
pas du tout dogmatique. Son ouvrage sur les maladies contagieuses,
entre autres la variole et la rubéole, est probablement le premier du genre.
Il est basé sur ses propres observations et ne néglige aucun symptôme :
pouls, respiration, etc. Il écrivit sur de nombreux sujets médicaux : maladies
de la peau et des articulations, diètes, fièvres, poisons, etc.
Son approche de la chimie est empirique. Ayant horreur du charabia
ésotérique dont on entourait ce sujet, il se limitait au contraire à « la classification
des substances et des processus aussi bien qu'à l'exacte description
de ses expériences ». En cela, il fut peut-être le premier vrai chimiste par
opposition aux alchimistes. Son grand principe philosophique était que nul
n'est au-dessus de la critique. Dans tous les domaines auxquels il s'intéressait,
il remettait en question l'autorité reconnue et les idées reçues. Le respect
et la grande admiration qu'il éprouvait pour les grands maîtres de
l'antiquité, Socrate, Platon et Aristote, Hippocrate et Galien, n'altéraient
en rien sa lucidité :
Il n'hésite pas à modifier leurs conclusions philosophiques s'il pense en
savoir plus, ou à enrichir la somme des connaissances médicales de ce qu'il
a découvert par ses propres observations. Toutes les fois qu'il traite une
maladie particulière, il commence par résumer tout ce qu'il peut trouver
dans les documents grecs et indiens, (...) et dans les travaux de médecins
arabes antérieurs. Invariablement, il exprime ses propres opinions et son
jugement; jamais il n'adhère à une autorité comme telle.9
En véritable humaniste, al Razi a une foi illimitée en la raison humaine.
Dans La Physique de l'Esprit, il écrit :
Le Créateur (loué soit son nom) nous accorda et nous donna la raison
pour que nous puissions atteindre par elle tous les avantages qui résident
dans sa nature, dans ce inonde et dans le futur. C'est la plus grande bénédiction
de Dieu et il n'est rien d'autre qui la surpasse pour nous procurer
avantages et profits. Par la raison, nous sommes préférés à l'animal irrationnel.
(...) Par la raison, nous atteignons tout ce qui peut nous élever, adoucir
et embellir notre vie et, par elle, nous pouvons atteindre notre but et satisfaire
nos désirs. Car par la raison nous avons compris la fabrication et la
manoeuvre des navires, de telle sorte que nous avons atteint des terres éloignées.
Par elle, nous avons fait la médecine et ses nombreuses applications
pour le corps, ainsi que tous les autres arts qui nous profitent. (...) Par elle
nous connaissons la forme de la Terre et du ciel, les dimensions du Soleil,
de la Lune et d'autres étoiles, leur distance et leur mouvement.10
9. Walzer, p. 15.
10. Ar Razi, pp. 20-21.
LES SCIENCES ET LA PHILOSOPHIE GRECQUES 323
Ar Razi refuse le dogme islamique de la création ex nihilo. Le monde fut
créé à un moment précis, mais non pas du néant. Il croit en l'existence de
cinq principes fondamentaux : le créateur, l'âme, la matière, le temps et
l'espace. « L'âme ignorante désirait la matière. Dieu, pour soulager sa
misère, a créé le monde, l'unissant à la matière, mais II lui donna aussi
l'intelligence, pour lui enseigner qu'elle ne serait finalement délivrée de ses
souffrances qu'en mettant fin à son union avec la matière. Quand l'âme
l'aura compris, le monde disparaîtra. »11 Al Razi semble aussi contester le
dogme de l'unité de Dieu, « qui ne pourrait pas supporter d'être associé à
n'importe quelle âme éternelle, matière, espace ou temps. »
Dans La Physique de l'Esprit, Razi réussit à ne pas citer une seule fois ni
le Coran, ni les paroles du Prophète (alors que c'était l'habitude dans de tels
ouvrages), ni aucune doctrine de l'islam. Arberry décrit son attitude comme
un agnosticisme tolérant et un hédonisme intellectuel. « Bien que son affiliation
à la philosophie classique soit évidente, elle reflète de façon très
caractéristique les conceptions du gentleman perse cultivé. » 1 2 Il plaide pour
la modération, désapprouve l'ascétisme, recommande le contrôle de la passion
par la raison et, sous l'influence du Philebus de Platon, développe sa
théorie du plaisir et de la souffrance. « Le plaisir n'est pas quelque chose de
positif, mais simplement le résultat du retour à la normale des conditions
qui avaient causé la douleur. »
Sur la vie après la mort, il réservait son jugement. Comme Epicure, il
essayait d'apaiser sa peur de la mort par la raison. Son attitude vis-à-vis de
la mort est résumée dans un poème qu'il écrivit à un âge avancé :
En vérité je ne sais pas —
Et la vieillesse s'est déjà emparée de mon coeur
Et m'a soufflé que le jour approche où je devrai partir —
Je ne sais pas où j'errerai et où mon âme,
Après s'être libérée de ce corps inutile,
Résidera quand je serai mort.13
C'est comme une bouffée d'air pur après les certitudes dogmatiques d'al
Ghazali et ses images pathologiques des tourments de l'enfer.
A la différence d'al Kindi, Razi ne voit aucune possibilité de réconcilier
philosophie et religion. Ceci lui a valu d'être unanimement condamné pour
blasphème. Ibn Hazm, Nasir - i - Khusrau, al Kirmani et même al Biruni se
sont joints au choeur des reproches. Dans deux oeuvres hérétiques, dont
l'une semble avoir influencé les philosophes européens, De Tribus Impostoribus.
Al Razi laisse libre cours à son hostilité contre les religions révélées.
Le livre hérétique d'al Razi, Sur les Prophéties, a été perdu, mais on sait qu'il
11. Cambridge History of Islam, vol. 2B, p. 803.
12. In Introduction to al Razi, p. 10.
13. Cité clans Introduction to al Razi, p. 7.
324 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
14. Article Al Razi, in EI1; Gabrieli.
15. CHI, vol. 2B, p. 801.
y affirmait que la raison est supérieure à la révélation, et que le salut n'est
possible que par la philosophie.
Le second ouvrage hérétique d'al Razi est en partie connu au travers des
réfutations d'un auteur ismaélien. On comprendra toute son audace en examinant,
avec l'aide de Kraus14, Pines et Gabrieli, ses principales thèses.
Tous les hommes sont naturellement égaux et également doués d'une
raison qui ne doit pas disparaître au profit d'une foi aveugle. Par ailleurs, la
raison permet aux hommes de percevoir les vérités scientifiques de façon
immédiate. Les prophètes, ces boucs à longues barbes, ne peuvent pas prétendre
à une quelconque supériorité intellectuelle ou spirituelle. Ils prétendent
apporter un message de Dieu, se fatiguent à dégoiser leurs mensonges
et veulent imposer aux masses une obéissance aveugle aux « paroles du
maître ». Les miracles des prophètes sont des impostures, basées sur des
supercheries, et les histoires qu'on raconte à leur propos ne sont que des
mensonges. Leur duperie est évidente dans le fait qu'ils se contredisent tous,
l'un affirme ce que l'autre renie, et cependant tous prétendent être les seuls
dépositaires de la vérité. Ainsi le Nouveau Testament contredit la Torah et
le Coran abroge le Nouveau Testament. Quant au Coran, il n'est qu'un
ramassis de fables absurdes qui se contredisent et que l'on estime de façon
ridicule comme inimitable, alors que son style, sa langue et son éloquence
tant vantés sont en fait loin d'être parfaits. Les habitudes, la tradition et la
paresse intellectuelle poussent les hommes à suivre aveuglément leurs chefs
religieux. La religion a été la seule cause des guerres sanglantes qui ont
ravagé l'humanité. Les religions ont été résolument hostiles aux spéculations
philosophiques et à la recherche scientifique. Les soi-disant Ecritures
Saintes n'ont aucune valeur et ont fait plus de mal que de bien, alors que
« les traités des anciens tels que Platon, Aristote, Euclide et Hippocrate ont
rendu de plus grands services à l'humanité ».
Les personnes qui évoluent autour des chefs religieux sont des faibles
d'esprit, des femmes ou des adolescents. La religion étouffe la vérité et
entretient l'hostilité. Si un livre peut prouver par lui-même qu'il constitue
une démonstration de la vraie révélation, alors les traités de géométrie,
d'astronomie, de médecine et de logique peuvent y prétendre mieux encore
que le Coran, dont la seule beauté littéraire, niée par Razi, est, pour les
musulmans orthodoxes, la preuve de la vérité de la mission de Muhammad
1 5.
En matière de philosophie politique, al Razi croit que l'on peut vivre
dans une société policée sans être terrorisé par la loi religieuse ni subir la
répression des prophètes. Les préceptes de la loi coranique tels que la prohibition
du vin, ne le troublaient certainement pas. C'était, comme on l'a
déjà remarqué, à travers la philosophie et la raison humaine que la vie de
LES SCIENCES ET LA PHILOSOPHIE GRECQUES 325
l'homme pouvait être améliorée, mais non par la religion. Finalement, Razi
croyait au progrès scientifique et philosophique; les sciences progressaient
de génération en génération. On devrait garder un esprit ouvert et ne pas
rejeter les observations empiriques simplement parce qu'elles ne s'inscrivent
pas dans des systèmes déjà établis. Ses propres contributions à la science
seraient inéluctablement dépassées par un esprit encore plus puissant que le
sien. 11 ne lait aucun doute, au regard de ce qui précède, que sa critique de
la religion fut la plus violente de tout le Moyen Age, aussi bien en Europe
que dans l'Islam. Ses écrits hérétiques ne furent guère lus et n'ont pas été
conservés. Malgré cela, ils témoignent d'une culture et d'une société remarquablement
tolérante qui fait défaut, ailleurs et en d'autres temps.
LA SECONDE PÉRIODE DE LA PHILOSOPHIE ISLAMIQUE
Les plus grands philosophes de la seconde période se trouvent dans la
partie occidentale de l'Islam, nommément Ibn Bajja (Avempace), Ibn
Tufayl et Ibn Rushd (Averroès).
Ibn Bajja (mort en 1138)
Ibn Bajja était le moins religieux des trois. La philosophie n'était qu'un
moyen pour critiquer la morale et les tendances matérialistes de son temps.
Le philosophe doit s'isoler de la masse et se consacrer à la contemplation
purement intellectuelle de l'intelligible, en se fixant pour but ultime l'union
avec l'intellect. Bajja renie la résurrection des corps et la survie de l'âme. Seul
l'intellect survit. Mais l'intellect manque de qualités individuelles. Même s'il
n'a pas été jugé hérétique, sa philosophie ne sera pas d'un grand réconfort
au musulman moyen. Les ennemis d'Ibn Bajja le qualifièrent d'athée qui a
rejeté le Coran et tous les dogmes musulmans. Ibn Bajja a probablement
été empoisonné par ses ennemis.
Ibn Tufayl (mort en 1185)
Ibn Tufayl est renommé pour son fameux conte Hayy ibn Yaqzan. A la
manière de Robinson, le héros éponyme de cette fable grandit seul sur une
île déserte, acquiert progressivement des facultés de survie et finalement
atteint le savoir philosophique sans aucune aide extérieure et par la seule
raison. Puis un certain Asal débarque d'une île voisine. Asal, qui a été élevé
dans la religion traditionnelle, est séduit par l'interprétation ésotérique et
allégorique des écritures et souhaite désormais se vouer à la contemplation
de Dieu dans la solitude. Après avoir discuté de leurs positions philosophiques
respectives, ils réalisent que leurs religions sont identiques. Hayy part
sur l'île habitée où les gens suivent la religion traditionnelle. Sans grand succès,
il essaye de leur enseigner sa religion philosophique. Il comprend fina326
POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
lement qu'il n'est pas donné à tout le monde de pouvoir la comprendre. En
fait, les habitants de l'île ne sont guère meilleurs que des animaux.
Ibn Tufayl défendait clairement l'indépendance de la philosophie, Hayy
représentait la philosophie pure et Asal la philosophie théologique. Tout en
désirant ostensiblement l'harmonie de la religion et de la philosophie, Ibn
Tufayl montre que les vérités religieuses et philosophiques n'ont pas la
même valeur. Pour Hayy (et Ibn Tufayl), seule la vérité philosophique que
l'on atteint par la raison pure est digne d'intérêt, mais elle est réservée à
quelques privilégiés. La vérité religieuse n'est bonne que pour les masses qui
ne réfléchissent pas et dont la liberté d'action doit être restreinte par l'obéissance
aux prescriptions religieuses et à la tradition, ce qui n'est guère flatteur
pour le musulman ordinaire.
Averroès (1126-1198)
Abu al Walid Muhammad b. Ahmad ibn Rushd, dit Averroès, est issu
d'une famille de juristes. Il fit lui-même des études de droit et occupa un
poste de juge à Séville et à Cordoue. Il apprit également la médecine et la
philosophie, et il est considéré comme l'un des plus grands commentateurs
d'Aristote. Ses conceptions philosophiques sont le sujet de violentes controverses
parmi les spécialistes, et les non-spécialistes devront les aborder
avec précautions. C'est sur le sujet qui nous intéresse, la relation entre la
philosophie et la religion, que les opinions divergent le plus à propos de la
position réelle d'Ibn Rushd.
D'après Ernest Renan, Averroès était un strict rationaliste opposé à
toute forme de dogme religieux. Ses écrits théologiques n'étaient que des
écrans de fumée pour masquer ses vues sur l'intolérance des docteurs de la
loi. Nombre de spécialistes au X X e siècle rejettent ses conceptions et pensent
qu'Ibn Rushd était un musulman sincèrement convaincu que la philosophie
et la révélation sont toutes deux vraies. Les spécialistes ne croient
également plus qu'Ibn Rush ait proposé une théorie de double vérité, une
pour les masses incultes et l'autre pour l'élite intellectuelle. Au contraire, il
existe une vérité religieuse qui est une vérité pour tous les hommes, quelle
que soit leur éducation, leur compréhension ou leur statut social. En fait,
l'interprétation littérale du Coran lui semblait plus avisée que toutes les élucubrations
des théologiens. Selon toute vraisemblance, ces derniers ne font
que semer le doute et la confusion dans les esprits.
Pour Ibn Rushd, la charia commande d'étudier la philosophie, mais seulement
à ceux qui sont capables de comprendre et d'utiliser la logique
d'Aristote. Le Coran contient des passages qui nécessitent une interprétation,
mais cela ne devrait être tenté que par ceux qui possèdent de sérieuses
connaissances. D'autres passages du Coran et des textes qui forment une
partie de la charia doivent être pris au pied de la lettre. Tenter de les interpréter
ne peut conduire qu'au doute et à de dangereuses innovations hérétiques.
LES SCIENCES ET LA PHILOSOPHIE GRECQUES 327
Il est difficile de connaître l'opinion d'Ibn Rushd sur la résurrection des
morts. Il semble avoir changé, ou du moins avoir affiné, ses théories et, sur
ce point, les spécialistes sont divisés. Pour De Boer1 6 , Ibn Rushd croyait
« en la nature périssable de tout ce qui est individuel. Par cette théorie,
l'immortalité de l'individu est exclue. » George Hourani1 7 pense au contraire
que, d'après Ibn Rushd, « notre corps physique se dissout après la
mort, mais que l'on pourrait recevoir après la résurrection un nouveau corps
céleste qui accueillerait notre âme ». Murmara1 8 estime que dans ses écrits
techniques (les commentaires sur Aristote), la théorie d'Ibn Rushd ne laisse
aucune place à l'immortalité de l'âme, mais que dans ses autres oeuvres, Ibn
Rushd « affirme une doctrine de l'immortalité de l'individu, qu'elle soit
limitée à l'âme ou qu'elle implique la résurrection des corps ». Pour
Fakhry19, la théorie d'Ibn Rushd implique que « la seule forme possible de
survie est intellectuelle ». Hourani, Murmara et de Boer semblent être
d'accords pour conclure que la théorie d'Ibn Rushd ne pouvait vraisemblablement
pas satisfaire le clergé orthodoxe. Dans une hypothèse à la Renan,
Murmara prétend qu'lbn Rush se protégeait peut-être contre l'accusation
d'incroyance en présentant différentes théories à différents auditoires.
Sur une autre question importante, le statut des femmes dans l'islam, la
position d'Averroès a dû affoler les musulmans. D'après lui, la pauvreté et
la détresse du monde proviennent du fait que les femmes sont maintenues
« comme des animaux domestiques ou des plantes vertes pour le seul plaisir
(des hommes) (...) au lieu d'être autorisées à prendre part à la production
des richesses matérielles et intellectuelles ou à leur préservation » . 2 0
Averroès exerça une influence profonde sur les philosophes latins et sur
les scientifiques du X I I I e siècle. Une école d'averroïstes s'était développée à
l'université de Padoue, où les travaux d'Averroès sur Aristote étaient à l'origine
du développement des sciences empiriques. Malgré cela, Averroès
n'eut aucune influence sur le développement de la philosophie islamique.
Après sa mort, il fut pratiquement oublié dans le monde musulman. La philosophie
elle-même subit une période de déclin dans l'islam. Elle devait
désormais être dominée par l'ash'arism et ses dogmes pétrifiants. Selon
Arberry,
en ce qui concerne l'islam, la voix calme et posée d'Averroès allait être couverte
par le tonnerre des dénonciations intransigeantes d'Ibn Taimiya.
Lorsque l'illustre Ibn Khaldun (mort en 1406) rédigea son catalogue des
sciences profanes et sacrées, la philosophie était à ce point déchue qu'elle
était reléguée à un chapelet de paragraphes méprisants, bien après la magie,
16. De Boer, p. 196.
17. Article Ibn Rushd, in ER.
18. Article Faisafa, in ER.
19. Fakhry.p. 324.
20. De Boer, p. 198.
328 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
les talismans et l'alchimie. Elle partageait avec l'astrologie l'honneur signalé
de ses réfutations sommaires.21
Au début de notre siècle, le Nahda, un mouvement de renaissance islamique,
tenta maladroitement de récupérer Averroès en affirmant qu'il était
un rationaliste convaincu qui avait plaidé pour un Etat séculier. Le mouvement
fut énormément influencé par l'interprétation de Renan qui mettait
l'accent sur le rationalisme d'Averroès et négligeait ses travaux religieux et
juridiques.
LA SCIENCE GRECQUE ET LA CIVILISATION ISLAMIQUE
Ici, dans le domaine des sciences, nous atteignons enfin la véritable
grandeur de la civilisation islamique, sa véritable nature universelle. Un bref
regard aux mots d'origine arabe qui ont pénétré les langues européennes
montrera l'étendue de l'influence de la civilisation islamique : alcali, zircon,
alambic, sorbet, camphre, borax, élixir, talc, Aldébaran, Altair, Bételgeuse,
nadir, zénith, azur, zéro, chiffre, algèbre, algorithme, luth, rebec, artichaut,
café, jasmin, safran, pissenlit. Naturellement, les sciences islamiques étaient
fondées sur les travaux de l'antiquité grecque et les musulmans ont surtout
eu le mérite d'avoir préservé et transmis un savoir (des Grecs et aussi des
Hindous) qui aurait certainement été perdu s'il en avait été autrement. Bien
que les scientifiques musulmans n'aient pas amélioré de façon sensible les
travaux des Grecs, ils contribuèrent de façon originale à la trigonométrie.
Ils sont d'ailleurs considérés comme les inventeurs de la trigonométrie plane
et dans l'espace, qui était inconnue des Grecs. Des découvertes en optique
sont également dues à al-Haitham (Alhazen) (mort en 1039) et al Farisi
(mort en 1320). Les travaux des musulmans dans le domaine de l'alchimie,
de la magie et de l'astrologie jouèrent également un rôle important dans le
développement des connaissances européennes. L'idée de pouvoir sur la
nature stimula la recherche et l'expérimentation. De nombreux travaux ont
également été menés en médecine, en algèbre, en arithmétique, en géométrie,
en mécanique et en astronomie.
Comme le rappelle Ibn Khaldun, les Arabes n'ont pas joué un rôle
important dans le développement des connaissances scientifiques de
l'islam : « Il est étrange que, à de très rares exceptions, les musulmans qui
ont excellé dans les sciences religieuses ou intellectuelles ne sont pas des
Arabes, et que même les savants qui revendiquaient une origine arabe soit
parlaient une langue autre que l'arabe, soit avaient été formés par des maîtres
étrangers. » De son côté, Martin Plessner met l'accent sur le caractère
multinational et pluriconfessionnel des sciences islamiques dont le crédit
revient principalement aux Perses, aux chrétiens et aux juifs :
21. Arberry (1), p. 69.
LES SCIENCES ET LA PHILOSOPHIE GRECQUES 329
La science dans l'Islam n'est pas restée exclusivement aux mains des
musulmans, même après l'arabisation. La contribution des chrétiens et des
juifs était si active que le fins vitae d'Ibn Gabirol (Avicebron) passait pour
le travail d'un musulman, jusqu'au X I X e siècle quand S. Munk découvrit que
son auteur était un juif. Les traités de médecine d'Isaac Israeli et de Maimonides
ne sont en aucune façon différents des oeuvres d'auteurs musulmans.
La même chose est valable pour les écrits scientifiques de l'évêque Barhebraeus.
Le fait même que les livres d'auteurs musulmans puissent être traduits
en hébreu ou en latin sans nécessiter de modifications notables
démontre l'interreligiosité tout autant que l'internationalité des sciences
islamiques.
Plessner poursuit en faisant deux remarques importantes qui sont les
principaux arguments de ma démonstration sur la science islamique :
La science était peut-être le seul domaine qui n'était pas accessible à
l'islamisation. De plus, l'hostilité permanente et soutenue de l'orthodoxie
officielle contre les anciennes sciences restait une caractéristique de l'islam,
comme ce fut le cas du christianisme jusqu'aux dernières années du Moyen
Âge et du judaïsme orthodoxe jusqu'à nos jours. Le savoir qui n'est pas
fondé sur la révélation et les traditions était jugé non seulement sans intérêt,
mais il représentait un premier pas sur la pente de l'hérésie.22
On persiste à croire que l'islam favorise les sciences. Ceux qui adhérent
à ce mythe se réfèrent au Coran et aux traditions pour justifier leurs dires
(Coran X X X I X . 12) : « Cherche la connaissance, en Chine si c'est
nécessaire. » La quête du savoir est obligatoire pour tous les musulmans.
C'est une absurdité, parce que le savoir qui est préconisé dans la précédente
citation est un savoir religieux. Le savoir pour lui-même a toujours été suspect
aux orthodoxes, tandis que la recherche scientifique incontrôlée représentait
un danger pour la foi.
Les musulmans faisaient une distinction entre les sciences indigènes ou
sciences islamiques, et les sciences étrangères. Les premières comprenaient
la religion et la langue (exégèse coranique, la science des hadiths, la jurisprudence,
la théologie scolastique, la grammaire, la lexicographie, la rhétorique
et la littérature). Les sciences étrangères, ou sciences des anciens,
étaient considérées comme celles qui étaient communes à tous les peuples
et à toutes les communautés religieuses, par opposition aux sciences dont le
développement était propre à l'islam. Comme le dit Grunebaum, les sciences
étrangères sont essentiellement la physique, la philosophie, l'histoire
naturelle (zoologie, botanique, etc.), la médecine, l'astronomie, la musique,
la magie et l'alchimie.
Mais, ajoute Grunebaum, l'étude des sciences étrangères était toujours
considérée avec une suspicion et même une animosité qui allèrent en croissant
à la fin du Moyen Âge. Cette hostilité peut être en partie attribuée au
22. Plessner, pp. 427-428.
330 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
La science et la philosophie ont fleuri sur le sol musulman durant la première
moitié du Moyen Âge, mais ce n'était pas en raison de l'islam : c'était
malgré l'islam. Pas un seul philosophe ou un seul érudit musulman qui n'ait
échappé à la persécution. Durant cette période, la persécution est moins
forte que la soif de découvertes et la tradition rationaliste est encore vivante.
Ensuite, l'intolérance et le fanatisme gagnent la bataille. Il est vrai que
l'Eglise catholique a aussi fait d'immenses difficultés à la science au Moyen
Âge, mais elle ne l'a pas complètement étranglée, comme le fit la théologie
musulmane. Donner à l'islam le crédit d'Averroès et de tant d'autres penseurs
illustres, qui passèrent la moitié de leur vie en prison, dans la clandestinité,
en disgrâce, dont les livres furent brûles et dont les écrits furent
impitoyablement censurés par l'autorité religieuse, c'est attribuer à l'inquisition
la gloire des découvertes de Galilée et tous les développements scientifiques
qu'elle n'a pu réprimer.25
L'orthodoxie a non seulement étouffé les recherches des scientifiques,
mais il est aussi évident « que ces recherches n'ont rien apporté à la com-
23. Von Grunebaum (3), p. 15.
24. Von Grunebaum (3), p. 114.
25. Renan (2).
fait que c'étaient des non-musulmans et des étrangers qui faisaient autorité
en la matière. Toutes les sciences étrangères mettaient la foi en péril.23
Les sciences étaient également classées comme dignes d'éloges, blâmables
ou indifférentes. Toutes les sciences qui n'incitaient pas à se comporter
avec droiture envers Dieu étaient blâmables. Il est de notoriété que le
Prophète a prié Dieu de le préserver de tout savoir inutile. Les connaissances
utiles sont celles qui sont nécessaires à la pratique de la religion. Les
sciences anciennes allaient finalement perdre dans cette bataille perpétuelle
entre le théologique et l'approche scientifico-philosophique, puisqu'elles
étaient inutiles pour mener le genre de vie que Dieu avait ordonné. Par conséquent,
malgré les contributions des érudits et des scientifiques musulmans,
ces sciences ne trouvaient aucune justification dans les besoins
fondamentaux et les aspirations de la civilisation islamique. L'islam considérait
que le but et la tâche principale de l'homme étaient de servir Dieu,
finalité à laquelle les sciences indigènes, l'histoire et la géographie étaient
essentielles. Tout effort en dehors de cela, par exemple les sciences naturelles,
devait donc être découragé.
Grunebaum et Renan remarquent que, dans l'Islam, les sciences se sont
développées pendant un certain temps malgré l'islam. Pour citer
Grunebaum : « Les progrès des mathématiques et de la science médicale en
Islam, qui encore aujourd'hui forcent notre admiration, furent découverts
dans des régions et à des périodes où les élites avaient la volonté d'outrepasser
et si possible de s'élever contre la puissance de la pensée et des sentiments
orthodoxes. » 2 4
LES SCIENCES ET LA PHILOSOPHIE GRECQUES 331
munauté que cette communauté pouvait accepter comme un enrichissement
essentiel ». Pour nous qui observons de l'extérieur, l'abandon de
l'effort scientifique est un appauvrissement pour la civilisation islamique,
mais pour les musulmans rien n'était perdu puisque cette science était inutile
à l'objectif final de l'islam qui est de servir Dieu. L'idée que l'on puisse
rechercher la connaissance pour elle-même ne signifiait rien dans le contexte
musulman. Sarton, dans son histoire des sciences, donne l'exemple de
la zoologie musulmane : « On peut trouver dans de nombreux écrits arabes
et perses des spéculations sur l'ordre de la nature aussi loin que la distribution
des trois règnes est concernée. Les musulmans, à très peu d'exceptions,
étaient rarement intéressés par l'aspect scientifique de ces problèmes, mais
plutôt par leurs implications théologiques. Ils ne pensaient pas tant à l'évolution
d'un point de vue humain ou naturaliste qu'à la création d'un point
de vue divin. » 2 6
Comme exemple des persécutions dont les scientifiques furent victimes
et auxquelles Renan fait allusion ci-dessus, nous pourrions citer le cas d'Ibn
al Haitham (Alhazen), dont les travaux furent dénoncés comme hérétiques
puis oubliés par l'Orient musulman.
Un disciple de Maïmonide, le philosophe juif, relate qu'il séjournait à
Bagdad pour affaires, quand la bibliothèque d'un certain philosophe (qui
mourut en 1214) fut brûlée. Le prédicateur, qui appliquait la sentence, jetait
dans les flammes un traité d'astronomie d'Ibn al Haitham, après qu'il eut
montré de son doigt la courbe de la sphère terrestre comme le symbole malheureux
d'un athéisme impie.
26. Cité dans Von Grunebaum (3), p. 123.
27. De Boer, p. 153.
CHAPITRE XII
LE SOUFISME OU LE MYSTICISME
MUSULMAN
L'un des plus grands spécialistes en la matière, R. A. Nicholson, disait
que les premiers soufis étaient plus des ascètes et des quiétistes que de vrais
mystiques. Ils étaient inspirés par les idéaux chrétiens, cherchant le salut en
fuyant les plaisirs factices de ce monde. Par la suite, l'ascèse ne fut plus
considérée que comme la première étape du long chemin qui conduit à
l'intime connaissance de Dieu. La lumière, le savoir et l'amour étaient les
principales idées de ce nouveau soufisme. « Finalement ils adhérèrent au
panthéisme et remplacèrent le Dieu unique transcendant de l'islam par un
Etre réel unique qui demeure et agit partout, et dont le trône est davantage
dans le coeur de l'homme que dans les cieux. »1
Les soufis étaient incontestablement influencés par le Coran mais le
développement historique du soufisme doit autant et même plus aux
influences du christianisme, du néo-platonisme, du gnosticisme et du
bouddhisme (entre autres choses, les moines bouddhistes avaient appris aux
soufis l'usage du rosaire).
Ce qui nous intéresse dans ce chapitre, c'est la façon dont, plus tard, les
soufis « rompirent complètement avec la charia, en affirmant que les contraintes
de la loi ne concernent pas ceux qui ont atteint le savoir ». Ceci était
vrai tout autant pour l'ordre des derviches que pour les individus. Certains
soufis étaient de bons musulmans, mais d'autres ne l'étaient que virtuellement,
cependant qu'un troisième groupe l'était tant bien que mal. Une des
plus grandes figures du soufisme, Abu Said (mort en 1049), n'avait que du
mépris pour l'islam, ou n'importe quelle religion positive, et il interdisait à
ses disciples d'aller en pèlerinage à La Mecque. Bayazid (mort en 1581)
n'accordait que peu de valeur à l'observance de la charia.
La secte des bektashis, qui apparaît au tournant du X V I e siècle, était très
fortement influencée par le gnosticisme et le christianisme. Elle méprisait
les cérémonies, aussi bien celles de l'islam que des autres religions.
1. Nicholson (.1), p. 8.
LE SOUFISME OU LE MYSTICISME MUSULMAN 333
Un groupe de derviches connu sous le nom de malamatiya alla jusqu'à
commettre délibérément les pires outrages pour s'attirer le mépris du peuple,
ce qui leur permettait ensuite de répondre au mépris par le mépris.
Le grand mérite des soufis est d'avoir affirmé que la vraie religion n'a
rien à voir avec la doctrine et les lois de l'orthodoxie, qui ne servent qu'à
restreindre les horizons de l'homme pieux. Pour les mystiques, les
récompenses du paradis et les punitions de l'enfer n'existent pas, les révélations
contenues dans les livres sacrés sont abrogées par une révélation
directe et intime. Au lieu d'être gouverné par la peur, le mystique veut se
détacher de son moi et ne se préoccuper que de l'amour et de la connaissance
de Dieu. Le « service divin est considéré comme un service des coeurs », plutôt
que comme une obéissance aveugle à des règles extérieures.
Plus le soufisme se tournait vers le panthéisme et plus il produisait
des ouvrages qui, sous couvert d'orthodoxie et de dévotion, substituaient aux
notions islamiques de Dieu personnel et de vie future, des thèses qui étaient
irréconciliables avec le dogme et étayées par des interprétations comiques,
irrévérencieuses et farfelues. Les plus fameux sont les poèmes d'ibn al Karid
(1161-1235) et le recueil de maximes d'ibn Arabi (1155-1240). Ces deux
ouvrages mirent ceux qui les possédaient en danger et furent la cause
d'émeutes (voir Ibn Iyas, Histoire de l'Egypte, où le second de ces livres est
décrit comme l'oeuvre d'un incroyant pire que les juifs, les chrétiens et les
idolâtres). Sur les commentaires du Coran, il suffit de citer l'histoire du veau
d'or : selon Ibn Arabi, Moïse reprocha à son frère de ne pas approuver l'adoration
du veau, car Aaron aurait dû savoir que Dieu seul peut être vénéré et
par conséquent que le veau (comme toute chose) était Dieu.2
Le soufisme éliminait les frontières entre les différentes croyances.
L'islam n'était pas meilleur que l'idolâtrie ou, comme le dit un des élèves
d'ibn Arabi, « le Coran, c'est du polythéisme pur et simple ». Ibn Arabi
écrivit lui-même que son coeur était un temple pour les idoles, une Kaaba
pour les pèlerins, les tables de la Torah et le Coran. Seul l'amour était sa
religion.
« Je ne suis ni chrétien, ni juif, ni musulman », chantait un autre mystique.
Les soufis n'attachaient guère d'importance aux différentes croyances
et à leurs spécificités. Pour Abu Said, « tant que les mosquées et les madrasas
n'auront pas disparues, les derviches n'auront pas mené à bien leur mission.
Tant que la foi et l'athéisme ne seront pas identiques, nul homme ne
sera un vrai musulman. » Et, pour citer Nicholson,
Hafiz chante plus dans l'esprit des libres penseurs que dans celui des
mystiques :
« L'amour, c'est quand la gloire couvre ta face — sur les murs des monastères
ou sur le sol des tavernes — de la même inextinguible flamme, quand
2. Margoliouth (6).
334 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
l'anachorète enturbanné chante Allah jour et nuit, quand les cloches des
églises appellent à la prière et que la croix du Christ est là. »3
Plusieurs soufis renommés furent, selon Goldziher, « victimes des
cruautés de l'inquisition ». Les premiers soufis éveillèrent la suspicion des
autorités et des orthodoxes, comme le montre l'histoire de Dhu'l Nun (mort
en 860) qui avait de nombreux disciples et une telle autorité sur le peuple
qu'il fut accusé de zandaqa par les envieux. Le calife Mutawakkil le mit tout
d'abord en prison mais le relâcha, impressionné par ses qualités morales.
Le plus célèbre mystique qui fut exécuté pour ses paroles blasphématoires
fut certainement al-Hallaj (vers 858-922)4 Il passa plusieurs années en
prison avant d'être flagellé, mutilé, exposé sur un gibet et finalement
décapité et brûlé, tout cela pour avoir favorisé la piété personnelle plutôt
qu'un légalisme froid, et parce qu'il avait essayé de mettre « le dogme en
harmonie avec la philosophie grecque sur les bases d'une expérience
mystique ». Douze ans plus tard, al-Shalmaghani fut également mis à mort
pour blasphème.
Al-Suhrawardi fut tout d'abord protégé par le vice-roi d'Alep, mais son
mysticisme engendra tant de suspicion parmi les orthodoxes qu'ils réclamèrent
sa condamnation. Le vice-roi n'osa pas s'opposer aux vrais croyants et
le fit exécuter en 1191.
Badr al-Din, l'éminent juriste, se convertit au soufisme après avoir rencontré
Shaikh Husain Akhtali. Il prit part à un mouvement communiste
clandestin, fut arrêté en 1416, jugé et pendu comme traître. Il avait ouvertement
prêché des idées hérétiques inspirées des conceptions d'ibn al-
Arabi.
L'ISLAM TOLÈRE-T-IL LES HÉRÉSIES?
Dès le début, l'islam a développé le concept de Sida (innovation) et selon
un hadith, chaque innovation est une hérésie, chaque hérésie est une erreur
et toute erreur mène en enfer. L'innovation allait à l'encontre de la sunna et
certains théologiens allèrent jusqu'à demander la peine de mort pour quiconque
introduirait une innovation. Heureusement, cette attitude ne dura
pas et, quand il fut nécessaire d'adopter de nouveaux comportements, on fit
une distinction entre les bonnes et les mauvaises innovations. D'après al
Shafii, « une innovation qui contredit le Coran, la sunnah ou l'ijma est une
hérésie. Toutefois si l'on introduit quelque chose qui n'est pas en soi diabolique
et ne contredit pas l'autorité des sources qui viennent d'être citées,
alors cela est louable et il n'y a rien à redire. » Ce procédé fort commode
3. Nicholson (3), p. 88.
4. Article AI Halladj, in EU.
LE SOUFISME OU LE MYSTICISME MUSULMAN 335
permettait aux musulmans d'accepter comme bonne bida des choses qui en
pratique étaient absolument contraires à l'islam.
Il n'y a pas de parallèle entre les dogmes de l'islam et ceux des religions
chrétiennes. Dans l'islam, il n'existe pas de concile ou de synode qui, après
un débat vigoureux, décrète les articles de la foi qui forment les fondements
de la religion. 11 n'y a pas d'instance ecclésiastique qui proclame les canons
de l'orthodoxie. Il n'y a pas d'exégèse officielle des textes sacrés sur lesquels
les doctrines de l'Eglise et le catéchisme sont basés. Dans l'islam, le consensus
est la plus haute autorité sur toute question de théorie et de pratique religieuse.
Mais son autorité est vague et son jugement est rarement précis. Son
principe même n'est pas clairement défini. Sur les questions de théologie,
l'unanimité se fait rarement sur ce qui doit être accepté sans discussion,
comme verdict du consensus. Là où un parti voit un consensus, l'autre peut
être loin de voir quelque chose de semblable.5
Malgré la justesse de cette analyse, Goldziher donne une image trompeuse
d'un islam qui serait ouvert à toutes les interprétations doctrinales. Si
tel était le cas, comment pourrions nous savoir ce qu'est l'islam? A l'inverse,
Schacht nous présente une loi coranique « de plus en plus rigide et figée
dans son moule ». Comme toujours, il est vrai qu'il existe un décalage
énorme entre la théorie et la pratique, cependant la charia a parfaitement
réussi à s'imposer dans la pratique, en particulier dans la vie privée.
Même si l'islam ne dispose pas d'institution uniquement destinée à fixer
le dogme, certaines doctrines n'en ont pas moins été bel et bien
définitivement adoptées dans certaines régions du monde islamique. Par
exemple, « la victoire des doctrines malikites (au Maghreb en 1048) a provoqué
l'abandon de tout effort pour chercher une interprétation allégorique
aux versets du Coran pour lesquels il n'existe pas d'interprétation littérale
satisfaisante. Malik b. Anas n'a-t-il pas dit "nous savons qu'Allah est assis
sur son trône, mais pas ce que cela veut dire"? Croire à cela est un devoir et
s'interroger sur la signification de cette phrase est une hérésie! » Une doctrine
était donc adoptée, mise en pratique et représentait l'orthodoxie. II
n'était nulle part question de libre interprétation.
Un peu plus tard, en 1130, le royaume des Almohades s'établit en Afrique
du Nord et en Espagne en adoptant les principes dérivés de l'enseignement
d'ibn Tumart. Une autorité ecclésiastique était inutile pour établir le
dogme : le souverain pouvait s'en charger seul.
Les nombreux apologistes qui souhaitent montrer que l'islam était très
tolérant envers la dissidence et l'hérésie, citent les travaux d'ibn Taymiyya
et d'al-Ghazali qui ont, semble-t-il, repoussé « les limites de l'islam à
l'extrême ». Le minimum qui était demandé aux musulmans était de croire
à l'unité de Dieu et au caractère prophétique de Muhammad. Mais ce minimum
n'était pas aussi libéral qu'il semble et permettait d'exclure les dualistes
5. Goldziher (2), pp. 162-163.
336 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
(les vrais zindiqs), les soufis qui avaient peu de considération pour le
Prophète et les libres penseurs (al Razi, Ibn Rawandi) qui estimaient que
tous les prophètes étaient des charlatans. De plus, comme nous l'avons déjà
vu, al Ghazali, loin d'être tolérant, avait banni de l'islam ceux qui croyaient
à l'éternité du monde et reniaient la résurrection des corps. Il les considérait
comme incroyants et réclamait leur exécution. Selon les critères d'al Ghazali,
plusieurs grands philosophes et poètes de l'islam n'étaient que du gibier
de potence. Comme toujours, on oublie de parler du sort des athées quand
on juge la tolérance de l'islam. L'infidélité est le plus grand des péchés,
encore plus ignominieuse que le meurtre, et elle mérite la mort. En fin de
compte, qu'est-ce qui prouve que les travaux d'al Ghazali ou d'ibn Taymiyya
aient eu quelque influence dans la pratique? Ces mêmes apologistes,
avec justesse, notent une différence entre la théorie et la pratique et, cependant,
ils sont presque heureux de citer les vues des deux théologiens sans
s'assurer que leurs théories aient été réellement mises en pratique. En vérité,
nous savons que dans l'Islam occidental, les écrits d'al Ghazali furent brûlés
parce qu'ils étaient considérés comme dangereux et contraires à la vraie foi.
L'islam était-il néanmoins tolérant dans la vie concrète? La réponse est
non. Les propos de Goldziher laissent également penser que l'islam n'a pas
persécuté les hérétiques. J'espère que les précédents chapitres auront convaincu
le lecteur du contraire. Même le grand Goldziher doit admettre que
« l'esprit de tolérance n'existait que dans les premiers temps... L'esprit diabolique
d'intolérance est apparu des deux côtés (...) à force de cultiver une
théologie scolastique et dogmatique. Il fut laissé au soufisme de rejeter toute
distinction confessionnelle et de répandre le baume de la tolérance. »
Comme la distinction entre religion et politique était confuse, en particulier
sous les Abbassides, toute doctrine dangereuse avait des implications
religieuses et politiques, et l'autorité politique persécuta ceux qu'elle considérait
comme appartenant à des sectes subversives, les tenant responsables
de l'instabilité sociale et de l'agitation populaire.
En grand nombre, les chiites furent emprisonnés, pendus ou empoisonnés
par les Abbassides. Les Omeyyades menèrent également leur chasse aux
sorcières, comme en témoignent les supplices de Bayan al Tamimi, d'al
Mughira b. Sad et d'autres chiites qui furent brûlés en 737 parce qu'ils
vouaient un culte à leur maître, Bayan al Tamimi. Nous ne pouvons également
pas oublier l'élimination cruelle des khâridjites en Irak par le gouverneur
al Hajjaj.
L'inquisition abbasside s'acheva avec l'accession au pouvoir du calife
Mutawakkil, qui retourna à la foi traditionnelle et renversa la situation en
déclarant hérétique la doctrine des mutazilites. Des mesures draconiennes
furent prises contre les nouveaux hérétiques. D'après Nicholson,
« désormais, il n'y aurait guère de place dans l'islam pour la pensée indépendante.
Le peuple regardait la philosophie et les sciences naturelles comme
une sorte d'infidélité. Dans ces domaines, tout auteur était sérieusement
LE SOUFISME OU LE MYSTICISME MUSULMAN 337
menacé, à moins qu'il ne déguisât ses véritables opinions et ne mît le résultat
de ses recherches en conformité avec le texte coranique. »6
Sans aucun doute, la situation variait d'un pays à l'autre, d'un dirigeant
à l'autre, d'une période à l'autre. Les Omeyyades étaient généralement
considérés comme plus tolérants que les Abbassides, justement parce qu'ils
ne s'estimaient pas eux-mêmes comme musulmans. Cette tolérance avait
parfois de curieuses conséquences : « N'est-il pas révélateur de l'esprit fortement
anti-islamique des Omeyyades que leurs lauréats et leurs champions
aient été des chrétiens descendant de poètes païens? »7 Al Akhtal, qui est
l'une des figures marquantes de la poésie omeyyade, était un chrétien qui
pouvait se présenter au calife sans avoir été annoncé, en portant une croix
d'or et puant le vin. Pire encore, al Akhtal a composé des vers satiriques
contre l'islam. Pour Henri Lammens, cette tolérance prouve que les
Omeyyades étaient plus arabes que musulmans.8
Cet exemple fait ressortir un point important, à savoir qu'aussi longtemps
que l'on avait du talent et que l'on bénéficiait de la protection du souverain,
on n'était pas concerné par le blasphème, l'hérésie et l'incroyance.
Ainsi, les membres de la famille perse des Barmakid furent les conseillers
de plusieurs califes abbassides, bien qu'on les eût souvent accusés
d'incroyance ou, tout au moins, de nourrir des sentiments anti-islamiques.
La preuve que l'hérésie n'était pas tolérée par l'islam, c'est cjue quiconque
voulait se débarrasser d'un rival choisissait souvent de l'accuser d'hérésie.
C'est l'aventure qui est arrivée à Abu Ubaid. Des courtisans jaloux de son
succès auprès des Abbassides avaient accusé son fils d'hérésie. Le fils fut
convoqué devant le calife et on lui demanda de lire des extraits du Coran.
Etant pratiquement illettré, il trébucha sur quelques mots. On considéra
cela comme une preuve de son hérésie et on l'exécuta. Partout on craignait
d'être qualifié d'hérétique. Une histoire célèbre raconte comment Averroès
fut présenté pour la première fois au calife Abu Yaqub Yusuf. Ce dernier
lui demanda comment les philosophes imaginaient le ciel : était-il éternel
ou avait-il un début? Averroès était si terrifié par cette dangereuse question
qu'il ne pouvait plus parler. Yusuf le mit à l'aise et Averroès put étaler son
savoir. S'il n'y avait pas eu un tel climat de peur, Averroès n'aurait pas agi
de la sorte.
Nous pourrions aussi mentionner la persécution constante des ismaéliens.
Abbas, le seigneur de la cité d'al Rai, aurait exterminé 100 000 des
leurs. Les khubmesihis formaient une autre secte hérétique qui, inspirée par
Kabid, enseignait que Jésus était supérieur à Muhammad. Ils étaient surtout
présents à Istanbul au X V I I e siècle. L'adhésion à cette secte était passible
de mort. Kabid fut d'ailleurs exécuté en 1527.
6. Nicholson (2), p. 284.
7. Nicholson (2), p. 241.
8. Article Al Akhtal, in EU.
338 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
L'islam nous offre donc un spectacle de persécutions répétées visant certains
groupes considérés comme doctrinalement suspects ou politiquement
subversifs. Des poètes, des théologiens, des scientifiques, des rationalistes,
des dualistes, des libres penseurs et des mystiques furent emprisonnés, torturés,
crucifiés, mutilés ou pendus. Les écrits d'Averroès, d'Ibn Hazm, d'al
Ghazali, d'al Haitham, d'al Kindi furent brûlés. Aucun des travaux hérétiques
d'Ibn Rawandi, d'Ibn Warraq, d'Ibn al Muqaffa, d'al Razi n'a été
conservé. D'autres individus ont été forcés de fuir un despote pour trouver
refuge chez un souverain plus tolérant. Certains, comme Averroes, ont été
bannis. La plupart durent déguiser leurs pensées. Ceux que l'accusation de
blasphème n'a pas touchés furent justement ceux qui bénéficiaient de la protection
d'un personnage influent et puissant.
CHAPITRE XIII
AL-MA'ARRI
Abu L-Ala Ahmad b. Abdallah Al-Ma'arri (937-1057)1, que certains
disent être le Lucrèce de l'Orient, est le troisième des grands zindiqs de
l'islam. Nul vrai musulman ne peut lire sereinement sa poésie qui exprime
un profond scepticisme sur toute religion positive et sur l'islam en particulier.
Né non loin d'Alep en Syrie, Al Maarri perdit la vue après une variole
qu'il avait contractée dans sa prime jeunesse. Il étudia à Alep, Antioche et
dans diverses villes de Syrie puis s'en retourna à Maara, sa ville natale. En
1008, alors qu'il commençait à être connu pour sa poésie, il partit pour Bagdad,
mais n'y resta que dix-huit mois. Il revint chez lui et vécu dans une
semi-réclusion jusqu'à sa mort, une cinquantaine d'années plus tard. Sa
renommée était si grande que de nombreux disciples se retrouvaient à
Maara pour bénéficier de son enseignement. Sa poésie reflète un pessimisme
profond. Elle exprime constamment ses désirs morbides. La procréation
est considérée comme un péché et parfois il renie la résurrection :
Nous rions, mais notre rire est inepte
Nous devrions pleurer et pleurer amèrement
Nous qui sommes brisés comme le verre
Pour ne plus jamais être refaçonnés
On prétend qu'il aurait souhaité que ces vers soient gravés sur sa tombe :
Par mon père ce tort me fut fait
Mais jamais à un autre par moi
En d'autres mots, il eût mieux valu qu'il ne nacquît point.
Il eût mieux valu pour Adam et tous ceux qui en descendent
Qu'ils ne fussent jamais créés
Car pendant que son corps était poussière et os pourris en terre
Ah, que n'eût-il éprouve les peines et les chagrins de ses enfants.
1. Ce chapitre est basé sur les travaux de Nicholson, en particulier Nicholson (1). Les
vers d'al Maarri sont adaptes d'après la propre traduction de Nicholson.
340 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
Quant à la religion, tous les hommes adoptent sans s'interroger la foi de
leur père, simplement par habitude, sans discerner le vrai du faux.
Parfois vous pouvez rencontrer un homme avisé, habile en son commerce
et usant d'arguments pertinents; mais quand on en vient à la religion,
il se montre obstiné et suit le chemin de ses ancêtres. La piété est enracinée
dans la nature humaine. On estime que c'est un refuge sûr. Pour l'enfant qui
grandit, ce qui tombe des lèvres des aînés est une leçon qui restera marquée
en lui pour la vie. Les moines autour de leur cloître et les dévots dans leur
mosquée acceptent leur croyance telle qu'elle est transmise par celui qui la
proclame, sans faire de distinction entre un interprète sincère et un charlatan.
Si l'un deux a trouvé son maître parmi les mages, il se déclare mage ou,
parmi les sabéens, il devient pratiquement comme eux.
Pour al Ma'arri, la religion est une fable inventée par les anciens, sans
aucune valeur excepté pour ceux qui exploitent les masses crédules.
Ainsi, également, des croyances humaines : l'une domine jusqu'à ce
qu'une autre l'emporte.
Quand cette autre triomphe, mais oui, ce monde solitaire réclame toujours
le tout dernier conte de fée.
Ailleurs la religion est une mauvaise herbe :
Parmi les ruines croulantes de la religion
L'éclaireur sur son chameau joua de la flûte
Et appela les siens : « Restons ici!
La pâture regorge de mauvaises herbes. »
L'islam est placé au même niveau que toutes les autres croyances et il ne
croit en rien de ce qu'elles professent.
Les musulmans trébuchent, les chrétiens sont égarés
Les juifs sont dévoyés, les mages sont dans l'erreur.
Nous les mortels nous répartissons en deux catégories
Les crapules initiées et les dévots stupides.
Qu'est-ce que la religion? Une vierge que l'on dissimule.
Le prix des présents et le montant de la dot stupéfient le prétendant.
De l'avalanche des doctrines qui se déversent de la chaire
Mon coeur n'a jamais accepté un seul mot.
Les guerres saintes menées par les héros de l'islam
Les pieuses actions des ermites chrétiens,
Celles des juifs et des sabéens...
N'ont aucune valeur comparées à l'Indien
Qui par crainte et zèle religieux
Choisit de se précipiter dans un bûcher funéraire.
Pourtant sa mort n'est qu'un long, très long sommeil de plomb
Et toute sa vie est un réveil. Aux morts
On fait des adieux sans espoir et on chante des prières,
AL-MA'ARRI 341
Et nous voilà gisants, à jamais immobiles.
Craindrais-je de reposer dans la terre notre mère ?
Est-il de plus doux berceau que le sein de ta mère?
Quand mon esprit obtus m'aura quitté
Par les eaux stagnantes laissez pourrir mes os.
Ici, tout en admirant les coutumes funéraires des Indiens, al Maarri
affirme que la mort n'est pas chose si terrible : ce n'est qu'un simple endormissement.
Dans son recueil de poèmes, le Luzumiyyat, il exprime clairement
sa préférence pour la crémation au lieu de l'ensevelissement pratiqué
par les musulmans. Au Jugement Dernier, selon une croyance musulmane,
deux anges, Munker et Nakir, ouvriront les tombes et interrogeront sans
ménagement les morts sur leur foi. Les pécheurs seront repoussés dans leur
tombe en attendant d'aller en enfer. Naturellement, les musulmans trouvent
le principe de la crémation totalement répugnant.
Et comme les morts de l'Inde, je ne crains pas
D'aller à toi dans les flammes. Le feu le plus ardent
A langue et dents plus douces
Que les horribles Munker et Nakir.
Margoliouth a compilé les sentiments d'al Maarri :
Ne crois pas que les affirmations des prophètes soient vraies : elles sont
toutes inventées. Les hommes vivaient agréablement jusqu'à ce qu'ils paraissent
et leur gâchent la vie. Les livres sacrés ne sont que des recueils de fables
stériles que l'on aurait pu fabriquer en d'autres temps et, de fait, que l'on a
fabriquées. Quelle ineptie de dire que Dieu interdit de prendre une vie, alors
qu'il envoie Lui-même deux anges prendre celle des hommes! Quant à la
promesse d'une seconde vie, l'âme aurait tout aussi bien pu être dispensée
de vivre deux existences.2
D'autres réflexions sur les prophètes montrent qu'ai Maarri ne les considérait
pas mieux que le clergé hypocrite.
Les prophètes, aussi, qui parmi nous viennent pour enseigner
Sont des leurs qui de la chaire prêchent.
Ils prient et assassinent et partent pour l'au-delà,
Et néanmoins nos torts sont aussi nombreux que les grains de sable
Sur la plage.
L'islam n'a pas le monopole de la vérité :
Muhammad ou le Messie! Ecoute-moi,
La vérité ne peut pas être ici ou là;
Je ne vois pas comment notre Dieu, qui fit le Soleil et la Lune,
Pourrait donner à un seul toute sa lumière?
2. Margoliouth (6).
342 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
Quant aux ulémas, le clergé musulman, ou divin, al Maarri n'a que du
mépris pour eux
Je prends Dieu à témoin que les âmes des hommes sont démunies
D'intelligence, comme les âmes des moucherons.
Ils disent un théologien! mais le théologien est un être querelleur et de
Mauvaise foi, et les mots blessent.
Pour ses fins sordides
Il monte en chaire
Et bien qu'il ne croie pas en la résurrection
Il fléchit son auditoire
En racontant des fables sur le jugement dernier
Qui dépassent l'entendement.
Ils récitent leur livre sacré, bien que les faits m'informent
Qu'il n'y a là que fictions.
0 raison toi seule exprime la vérité
Que périssent les imbéciles qui ont inventé les traditions religieuses ou
Qui les ont interprétées.
Al Maarri était un rationaliste sans pareil qui partout revendiquait les
droits de la raison contre les prétentions des coutumes, des traditions et de
l'autorité.
Oh, adhère à la raison qui te conduira sur le droit chemin
Ne laisse personne fonder ses espoirs autrement que sur celui qui préserve
Et n'éteins pas la lumière du Tout-Puissant, car voilà, Il a donné à tous
Une lampe d'intelligence pour qu'on s'en serve avec profit
Je vois l'humanité égarée dans l'ignorance, même ceux d'âge mûr comme
Des enfants jouent à mora (un jeu de divination).
Les traditions viennent du passé; de première importance si elles sont
Véridiques.
Oui, mais peu solide est la chaîne de ceux qui garantissent leur vérité.
Consulte ta raison et laisse la perdition s'emparer des autres.
De tous les avis, la raison est la meilleure conseillère.
Un peu de doute vaut mieux que l'incrédulité totale :
En me méfiant de celui en qui j'ai confiance,
Je trace mon chemin vers la vérité.
En me fiant au saint je trahis la foi dans la sagesse.
Le doute est de loin meilleur,
Qui éclaire l'erreur de la lumière du jour.
(Ces vers peuvent être comparés à ceux de Tennyson : « Il y a plus de
vérité dans un doute honnête, croyez moi, que dans toutes les croyances. »)
Al Maarri attaque de nombreux dogmes de l'islam, particulièrement le
pèlerinage qu'il appelle un voyage païen. « Al Maarri considère que l'islam
AL-MA'ARR] 343
et les religions sont des institutions humaines. Comme telles, elles sont
fausses et pourries jusqu'à la moelle. Leurs fondateurs recherchaient avant
tout à acquérir richesses et puissance. Leurs dignitaires poursuivent des buts
matériels; leurs défenseurs s'appuient sur des détails inventés qu'ils attribuent
à des apôtres divinement inspirés et les fidèles acceptent sans discuter
ce qu'on leur ordonne de croire. »
Loue le Seigneur et prie
Tourne soixante-dix fois et non pas sept fois autour du Temple
Et toujours sois impie
N'est dévot que celui qui, quand il peut assouvir ses désirs, avec courage
S'abstient de le faire.
La fortune est (si curieusement) répartie que des pierres visitées par des
Pèlerins sont touchées par des mains et des lèvres
Comme le saint Rocher de Jérusalem ou les deux angles de Quraysh,
Néanmoins, tous les deux sont des cailloux que l'on frappait
Al Maarri se réfère aux deux angles de la Kaaba dans lesquels sont
enchâssés la Pierre Noire et la pierre qui est supposée marquer la sépulture
d'Ismaël.
N'est il pas étrange que Kuraish et son peuple
Lavent leur visage avec l'urine d'une vache
Et que les chrétiens disent, Christ a été torturé, on s'est raillé de lui et
Pour finir on l'a crucifié,
Et que les juifs le dépeignent comme Celui qui aime l'odeur de la chair
Rôtie (les damnés de l'enfer)
Etrange encore que les musulmans fassent d'aussi longs voyages pour
Embrasser une pierre noire réputée divine.
Dieu tout puissant! La race humaine ne verra-t-elle
Donc jamais qu'elle s'écarte de la vérité
Ils n'ont pas fondé leur religion sur la logique, par laquelle ils pourraient
choisir entre les chiites et les sunnites. Certains que je ne citerais pas (avec
louange) pensent que la Pierre Noire est un vestige des idoles et de leurs
autels sacrificiels.
Dans ce passage, al Maarri se protège de l'accusation d'hérésie en attribuant
ses opinions à un tiers. Nous savons toutefois, au regard des extraits
précédents, qu'il estimait que les rites du pèlerinage, y compris le baiser à la
Pierre Noire, étaient des superstitions aberrantes.
Les religions n'ont engendré que de la bigoterie et des bains de sang, des
sectes ont combattu d'autres sectes, et des fanatiques ont imposé leurs
croyances à la pointe de l'épée. Toutes les religions sont contraires à la raison.
3. Nicholson (1), p. 173.
344 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
Si un homme de bon sens fait appel à son intelligence,
Il fera peu cas des diverses croyances et les méprisera.
Utilise pour cela toute ta raison et ne laisse pas l'ignorance te noyer dans
Ses eaux stagnantes.
Eussent-ils été livrés à leur seule raison, ils n'auraient pas accepté ces
Mensonges. Mais on les menaçait du fouet.
On leur apporta des traditions et on leur ordonna de dire
Nous avons reçu la vérité et s'ils refusaient, l'épée était plongée dans leur
Sang.
On les menaçait des pires calamités ou on les soudoyait par des richesses.
Le mensonge a tant corrompu le monde
Que jamais nulle dispute n'aura divisé de vrais amis
Comme les sectes l'ont fait
Mais la haine étant dans la nature humaine
Les églises et les mosquées se sont élevées côte à côte.
L'espace fait défaut pour donner d'autres exemples de ses attaques impitoyables
contre toute forme de superstition — astrologie, divination, présages,
l'habitude de dire « Dieu vous bénisse » lorsqu'une personne éternue,
les mythes qui font croire que les premiers hommes ont vécu des centaines
d'années, que les saints marchent sur l'eau et font des miracles...
Al Maarri heurta la susceptibilité des musulmans en composant une
parodie quelque peu frivole du saint livre (le Coran) et selon, le jugement
de l'auteur, « son infériorité était simplement due au fait qu'il n'avait pas été
poli par quatre siècles de lectures et de corrections ». Comme si cela n'était
pas suffisant, pour les orthodoxes, al Maarri aggrava son cas en rédigeant
une Epitre du Pardon. Nicholson, qui fut le premier à la traduire en anglais
au début du siècle, résume admirablement son contenu :
Ici, le paradis des croyants (les musulmans) devient un salon fréquenté
par divers poètes athées qui ont été pardonnes — d'où son titre — et admis
parmi les Bienheureux. Cette idée est développée avec beaucoup d'ingénuité
et un burlesque audacieux qui n'est pas sans rappeler celui de Lucien. Les
poètes sont présentés dans une série de conversations imaginaires avec un
certain Shaykh Ali b. Mansour, auquel l'oeuvre est adressée, récitant est
commentant leurs vers, se querellant entre eux, et se comportant en général
comme des Bohémiens.4
Un autre trait remarquable d'al Maarri est sa conviction que nul être
vivant ne doit subir un tort quelconque. A trente ans, il adopta le végétarianisme
et s'opposait à ce que l'on tuât un animal, que ce soit pour la
nourriture ou pour le plaisir de la chasse. Von Kremer suggérait qu'ai
Maarri aurait subi l'influence des Jaïns de l'Inde dans sa sacralisation de tout
4. Nicholson (2), pp. 318-319.
AL-MA'ARRI 345
être vivant. Dans sa poésie, al Maarri préconise l'abstinence de toute viande,
poisson, lait, oeufs et miel au motif que l'on porte préjudice aux animaux
concernés. Ces derniers ressentent la douleur et il est immoral de nuire inutilement
aux créatures que nous côtoyons. Encore plus remarquable, al
Maarri proteste contre l'utilisation des peaux pour la confection de vêtements,
suggère que l'on utilise des chaussures en bois et reproche aux femmes
de porter des fourrures. Avec justesse, von Kremer avait noté qu'ai
Maarri était des siècles en avance sur son temps.
Au cours de sa vie, al Maarri fut accusé d'hérésie, mais il ne fut pas persécuté,
ni l'objet d'aucune punition corporelle. Von Kremer et Nicholson
ont parfaitement expliqué pourquoi : al Maarri nous dit lui-même qu'il est
prudent de dissimuler. Et effectivement, sa poésie contient des passages
parfaitement orthodoxes destinés à leurrer les limiers de l'inquisition. Au
fond, c'était un sceptique vigilant qui réussit à ridiculiser pratiquement tous
les dogmes de l'islam. Viva al Maarri!
CHAPITRE XIV
L'ISLAM ET LES FEMMES
Dans son Terminal Essay, Richard Burton1 répond aux critiques des
Occidentaux en prétendant que « le statut des femmes dans l'islam est
exceptionnellement élevé » et que « la femme musulmane est plus favorisée
que sa soeur chrétienne ». Il poursuit en affirmant que l'islam est favorable
à la sexualité : « Les musulmans apprennent l'art et les mystères de la jouissance
féminine. » L'abondante littérature pornographique en serait la
preuve et il cite des titres comme Le Livre de la copulation charnelle ou encore
Initiation aux modes du coït et à son instrumentation. Même si ce fait semble
totalement lui échapper, Burton devrait pourtant bien savoir que ces livres
ont été écrits par des hommes et pour des hommes. Un des ouvrages cités
par Burton (Le Livre de l'exposition de l'art du coït) commence par
« Alhamdolilillah, Loué soit le Seigneur qui a orné la poitrine virginale de
seins et qui fit les cuisses des femmes pour servir d'enclumes aux lances
masculines. » Autrement dit, Dieu créa la femme pour le plaisir de
l'homme, comme objet sexuel, pour parler moderne.
En fait, un livre encore plus renommé, Le Jardin parfumé2 du Shaykh
Nefzawi, un traité du X V I e siècle que Burton lui-même a traduit du français,
est très révélateur de la méfiance de l'islam envers les femmes et leur
sexualité. La sexualité féminine n'est certes pas reniée, elle est considérée
comme une source de danger. « Savez-vous que la religion des femmes c'est
leur vagin ? » demande Shaykh. Leur vulve est insatiable et peu leur importe
qu'il s'agisse d'un bouffon, d'un nègre, d'un valet ou encore d'un homme
que l'on méprise, tant que leur appétit sexuel est satisfait. C'est Satan qui
fait sourdre les sucs de leur vagin. Le Shaykh cite Abu Nuwas avec
approbation :
Les femmes sont des démons, et elles sont nées comme telles.
Nul ne peut avoir confiance en elles, comme chacun le sait.
Si elles aiment un homme, ce n'est que par caprice
Et celui qui est le plus cruel envers elles.
1. Burton, p. 195.
2. Shaykh Nefzawi (1), pp. 203-204.
L'ISLAM ET LES FEMMES 347
C'est celui qu'elles aiment le plus
Ce sont des êtres perfides, je l'assure
L'homme qui vous aime véritablement est un homme perdu.
Que celui que ne me croit pas vérifie mes dires
En laissant l'amour d'une femme s'emparer de lui.
Si année après année dans votre générosité
Vous lui avez fait des cadeaux
Elles diront finalement : Je jure devant Dieu
Que mes yeux n'ont jamais vu quelque chose qu'il m'aurait donnée
Après vous être ruiné pour leur bien,
Jour après jour leur cri sera : donne,
Donne, va, achète, sinon emprunte.
Si elles ne peuvent pas tirer profit de vous,
Elles se tourneront contre vous,
Elles diront des mensonges et vous calomnieront.
Elles n'hésiteront pas à utiliser un esclave
Si le maître est absent.
Elles utiliseront tous les artifices
Une fois que leur désir sera éveillé.
Leur seul souci sera de trouver un membre en érection
Quand leur vulve sera en rut.
Préserve-nous Seigneur de la perfidie des femmes
Et des vieilles mégères en particulier.
Ainsi soit-il.
Nous avons là un inventaire complet des travers féminins vus par un
musulman : tromperie, ruse, ingratitude, avidité, luxure. En résumé, un
billet pour l'enfer. Cependant, l'introduction de Burton dans sa traduction
du Jardin parfumé contredit les propos dithyrambiques qu'il tenait une
année plus tôt dans le Terminal Essay. Burton reconnaît finalement que « les
musulmans éprouvent en réalité du mépris pour les femmes ».
Bullough, Bousquet et Bouhdiba ont pareillement affirmé que l'islam est
une religion favorable à la sexualité, par opposition au christianisme qui
« fait de la sexualité quelque chose de pas propre », pour reprendre la phrase
de Nietzsche. Or, tout comme Burton, Bullough éprouve soudainement le
besoin de modérer ses propos et admet à la dernière page de son étude que
« l'islam relègue les femmes au statut d'êtres inférieurs ». Ce qui ne l'empêche
pas de considérer que le jugement de Lane-Poole est exagéré, quand il
disait que « l'ultime souillure de l'islam c'est la dégradation des femmes ».
De la même façon, Bousquet compare l'islam au christianisme :
« L'islam est nettement et ouvertement favorable aux plaisirs de la chair en
tant que tels et sans aucune considération accessoire. Le christianisme leur
est nettement hostile. » Là encore, Bousquet finit également par reconnaître
« la grande infériorité de condition qui est faite à la femme par la loi
musulmane, en particulier du point de vue sexuel ».3
3. Bousquet (1), p. 49.
348 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
« Seul Rouhdiba est convaincu de la supériorité de l'islam en matière de
sexualité. Il semble tout à fait incapable de trouver la moindre trace de misogynie,
du moins dans le Coran, et il se délecte d'orgasmes infinis, d'érections
perpétuelles et autres fantaisies sexuelles islamiques ».
Prétendre que l'islam est favorable à la sexualité, c'est insulter les femmes
musulmanes, car le sexe n'y est considéré qu'à l'avantage de l'homme.
Comme nous le verrons, la sexualité des femmes est niée ou, comme dans
le Jardin parfumé, considérée comme quelque chose de totalement profane,
quelque chose que l'on doit craindre et qui doit être réprimé, telle une oeuvre
du diable. Néanmoins, Slimane Zeghidour note que la sexualité occupe une
place fondamentale dans la doctrine islamique, tout comme dans la théorie
psychanalytique.
J'espère démontrer que dans son obsession de propreté, l'islam trahit un
dégoût pathologique pour l'acte et les organes sexuels et, comme toujours,
un mépris pour la femme.
Selon le Dictionnaire de l'Islam, « bien que la condition des femmes sous
la loi musulmane ne soit pas satisfaisante, on doit admettre que Muhammad
améliora de façon marquée le sort des femmes en Arabie ». Bousquet
renchérit : « Dans ce contexte historique particulier, les réformes en faveur
des femmes font de Muhammad "un champion du féminisme". »J Ses deux
réformes les plus fréquemment citées sont l'interdiction d'enterrer vivantes
les filles nouveau-nées et les droits à l'héritage des femmes (« alors, ajoute
Burton, qu'en Angleterre, la loi sur les biens des femmes mariées ne fut
votée qu'en 1882 après des siècles de pires abus »).
Pourtant, Ahmed al Ali a montré dans Organisations Sociales chez les
Bédouins que l'ensevelissement des petites filles dont on veut se débarrasser
est une coutume qui a probablement des origines religieuses et qu'elle était
extrêmement rare. Les écrivains musulmans ont simplement exagéré sa fréquence
pour mettre en valeur la supériorité présumée de l'islam. En ce qui
concerne les héritages, une femme n'a seulement droit qu'à la moitié de la
part d'un homme et, comme nous le verrons plus tard, elle ne peut en aucun
cas disposer librement de ses biens. En cela comme dans bien d'autres
domaines, Muhammad n'est pas allé assez loin. L'idée qu'il se faisait des
femmes est identique à celle de ses contemporains : les femmes sont charmantes,
des jouets capricieux capables de détourner l'homme du droit chemin.
Schacht estime que la situation des femmes a empiré avec l'islam : « Le
Coran a encouragé la polygamie. Ce qui n'était à l'origine qu'une situation
particulière (celle du Prophète) est devenu un des traits caractéristiques des
lois qui régissent le mariage dans l'islam. La condition des femmes mariées
s'est détériorée par rapport au statut dont elles jouissaient dans l'Arabie
préislamique, et ceci est démontré par le fait que certaines pratiques sexuel-
4. Article Women, in DOI.
L'ISI.AM ET LES FEMMES 349
les tout à fait respectables qui avaient cours dans l'Arabie préislamique ont
été interdites par l'islam,
L'épouse bédouine travaillait au côté de son mari et jouissait d'une
liberté et d'une indépendance considérable. Menant une vie nomade,
s'occupant du bétail, elle n'était jamais recluse ni voilée, mais au contraire
active. Sa contribution à la vie de la communauté était appréciée et respectée.
La ségrégation était totalement impossible. Si elle s'estimait mal traitée
par son mari, elle pouvait trouver refuge dans une autre tribu. C'est malgré
l'islam, plutôt que grâce à l'islam, que même au X I X e siècle, « l'armée des
Bédouins est conduite par une jeune fille de la noblesse qui, chevauchant
parmi ses soldats, encourage les braves et maudit les peureux par des louanges
ou des imprécations ».6
Au Xe siècle, le portrait que dresse l'historien al Tabari de Hind, la
femme d'Abu Sufyan, le chef d'une famille aristocratique de La Mecque,
nous donne un récit imagé de l'indépendance dont jouissaient les femmes
avant l'avènement de l'islam. Les femmes prêtaient serment d'allégeance
autant que les hommes, participaient aux négociations avec le nouveau chef
militaire de la ville (c'est-à-dire Muhammad) et se montraient franchement
hostiles à la nouvelle religion. Quand Muhammad arrive à La Mecque en
630 à la tête de dix mille hommes, Abu Sufyan envoie timidement une
ambassade pour se soumettre et prêter officiellement allégeance. Les femmes
menées par Hind ne se soumirent qu'avec réticence. Hind reprochait
à Muhammad d'avoir imposé aux femmes des obligations qu'il n'avait pas
imposées aux hommes. Quand le Prophète leur ordonna de ne plus tuer
leurs enfants, Hind répondit que c'était plutôt malvenu de la part d'un chef
militaire qui avait répandu autant de sang à la bataille de Badr, lorsque
soixante-dix hommes avaient été tués et que tant d'autres prisonniers
avaient été exécutés plus tard sur ses ordres.
Lorsque les intellectuels musulmans (autant hommes que femmes) sont
confrontés à la situation apparemment attardée des femmes, une situation
qui stagne depuis des siècles, ils ont tendance à inventer un âge d'or mythique
à l'aube de l'islam, où les femmes, prétendent-ils, jouissaient de droits
égaux. Par exemple, même la féministe égyptienne Nawal el Saadawi7, qui
a plus fait que n'importe qui pour que les femmes aient le droit d'exprimer
leur sexualité, parle de « régression des femmes arabes dans la culture et la
philosophie islamique par rapport à l'époque de Muhammad ou à l'essence
de l'islam ». De façon identique, l'Algérien Rachid Mimouni8 dit qu'« il est
clair que ce n'est pas la religion d'Allah (qui est fautive), mais son interprétation.
(...) L'intégrisme est une imposture. Il discrédite le message de
5. Schacht (4), in CHI, p. 545.
6. Article Women, in DOl.
7. Cité dans Ascha, p. 13.
8. Mimouni, p. 156.
350 POURQUOI JE NE SUIS PAS MUSULMAN
Muhammad. » L'idée sous-jacente, c'est que ce n'est pas l'islam qui doit être
blâmé pour la dégradation du statut de la femme. Bien sûr, parler d'essence
de l'islam revient à conforter l'influence négative de l'autorité religieuse et
à perpétuer un mythe. Ces mêmes penseurs musulmans, quand on les confronte
aux preuves de la misogynie inhérente à l'islam, sont confus et
angoissés. Refusant de regarder la réalité en face, ils se sentent obligés
d'interpréter les textes sacrés, de s'excuser, de minimiser leur hostilité manifeste
envers les femmes, en résumé : d'exonérer l'islam. D'autres tentent
d'expliquer que ces traditions furent perpétuées par des musulmans pas très
catholiques dont les motifs étaient manifestement suspects.
Tenter de se battre contre les orthodoxes, les fanatiques et les mollahs
sur l'interprétation des textes, revient à se battre sur leur propre terrain.
Pour chaque exemple que vous avancerez, ils en produiront une douzaine
qui contrediront le vôtre. Les réformistes ne peuvent pas gagner dans ces
conditions. Malgré tous leurs efforts, les réformistes ne peuvent échapper
au fait que l'islam est profondément antiféministe. L'islam est la cause fondamentale
de la répression des femmes musulmanes et demeure l'obstacle majeur
à l'évolution de leur position. L'islam a toujours considéré que les femmes
sont des créatures inférieures à tous points de vue : physiquement, intellectuellement
et moralement. Cette vision négative est divinement sanctionnée
par le Coran, corroborée par les hadiths et perpétuée par les
commentaires des théologiens, le dogme conservateur et l'ignorance.
Les intellectuels seront donc plus avisés d'abandonner les arguments
théologiques, de rejeter l'autorité des textes sacrés et d'avoir seulement
recours à la raison. Ils se tourneront au contraire vers les Droits de
l'Homme. La Déclaration Universelle des Droits de l'Homme (adoptée le
10 décembre 1948 à Paris et ratifiée par la plupart des pays musulmans) ne
s'appuie sur aucun argument théologique. Ces droits sont des droits naturels,
que tout être humain adulte possède, et les hommes possèdent ces
droits tout simplement parce qu'ils sont des êtres humains. La raison et le
rationalisme sont l'ultime justification de ces droits, des droits de l'homme,
des droits de la femme.
Malheureusement, dans les pays musulmans, il est en pratique impossible
de laisser les théologiens seuls dans leur univers étriqué et bigot. On ne
peut ignorer les ulémas, ces docteurs de la loi qui, par leurs fatwas ou leurs
décisions, règlent la vie de la communauté musulmane. Ils exercent toujours
un pouvoir considérable en approuvant ou interdisant certaines actions.
Pourquoi les mollahs conservent-ils leur influence?
Le Coran est pour tous les musulmans, et non pas uniquement pour les
fondamentalistes, la parole révélée de Dieu. Il est valide de tout temps et

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